Paysans, guerre des Paysans
Sommaire
Contours de l’événement
L’insurrection qui embrase les campagnes allemandes entre l’été 1524 et le printemps 1526 atteint son intensité la plus forte entre le plateau lorrain, les Vosges, la Forêt-Noire et la Souabe en avril-mai 1525, et se prolonge jusqu’au cours de l’automne suivant. Le soulèvement général commence autour de Pâques (16 avril) et prend fin un mois plus tard avec l’intervention de l’armée conduite par Antoine de Lorraine et Claude de Guise. Dans le nord de l’Alsace et le Palatinat, l’ordre est rétabli en juillet ; dans le Sundgau, l’échec d’un règlement négocié donne lieu à une reprise des hostilités et des opérations de guérilla. Sur la rive droite du Rhin et plus à l’est, le mouvement se fractionne entre compromis et pacification violente.
Rapidement connue sous l’étiquette Bauernkrieg, la guerre des Paysans ne saurait être qualifiée de révolte ou de jacquerie. Ses protagonistes ne méritent pas le terme, péjoratif, de « rustauds ». C’est une révolution qui vise l’avènement d’une société nouvelle fondée sur la fraternité chrétienne, en se réclamant des XII Articles adoptés à Memmingen en mars 1525. Ce programme égalitaire est le socle d’une légitimité nouvelle validée par un serment commun.
La filiation des complots millénaristes du Bundschuh (le soulier à lacets, symbole de l’homme du commun – der gemeine Mann – 1493, 1502, 1507, 1511, 1517…) et du soulèvement « évangélique » imputé à Luther est difficile à établir, même si leurs motivations se recoupent.
Une insurrection programmée (mi-avril 1525)
En Alsace et sur le plateau lorrain, les événements se déclenchent « à froid », bien après les premiers foyers insurrectionnels des régions situées plus à l’est (Souabe, Thuringe), sans connexion directe avec la conjoncture économique, et prennent de court les autorités locales, dépourvues de moyens de police. Ils ont été préparés en toute discrétion, suivant un plan précis, en profitant des rassemblements religieux (v. Kirchweihen) de la Semaine sainte. En quelques jours à peine, les paysans s’emparent de la plupart des monastères du plat pays et s’y installent durablement sous la forme de bandes organisées. Leurs camps s’échelonnent du nord au sud, à moins d’un jour de marche les uns des autres, à des carrefours stratégiques : les plus importants se trouvent à Cleebourg/Wissembourg, Neubourg/Haguenau, Stephansfeld/Brumath, Marmoutier/Saverne, Altorf/Molsheim, Ebersmunster/Sélestat et Habsheim-Rixheim/Mulhouse-Ensisheim. Les insurgés possèdent des intelligences dans les cités impériales (Strasbourg, Colmar) et disposent de nombreux relais, notamment dans la vallée de la Sarre, dans l’Ortenau, en Brisgau ou dans les secteurs francophones des Vosges. La coordination de l’ensemble est assurée depuis Altorf/Molsheim, sous la « présidence » d’Erasme Gerber.
Début mai 1525, on peut considérer que les paysans sont les maîtres du pays. Le rapport de force oblige les autorités (Préfecture impériale, Régence d’Ensisheim, Villes impériales) à ouvrir des négociations.
L’intervention militaire d’Antoine de Lorraine (mai 1525)
L’entrée en scène du duc de Lorraine résulte moins des appels à l’aide de ces dernières que des craintes de voir l’insurrection se propager en Lorraine, dans le bailliage d’Allemagne ou à travers les vallées des Vosges, d’autant que les rassemblements armés observés dans le nord de l’Alsace peuvent être interprétés comme l’avant-garde d’une invasion impériale vers l’ouest. Depuis la défaite de Pavie (25 février 1525) et la capture du roi François Ier, l’armée française stationnée en Champagne, sous le commandement du comte de Guise, s’attend à une offensive venue d’Allemagne ou des Pays‑Bas. C’est pour cette raison que ses effectifs, de l’ordre de 10 000 hommes, sont mis à la disposition du duc Antoine et se projettent vers le Col de Saverne, écrasant les renforts insurgés à Lupstein (16 avril), massacrant les paysans désarmés aux portes de la ville épiscopale (17 avril) puis livrant bataille à la bande d’Ebersmunster à Scherwiller-Châtenois (20 mai).
