Corvée

De DHIALSACE
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Crouhée, Frondienst, Frönde, Aechtewerk

Moyen Age

Les corvées sont des prestations en nature dues à un seigneur par les personnes qui relèvent de son autorité.

- Dans le cadre de la seigneurie foncière (villa, cour domaniale/Dinghof), elles consistent dans des travaux agricoles effectués par les tenanciers sur les terres de la réserve seigneuriale : il s’agit alors de labours, d’entretien et de récolte ou de charroi. Elles sont attestées depuis le haut Moyen Age. Sur les terres de Marmoutier, peut-être encore au début du XIIe siècle, les serfs, appelés triduani, consacrent la moitié de leur temps à ceux-ci, soit trois jours par semaine.

- Dans le cadre de la seigneurie banale – voire de la communauté de village ou de la ville – ces réquisitions mobilisent l’ensemble des habitants et donnent lieu à des opérations collectives : nettoyage de fossés, aménagements d’infrastructures, transports de matériaux. Elles se traduisent aussi par la participation à des battues ou d’autres services.

Les corvées se font à des moments réguliers définis par la coutume, Weistümer des « colonges », règlements de villages, législation urbaine. Les corvéables (Froner, Aechter) sont convoqués à des journées de travail (Tagewan, Frontag, Achtetag) en distinguant celles qui réclament une main-d’oeuvre (manopera, fronen mit der hand), ou une force de traction, attelage, charroi (caropera,fronen mit der führ, ou mene, du latin menare, conduire, reconnaissable dans le toponyme Menweg, courant en Haute-Alsace).

Au Moyen Age, l’importance et le nombre des jours de corvées varie considérablement selon les cas, mais ne paraît pas excéder une demi-douzaine par an. A Wissembourg au XIIIe siècle, on prévoit trois jours pour les sujets de l’abbaye. A Munster, en 1339, chaque homme peut être requis par l’abbé à raison de « trois jours avec la houe, deux jours avec la hache, un jour avec la charrue, deux avec la faux, un avec un cheval », mais il s’agit vraisemblablement d’un « plafond ». Dans la seigneurie de Ribeaupierre, en 1441, deux corvées par an sont exigées des bourgeois, tandis que chez les Wurtemberg voisins, à Riquewihr, le nombre prescrit est de quatre (dont deux avec voiture). Dans la seigneurie du Rosemont, dès le XVe siècle, la hauteur est fixée à « quatre journées de corvée », sans précisions, « conformément à l’usage de l’Alsace » (Bonvalot). Les variantes tiennent à des spécificités locales, une journée de chasse dans la seigneurie de l’Assise, où on assure qu’il n’en existe pas d’autre, « sinon que le seigneur fit à bâtir aux châteaux de Belfort, lors attenus d’aider à charier le bois selon leur pouvoir », bien qu’on fasse état de huit journées consacrées à faucher le foin et le regain, mais sans le ramasser (sans doute une prestation individuelle, prise en charge par la communauté).

Les modalités pratiques s’avèrent relativement souples : à Cernay, les membres de la cour seigneuriale doivent, au total, 42 journées, pour lesquelles ils peuvent se faire remplacer par un fils ou par un journalier.

Les corvéables ne sont pas rétribués (sauf lorsque leur prestation excède le temps prévu). Les règlements prévoient les rations alimentaires qui leur sont données, selon le nombre de participants ou d’une manière forfaitaire (à Niederhausbergen, une charrue correspond à deux hommes, un garçonnet et un chien ; le maire leur fournit du vin, du pain, deux morceaux de viandes différentes dont on spécifie la taille). Dans certains cas, la réunion des corvéables s’achève sur une sorte de banquet champêtre (Niffer, Oberhergheim, Kunheim). A Seltz, en contrepartie d’une corvée de moisson et de fenaison, les justiciables de l’abbé ont le droit de ramasser du bois mort dans les forêts de l’abbaye, qui leur accorde, ponctuellement, du bois de construction.