Des prolongations
Ce Blitzkrieg épargne la Haute-Alsace : la médiation des villes suisses est suivie de pourparlers entre la bande du Sundgau et ses filiales et la Régence d’Ensisheim, à Bâle, entre le 4 et le 14 juillet, dans la perspective d’un accord de l’archiduc Ferdinand. Le 23 août, la rupture de la trêve est suivie par une seconde insurrection, rapidement compromise par des dissensions internes. La capitulation de la paysannerie est actée à Offenbourg le 18 septembre ; les dernières poches de résistance disparaissent au cours de l’automne.
II. Des institutions en crise
Les modalités, les causes et l’imaginaire de la guerre des Paysans sont à l’origine d’une historiographie très riche et, souvent, passionnelle.
Le versant religieux de la mobilisation des campagnes joue un rôle essentiel : Francis Rapp en a fourni la clé dans de nombreux travaux sur la piété populaire, le rôle de la prédication et les dysfonctionnements de l’Église. L’irruption de Luther fait office de révélateur et donne un élan libertaire à des attentes toujours plus fortes. Le cadre unitaire proposé par le christianisme est confronté aux réalités du pouvoir profane, fracturé par les disparités juridiques de la seigneurie, des privilèges et de l’avènement de l’État moderne. Encouragée par l’imprimerie et les études universitaires, l’évolution institutionnelle en cours depuis le milieu du XVe siècle oppose la coutume (alter har, alte harkommen) et l’innovation (nuwerung), dans une dialectique de tensions et d’ajustements.
Des tensions toujours plus fortes
La mise par écrit des usages coutumiers (scripturalisation, Schrifftlichkeit) s’accompagne de nombreux conflits arbitrés par des tribunaux lointains, suivant des procédures aussi complexes que coûteuses. Ce phénomène de judiciarisation touche particulièrement les communautés rurales (v. Dorfgemeinde, Dinghof), mais concerne également les individus, pour des causes civiles ou des affaires pénales. L’officialité diocésaine et des juridictions d’appel comme la Régence d’Ensisheim, la cour de Rottweil ou le Reichskammergericht de Worms sont encombrées par d’innombrables procès.
Ceux-ci portent aussi bien sur des contentieux entre voisins que sur les exigences formulées par les rentiers du sol ou par les détenteurs de l’autorité à l’échelle du ban ou dans des territoires aux dimensions bien plus grandes. Une administration plus serrée des biens fonciers et des droits seigneuriaux génère des tensions croissantes et des contraintes nouvelles : cette « réaction » tend à revaloriser les revenus patrimoniaux de seigneurs qui sont aussi des hommes d’affaires, à l’instar des engagistes (v. Pfandherrschaft). Les progrès de la comptabilité (devenue exponentielle à partir de la production régionale du papier vers 1440) et la mise à jour de la documentation domaniale (v. Censiers, terriers, urbare, etc.) contribuent encore davantage à ce phénomène. La condition juridique des serfs (v. Servage, Leibeigene), peu nombreux pourtant, fait l’objet de rappels fréquents ; les corvées s’alourdissent, tandis que sont rognés les droits d’usage (v. Communaux, Pêche, Glandée, etc.).
On constate un aggiornamento similaire aux différents étages de l’Obrigkeit, en invoquant des préoccupations d’ordre social : ainsi, peu avant 1504, les principaux seigneurs du landgraviat de Basse-Alsace, l’évêque, le préfet impérial, les comtes de Hanau-Lichtenberg et de Bitche, les Fleckenstein et les détenteurs de la Marche de Marmoutier s’entendent pour proscrire le braconnage et les armes à feu dans les zones de chasse – en considérant « les entreprises impertinentes commises par le commun peuple qui s’adonne à présent et continuellement, en délaissant son travail, à la chasse et à l’abattage du gibier » (ABR, G 217) ; le gouvernement d’Ensisheim en avait fait de même dans sa juridiction (1C 8554) dès 1472 en visant spécialement la « commune paysannerie » (die gemeine gepursamy).