L’encadrement réglementaire des corvées s’explique par le souci d’empêcher des abus : les labours et les récoltes réalisés sur la terre du seigneur ont la priorité sur ceux des paysans, contrariés par l’immobilisation de l’outillage et des moyens de transport. Les charrois les éloignent parfois loin de leur domicile ; au début du XVIe siècle, les sujets de l’abbaye de Lure viennent chercher les tonneaux dans les possessions alsaciennes de leur maître, tandis que ceux de la seigneurie de Ferrette livrent du bois de chauffage à Ensisheim. On assiste à des refus – sanctionnés par des amendes -, à des doléances et à des procès qui culminent au moment de la guerre des Paysans (1525). L’expression « taillable et corvéable à merci », souvent utilisée dans la littérature de seconde main, ne correspond pas à une réalité juridique observée en Alsace. Il faut relativiser les excès les plus caricaturaux, tel le droit de « grenouillage », qui consiste à chasser les grenouilles dont les coassements troublent le sommeil du châtelain, dont on a retrouvé une seule mention, allusive, concernant l’Alsace (Steinbourg, XVe siècle).

Pour éviter des conflits ouverts, certains seigneurs modèrent leurs exigences, proposent des abonnements – une contribution en argent (Frongeld) qui se substitue au travail en nature – ou engagent les corvées aux communautés villageoises : en 1515, le baron Jean de Morimont Belfort dispense les habitants de ses terres d’Angeot, de Larivière, de Vauthiermont et de Saint-Côme des « trois crouhées chacun an dont l’une est de la charrue (le labour), la seconde de la falx (la faux : la fenaison) et la troisième de la facille (la faucille : moisson) ainsi comme a esté d’ancienneté faicte par lesdits habitans », moyennant un capital (remboursable) de 100 livres, mais « en laissant ausdits habitans la crouhée de faire comme ilz ont accoustumez pour les prez du prince à scavoir chacun an de vingtz quattre hommes de la falx », cette dernière permettant d’évaluer l’importance des trois autres). Des catégories entières de personnes peuvent être dispensées : ainsi, les serfs de corps de l’abbé de Munster, appelés « des gotzhuses frige lüte », en sont exempts.

Bibliographie

HANAUER (Auguste), Les Paysans de l’Alsace au Moyen Age, Paris-Strasbourg, 1865.

DUBLED (Henri), « Les paysans d’Alsace au Moyen Age (VIIIe-XVe s.). Grands traits de leur Histoire », in Paysans d’Alsace, Strasbourg, 1959, p. 22-54.

RAPP (Francis), « Du domaine à l’Etat : les avatars de la seigneurie rurale », BOEHLER (Jean-Michel), LERCH (Dominique) et VOGT (Jean) (dir.), Histoire de l’Alsace rurale, Strasbourg, 1983, p. 83-99.

Georges Bischoff

Epoque moderne

La corvée seigneuriale

Avec le rattachement à la France, la monarchie française jugeait que la souveraineté des seigneurs et leur droit à la corvée étaient désormais limités : les seigneurs devaient obtenir une lettre patente royale enregistrée par le Conseil souverain pour se voir confirmer leur droit à imposer des corvées aux habitants de leurs seigneuries. C’est ce qui est proclamé dans une lettre patente de 1752 rejetant les prétentions de l’évêque de Spire : « qui ont toujours joui de ce droit [d’imposer des corvées] et qu’ils étaient maîtres de les étendre, autant qu’ils le jugeaient à propos sur leurs terres en Alsace avant qu’elles fussent soumises à notre domination, comme il dépend d’eux de le faire dans les terres dudit évêché situées dans l’Empire, mais que depuis que l’Alsace a passé sous notre souveraineté le nombre et la qualité des corvées ont été fixées et réglées, à mesure que les Seigneurs de ladite province nous ont fait leurs représentations… ». Et de citer les décisions essentielles : celle qui consent à la Noblesse de Basse-Alsace, le 24 décembre 1683, le droit d’imposer 12 jours de corvée par an, et de décider eux-mêmes s’ils autorisent la conversion en monnaie, selon un barème fixé par la lettre, ou encore au Prince de Birkenfels, ou au comte de Hanau, qui avaient excipé eux aussi de la coutume de corvée illimitée dont ils jouissaient sous l’Empire, mais qui n’obtiennent que les droits limités consentis à la noblesse de Basse-Alsace (Ordonnances t. II, p. 190-191 lettre patente d’août 1751), soit douze jours par an, la conversion monétaire étant cependant laissée au choix du seigneur. La doctrine de la souveraineté limitée est conforme à la politique royale en Alsace. On rencontre cependant une tentative audacieuse de l’avocat général Le Laboureur datant de 1760 de rattacher la réglementation de la corvée et sa limitation au droit romain et au travail dû par les affranchis anciennement esclaves à leur patron, et précise « mais comme nous ne reconnaissons plus l’esclavage que l’ambition romaine avait introduite, puisque nous naissons tous libres, il n’est pas juste que ces sortes de corvées soient illimitées, car la cause, c’est à dire la servitude, étant absolument bannie du royaume, il est d’une conséquence naturelle que l’effet en doit être du moins restreint ». Et il appartient au juge de limiter les excès (Arrêt sur la corvée de Riquewihr, de Boug, II, p. 582).