Ces réglementations se multiplient à l’échelle locale, en recueillant et en extrapolant les usages traditionnels. L’ordonnance de l’évêque Guillaume de Honstein pour le bailliage de Schirmeck (1512) est un catalogue d’obligations morales, tout comme les prescriptions rédigées par Sébastien Brant pour le conseil des XXI de Strasbourg. Jacques de Hattstatt rédige les statuts de ses sujets de Soultzbach en 1505, puis les complète au fur et à mesure, pendant que les Ribeaupierre verrouillent le coutumier du Val d’Orbey, établi en 1513. Ce sont des exemples parmi beaucoup d’autres.
Le poids de l’État moderne
L’État princier et les grandes chancelleries exercent une pression similaire à travers les charges imposées à leurs sujets, sans faire de distinction entre les uns et les autres, astreints à l’impôt et au service militaire : il en résulte de nombreuses frictions, notamment à propos des dépendants des « seigneuries particulières » (ritterlut) ou au sein des grandes seigneuries, selon la situation des communautés concernées, exclues ou non de la décision politique.
En dehors des flambées du Bundschuh, spectaculaires mais rapidement éventées, et, somme toute, déconnectées du cadre institutionnel dans lequel se résolvent les conflits, on assiste quelquefois à de véritables séditions comme les « grèves antiseigneuriales de Ferrette », dirigées contre l’arbitraire de l’engagiste Marx Reich (1511-1514) ou la « guerre du trognon » (Butzenkrieg) du Haut-Mundat, dirigé contre les officiers de l’évêque (1514), et, plus souvent encore, à des manifestations bruyantes contre des abus, des bagarres entre groupes rivaux, etc. Les actes d’indiscipline rendent compte du degré d’exaspération des villageois ou des habitants des petites villes. La solidarité du peuple des campagnes reste à démontrer à l’aune de la sociabilité et de la culture populaire, mais on peut avancer la thèse d’une résistance commune nourrie par la mémoire et l’expérience : les paysans alsaciens de 1525 sont conscients de leurs droits et connaissent l’environnement politique dans lequel ils vivent. Les deux dernières générations ont forgé leur imaginaire, avec des références patriotiques (les Guerres de Bourgogne) et, peut-être, des modèles (les Confédérés suisses, Guillaume Tell).
III. Un projet politique, des pratiques de pouvoir, des initiatives militaires
Une violence ciblée
Dans sa phase initiale, spontanée, l’insurrection proprement dite s’attaque à des cibles symboliques : pillage de monastères – mais non de châteaux –, vandalisme (iconoclasme), agression d’agents de l’autorité. La destruction d’archives est attestée (le terrier du bailliage de Bernstein présente des traces d’incendie, des seelbücher sont livrés aux flammes), mais n’est pas générale, comme en témoigne le fonds de l’abbaye de Honcourt, réputé disparu, mais préservé après les événements. Les mémoires rédigés au moment de la répression mettent l’accent sur la violence des insurgés : la dégradation des lieux sacrés et des objets du culte est corroborée par un certain nombre de témoignages – une bibliothèque de 500 livres au prieuré dominicain de Schwartzenthann, l’autel de l’église abbatiale de Neubourg, un tabernacle à Saint-Léonard de Boersch, le vol de l’orfèvrerie liturgique ou des ornements sacerdotaux… Elle revêt parfois une dimension dionysiaque, avec des scènes de fêtes païennes, d’ivrognerie ou de débauche – bien qu’il soit difficile de les confirmer. Cette ambiance de défoulement associe les hommes et les femmes, mais ces dernières ne figurent pas explicitement parmi les protagonistes de l’insurrection.
Une insurrection structurée
L’organisation des bandes paysannes s’inspire des structures et de la terminologie des pouvoirs en place. Désignées sous le nom de hauffen, versammlung ou moncel (dans les régions romanes), suivi de leur localisation, revendiquant la fraternité de l’Évangile (bruder), elles sont dirigées par des capitaines (houptlüte, oberste), à la tête de conseils (rate) dont les membres peuvent être qualifiés de regenten ou de commissarien, épaulés par des secrétaires (comme le boucher Itteljörg de Rosheim, dont le chroniqueur Daniel Specklin a fait une anticipation d’Euloge Schneider) et des officiers spécialisés (schaffner, proviantmeister, etc.). L’instance dirigeante d’Altorf, présidée par Erasme Gerber, est formée de 42 membres, six sujets de l’évêque de Strasbourg, cinq des bailliages ruraux de cette ville, cinq de la mouvance des Lichtenberg… au prorata de leurs appartenances seigneuriales, suivant un système de matricule déjà en vigueur dans les sphères du pouvoir. Ce fonctionnement s’explique par la présence de nombreux notables – schultheissen, meier, desservants de paroisses – parmi les insurgés, et par l’existence d’anciens réseaux de coopération, doublés par une messagerie efficace.
La coordination des foyers répartis du nord au sud de l’Alsace et dans son voisinage immédiat accrédite la thèse de préparatifs bien mûris. Les XII Articles imprimés circulent partout, y compris dans les régions welsches : ils servent à fédérer le mouvement autour d’un serment commun, obtenu par de véritables « tournées d’adhésion ».
Un programme égalitaire
Ce programme comprend onze points de revendication fondés sur les Écritures et se termine sur une conclusion générale invoquant la parole divine.
L’article premier proclame l’autonomie des paroisses et leur capacité à choisir (et à révoquer) un pasteur apte à prêcher le « pur Évangile », dans l’esprit de la Réforme impulsée par Martin Luther ;
L’art. 2 confirme le paiement de la dîme des céréales, et encadre son utilisation sous le contrôle de la communauté, pour l’entretien du pasteur et les œuvres de charité, en rejetant son accaparement par les laïcs. Il réfute les petites dîmes, tenues pour des « inventions humaines » ;
L’art. 3 abolit le statut de serfs (eygen leut) au nom de la liberté chrétienne (« vu que Christ nous a tous sauvés et rachetés en répandant son précieux sang, le pâtre tout autant que le plus grand, personne excepté ») mais reconnaît l’obéissance aux autorités instaurée par Dieu dans la mesure où elles se conforment aux Écritures (geschryfft) ;
Les art. 4 et 5 établissent la liberté de chasser et de pêcher (le gibier à poils ou à plumes, le poisson des eaux courantes, willpret, gefligel oder fisch jn fliessenden wasser), et de se servir librement de bois de chauffage et de bois d’œuvre dans les forêts qui seront restituées aux communautés par les ecclésiastiques ou les laïcs qui se les sont appropriées indûment ;
Les art. 6, 7 et 8 dénoncent les abus en matière de corvées (dyenst), de charges diverses et de redevances (gült), en exigeant le retour à une situation plus juste ;
L’art. 9 critique les nouveaux règlements (new satzung) émanant des autorités et le caractère mal proportionné des punitions (straff), contraires aux règles écrites ;
L’art. 10 dénonce l’accaparement et la privatisation des communaux ;
L’art. 11 réclame la suppression de la mainmorte (todt fall) et la liberté d’héritage.
Ces points visent principalement la seigneurie sous ses formes les plus proches, seigneurie foncière ou seigneurie banale. Leur portée générale efface les spécificités locales. Ils mobilisent d’autant mieux l’ensemble des campagnes qu’ils n’avancent pas d’exemples précis, mais exposent des principes qu’on retrouve fréquemment dans la prédication, notamment chez les prédicateurs populaires comme le maraîcher strasbourgeois Clemens Ziegler, grand contempteur des dîmes.
L’emblématique des insurgés renvoie à ce programme de réforme, avec des slogans comme « Verbum Domini manet in aeternum », la figure du Christ ou la croix de saint André impériale, pour rendre à César ce qui appartient à César. La bannière Freyheit, par laquelle Thomas Murner accuse Luther d’avoir détourné la liberté chrétienne ne concourt aucunement à la mobilisation des campagnes : c’est un contresens moderne. Il n’est pas sûr que le soulier à lacets, subversif, ait été officiellement revendiqué en 1525.
Une organisation unitaire
Le « congrès de Molsheim », qui réunit les députés des douze bandes principales dans la première décade de mai et proclame l’unité de la « commune paysannerie » (gemeine burschaft) est un événement sans précédent en Alsace. Gerber s’impose comme son chef suprême et l’interlocuteur du préfet impérial de Haguenau.
Le 11 mai, ces « états généraux » établissent une « ordonnance de campagne », feldordnung de onze articles, placée sous l’invocation de l’Évangile (§ 1-3) dans la perspective d’une levée en armes contre des ennemis prévisibles mais encore mal définis à cette date. Le document met en place des règles de discipline (§ 5, 7, 8, 10) en insistant sur la chaine de commandement, (§ 4, 6, 9), la transmission des ordres et l’obéissance aux chefs sous le contrôle des « régents ».
Ces dispositions sont calquées sur les pratiques à l’œuvre depuis un demi-siècle dans le cadre des coalitions pilotées par l’Empire. Elles témoignent de la militarisation du pays, notamment des principautés les plus avancées, qui constituent des compagnies de fantassins (fähnlein) ou engagent des soldats de métier (landsknechte) – comme le font par ailleurs les insurgés, en se servant de leur trésor de guerre. De fait, à l’arrivée de l’armée du duc de Lorraine, ces derniers appliquent à la lettre le plan de défense (landsrettung) adopté en 1517 par les « États » alsaciens pour contrer une invasion venue à travers les Vosges. Tandis que les bandes de Basse-Alsace se concentrent vers le col de Saverne, pour en interdire le passage, celles de Moyenne Alsace, qui tiennent déjà Kaysersberg, se positionnent à l’entrée du Val de Villé, et leurs homologues du Sundgau se projettent vers les vallées du sud du massif.
Une armée paysanne
Les opérations militaires de la deuxième quinzaine de mai, puis celles des bandes de Cleebourg et du Sundgau rendent compte des capacités guerrières de la paysannerie. L’équipement des villageois ou des habitants des bourgs du vignoble comporte une proportion importante d’armes à feu (10-20 %) servies par des hommes bien entraînés. Les milices locales ont l’expérience de la manœuvre, d’autant qu’elles peuvent être encadrées par des vétérans. Fin avril 1525, la bande d’Altorf engage des lansquenets, probablement licenciés après Pavie ; en septembre, des mercenaires suisses rejoignent les insurgés sundgoviens. Lors de la bataille de Scherwiller-Châtenois, les paysans se fortifient derrière une wagenburg, une enceinte formée de chariots, conformément aux prescriptions des landsrettungen.Leur tactique défensive les conduit à rechercher des sites protégés, tel le cimetière de Lupstein ou celui de Rougegoutte, théâtre d’un dernier noyau de résistance.
IV. La répression
Un bilan terrible
Loin d’être une promenade militaire, la manœuvre d’Antoine de Lorraine se solde par un effroyable bain de sang. Le chiffre de 20 à 25 000 tués a été avancé. Des indices convergents pourraient, sinon le confirmer, du moins, le considérer comme une mesure de l’horreur. Les pertes des batailles de Lupstein et de Scherwiller sont bien supérieures à celles qu’on observe dans les armées régulières de l’époque moderne (entre 10 et 20 %) : en deux heures, Ribeauvillé perd plus d’hommes que pendant la Première Guerre mondiale. Les victimes du massacre de Saverne sont des paysans désarmés qui venaient de se rendre par milliers. En l’absence de charniers ou de sépultures susceptibles d’être identifiés, on considère que les crânes présents dans les ossuaires de Lupstein, Dambach-la-Ville et Sainte-Marguerite d’Epfig se rapportent aux deux batailles du 16 et du 20 mai. Une analyse portant sur le dernier confirme qu’il s’agit vraisemblablement de piétons tués par des cavaliers, dans une configuration proche de celle de Scherwiller.
Le retour de l’ordre
Le rétablissement de l’ordre s’est fait graduellement, à partir de la fin du printemps et jusqu’au début de l’année suivante dans les régions méridionales. Il s’est traduit par des mesures générales, une répression judiciaire relativement rapide pour les meneurs et de très longs procès en dommages et intérêts.
Le premier point a été mis en place sans attendre, en imposant un nouveau serment à l’ensemble des communautés concernées et en leur infligeant de lourdes amendes. En Basse-Alsace, son volet administratif a été préparé par la Préfecture impériale de Haguenau, en Haute-Alsace, en combinant des initiatives locales (par exemple, pour Montreux-Grandvillars, fin août) et les principes définis à Offenbourg le 18 septembre.
Pour évaluer les responsabilités, il a fallu procéder à des enquêtes – la plus complète a été faite par les autorités lorraines pour le Westrich et la Marche de Marmoutier et porte sur près de 2 000 personnes –, et recueillir des mémoires justificatifs, particulièrement sur l’attitude des villes (notamment pour les pays antérieurs de l’Autriche).
Le recouvrement des amendes (brandschatzung, strafgeld) a permis de tester l’efficacité de l’administration ad hoc : son receveur, en fonction à Ensisheim jusqu’en 1529, les perçoit dans les 607 localités de sa juridiction, dont 350 sur la rive gauche du Rhin. Partant d’un plancher de 6 florins par feu, sans dérogation possible, leur montant est proportionnel aux délits imputés, en mettant en évidence la disparité des fortunes et, corrélativement, en suscitant d’importants flux financiers.
Des mesures complémentaires, assez promptement rapportées, portent sur la convivialité paysanne (fêtes, réunions, danse, musique…), le port d’arme et la suspension de certains usages.
La répression judiciaire
Précédée par des exécutions sommaires impossible à quantifier – Gerber a été pendu à un saule peu après avoir été capturé, à Saverne –, la répression pénale donne lieu à plusieurs vagues de procès à grand spectacle. Les tribunaux d’exception (malefitzgerichte) se réunissent notamment à Rouffach comme à Molsheim, où siègent les représentants de la Décapole et à Ensisheim, avec des délégués des villes autrichiennes : ces derniers y tiennent treize sessions jusqu’en juin 1528, condamnant à mort une soixantaine d’accusés. Dans d’autres territoires, on signale des cas de bannissements et des serments de non-préjudice (urfehde). À Montreux, on rase la maison d’un des chefs du soulèvement ; les remparts de Grandvillars sont démantelés pour signifier la perte de statut de cette petite ville.
La situation des établissements religieux dévastés au moment du soulèvement est réglée au cas par cas, avec d’interminables arguties qui perdurent, parfois, un quart de siècle : Altorf réclame toujours des dédommagements en 1549.
V. Mémoire et amnésie
La mise au pas des communautés rurales ne s’inscrit pas dans la durée. Une génération après la guerre des Paysans, il ne subsiste pas de traces de la saignée du mois de mai 1525, dans un climat de prospérité ostentatoire.
Coup d’arrêt de la réforme populaire
Le coup d’arrêt est bien plus net dans le domaine religieux. Martin Luther a désavoué les paysans, et la plupart des réformateurs alsaciens ont pris leurs distances avec les insurgés. Les prédicateurs populaires sont désormais invisibles, et la Réforme quitte le terrain des campagnes. Cette éclipse s’observe également dans la sphère du pouvoir : favorable à la Réforme, le comte Philippe de Hanau en suspend l’application dans ses terres ; malgré ses sympathies humanistes, Ulrich IX de Ribeaupierre se désolidarise de ses sujets tandis que sa femme, Anne-Alexandrine de Fürstenberg, intercède pour les plus compromis de ces derniers. La question du refuge de l’intelligentsia rurale dans des villes acquises aux idées nouvelles reste ouverte : elle pourrait être esquissée à travers les exemples de l’abbé de Honcourt Paul Voltz, ou du maître sélestadien Jean Sapidus qui disposaient d’un réseau d’amis dans leur environnement proche. Il en va peut-être de même à Bâle, où s’étaient réfugiés des membres de la bande du Sundgau.
Un statu quo paradoxal
Les séquelles institutionnelles de l’insurrection sont peu visibles : la situation des campagnes se stabilise, dans un rapport de forces réduit au statu quo. La dynamique observée avant 1525 s’est pacifiée sous l’influence des juristes. On peut parler d’une révolution passive, au bénéfice d’un ordre plus solide arbitré par l’État. La mémoire des événements est discrète ou emprunte des voies parallèles, comme le suggère l’exemple du Chant du Rosemont, qui célèbre le soulèvement de cette seigneurie sous une forme cryptée.
Quant aux traces archéologiques, elles sont encore assez mal étudiées, si l’on excepte le cas de l’ossuaire d’Epfig. L’enquête doit être reprise pour d’autres sites (Lupstein), ou avec d’autres moyens et étendue à des localités ayant pu servir de points d’appui, comme Châtenois, dont les fouilles corroborent la destruction, Ribeauvillé, où l’on a réaménagé la tour des bouchers, ou des fortifications villageoises. La modernisation de certains châteaux plus exposés que les autres peut correspondre à la répression ultérieure (par exemple à Saint-Hippolyte, ou à Saint-Jean de Soultz).
Une histoire disputée
Réhabilitée par les historiens du XIXe siècle, pour argumenter une vision progressiste de l’histoire d’Allemagne (par exemple par Wilhelm Zimmermann, en 1841-1843, ou Friedrich Engels, en 1850), ou pour en nourrir le « récit national », la guerre des Paysans a été instrumentalisée par tous les camps, y compris pour en diaboliser les protagonistes. Ces caractères se retrouvent en Alsace, avec la Vaterländische Geschichte d’Adam Walther Strobel (t. IV, 1844), et les livres d’Alexandre Weill (1847), d’esprit libéral, puis de Marie-Théodore Renouard de Bussierre (1852), carrément réactionnaire. Sous sa dimension « grand public », le Bürekriej oscille entre une imagerie factice, souvent très inspirée (Schnug, Sattler…), une veine romanesque souvent très convenue, un imaginaire militant, axé sur l’ennemi héréditaire lorrain et l’exaltation de quelques héros comme le révolutionnaire Itteljörg, en mémoire duquel les Alsaciens sont censés porter un gilet rouge, et la quasi-absence de « monuments » authentiques. La formule « Ist das nicht ein sonder Klag / dreizehn Tausend in einem Grab », présente sur l’oratoire du lieu-dit Kreftzen n’est pas corroborée par une tradition vérifiable ; sur le ban voisin, Châtenois, une croix « Mon Jésus miséricorde » érigée en 1919 associe cette date et celle de 1525. Pour autant qu’on puisse le dire, le traumatisme de la guerre de Trente Ans semble avoir longtemps occulté le souvenir de ce moment unique de l’histoire régionale.
Sources
Lepage (Henri), Documents inédits sur la Guerre des Rustauds, Nancy, 1861.
Schreiber (Heinrich), Urkundenbuch der Stadt Freiburg im Breisgau. Der deutsche Bauernkrieg (= t. III et IV), Fribourg/Br., 1863-1872.
Politische Correspondenz der Stadt Strassburg im Zeitalter der Reformation,éd. par Hans Virck, t. 1, Strasbourg, 1882.
Dürr (Emil), Roth (Paul), Aktensammlung zur Geschichte der Basler Reformation in den Jahren 1519 bis Anfang 1534, t. I, Bâle, 1921, t. II, 1926.
ROSENKRANZ (Albert), Der Bundschuh, Heidelberg, t. 2, 1927.
Franz (Günter), Der deutsche Bauernkrieg. Aktenband, Berlin-Munich, 1935.
Krebs (Manfred), « Die Rechtfertigungsschriften der vorderösterreichischen Städte vom Jahre 1526. Dokumente zur Geschichte des Bauernkriegs am Oberrhein », ZGO, NF 54 (1941) p. 9-77.
ROTT (Jean), « Documents inédits sur le Bundschuh et la Guerre des Paysans en Alsace », RA, 1979, p. 59-65.
Volcyr (Nicolas), La Croisade du duc Antoine de Lorraine contre les paysans révoltés d’Alsace en mai 1525, adapté et commenté par Alain-Julien Surdel, Strasbourg, 2018.
Bibliographie
Rapp (Francis), « Les paysans de la vallée du Rhin et le problème de l’autorité civile (1493-1525) », Recherches germaniques, 4 (1974), p. 161-179.
Wollbrett (Alphonse) (dir), 1525. La Guerre des Paysans, Saverne : SHASE, 1975 (numéro spécial de Pays d’Alsace, plusieurs réimpressions).
BOEHLER (Jean-Michel), LERCH (Dominique), VOGT (Jean) (dir.), Histoire de l’Alsace rurale, Strasbourg, 1983.
BLICKLE (Peter), BUSZELLO (Horst) et ENDRES (Rudolf), dir., Der deutsche Bauernkrieg, Paderborn, 1984.
ROTT (Jean), Investigationes historicae : églises et société au XVIe siècle, Strasbourg, 1986, 2 vol. (plusieurs articles sur le sujet).
ULBRICH (Claudia), « Geistliche im Widerstand? Versuch einer Quantifizierung am Beispiel des Sundgaus », BLICKLE (Peter), dir., Bauer und Reformation, t. I, Lucerne, 1987, p. 237-265.
Rapp (Francis), Les origines de l’Allemagne moderne, Paris, 1989.
Blickle (Peter),Der Bauernkrieg. Die Revolution des Gemeinen Mannex, Munich, 1998.
BLICKLE (Peter), ADAM (Thomas), dir., Bundschuh. Untergrombach 1502, das unruhige Reich und die Revolutionierbarkeit Europas, Stuttgart, 2004.
BISCHOFF (Georges), 1525. La guerre des Paysans. L’Alsace et les révolutions du Bundschuh, Strasbourg, 2010.
BISCHOFF (Georges) « "Dieu d’abord, l’empereur ensuite, et plus jamais d’autres seigneurs !" : les paysans du Bundschuh et de la guerre des Paysans sont-ils des anarchistes ? », MULLER (Claude), dir., Autorité, liberté, contrainte en Alsace : regards sur l’histoire d’Alsace (XIe- XXIe siècle), Nancy, 2010, p. 100-122.
Girardin (Emmanuel), « La rémission des « Rustauds ». Restaurer l’obéissance paysanne par le pardon à l’époque de la guerre des paysans dans le duché de Lorraine et la Basse-Alsace », Histoire et Sociétés Rurales, no 46 (2016), p. 69-96.
MAYENBURG (David von), Gemeiner Mann und Gemeines Recht. Die Zwölf Artikel und das Recht des ländlichen Raum im Zeitalter des Bauernkriegs, Francfort/Main, 2018.
Girardin (Emmanuel), « Refouler et expier la violence révolutionnaire par la grâce. Les lettres de rémission et les Urfehden dans la répression de la guerre des Paysans en Basse Alsace et dans le duché de Lorraine (1525-1528) », BENIGNO (Francesco), BOURQUIN (Laurent) et HUGON (Alain), dir., Violences en révolte. Une histoire culturelle européenne (XIVe-XVIIIe siècle), Rennes, 2019, p. 233-253.
HIRBODIAN (Sigrid), WEGNER (Tjark), dir., Aufstand, Aufruhr, Anarchie!: Formen des Widerstands im deutschen Südwesten, Ostfildern, 2019.
BISCHOFF (Georges), « Nous Erasmus Gerber de Molsen, en tiltre de roy et prince. Molsheim 1525 : Erasme Gerber est‑il le père de l’Alsace moderne ? », Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Molsheim et Environs, 2020, p. 75-90.
BISCHOFF (Georges), « Le chant du Rosemont et l’insurrection paysanne de 1525 dans les Vosges méridionales. De l’amnésie à l’histoire », GUILLOREL (Eva), HOPKINS (David), dir., Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe, Rennes, 2020, p. 73-93.
BISCHOFF (Georges), « Sciences po au village. La culture politique de la paysannerie 1493-1525 », Hommage à Francis Rapp, Strasbourg, 2022.
Notices connexes
Abjuration ; Ackerleute ; Armes ; Aufruhr
Chapitre ; Château_fort ; Communauté rurale ; Cordonniers (Bundschuh) ; Corvée ; Coutume
Danse ; Décapole ; Dîme ; Dinghof- Dorfgericht ; Dorfordnung ; Droit de l’Alsace - Landfriede
École (humaniste) ; École (populaire)
Eigenleute ; Empire (chant révolutionnaire du Rhin) ; Engagement -Pfand- ; Étranger
Fall (droit mortuaire) ; Feldordnung ; Ferrette (seigneurie de) ; Glockenklang
Justice (Institutions judiciaires)
Georges Bischoff