Philippe-Xavier Horrer a dressé un tableau des lettres patentes et arrêts qui régissent les corvées.

Seigneuries Corvées Lettres patentes et arrêts
Evêché de Strasbourg 12 corvées en nature ou en argent, au choix de l'évêque, rachetables par 10 sous, 7 corvées de cheval rachetables par 1 sou chacune, 7 de chariot rachetables par 60 sous par chariot attelé Lettres patentes de 1682 et arrêt du Conseil d'Etta du 4 avril 1683
Grand Chapitre Idem Lettres patentes du 6 mars 1684
Gentilshommes de Basse-Alsace, non immatriculés 10 corvées par an en nature ou en argent, au choix des habitants, au tarif de 30 sous par jour de charrue attelée de boeufs ou de chevaux, de 15 sous par cheval ou de 10 sous par manouvrier Arrêt du conseil d'Etat du 4 avril 1684
Noblesse immédiate de Basse-Alsace 12 corvées rachetables au choix des seigneurs Arrêt du 23 décembre 1683 et Lettres patentes de mai 1779
Comté de Hanau-Lichtenberg 12 corvées rachetables au choix du seigneur (à l'instar de la NI de BA) Lettres patentes d'avril 1701
Bischwiller - Deux-Ponts  Idem  
La Petite-Pierre Comté Idem LP d'octobre 1736
Strasbourg-Ville Idem 1753, arrêt du 21 décembre
Reichshoffen Idem 1760, LP du 24 octobre
Horbourg-Wihr, Riquewihr 12 corvées à l'instar de la NI de BA 1768, LP de juin
Ancienne régence d'Ensisheim (duc de Mazarin), Bailliages d'Altkirch, Belfort, Delle, Ferette, Issenheim, Thann 5 corvées rachetables au choix du seigneur Sentence de la régence d'Ensisheim du 12 décembre 1626 confirmée par arrêt du 29 décembre 1698
Bailliage de Haguenau, relevant du duc de Mazarin Maintien des 5 corvées fixées par les archiducs La Grange à Louvois (in Livet-Wilsdorf p. 474)

 Source : Philippe-X. Horrer, Manuscrit de la Lettre C du Dictionnaire, notice « Corvée » (ABR 34 J 31).

 

Les communautés ne craignent pas de s’adresser au juge pour contester les prétentions du seigneur. Philippe-Xavier Horrer recense 63 communautés qui ont porté leur contestation des excès imputés aux seigneurs ou à leurs fermiers jusqu’au Conseil souverain.

Divers arrêts précisent la nature de la corvée due par les paysans, manouvriers ou laboureurs pourvus de charrues et de charrettes : elle doit se faire entre le lever et le coucher du soleil et comporter deux heures de repos pour hommes et bêtes (Rathsamhausen c/ la communauté de Fegersheim, 1738). Plusieurs arrêts jugent que la corvée peut être imposée pour un travail hors de la seigneurie, mais à condition qu’il ait un rapport avec la seigneurie. Enfin, la corvée peut être affermée.

On a relevé la différence entre Haute-Alsace, aux corvées réduites, et Basse-Alsace où la corvée comporte des durées bien plus importantes. Livet explique cette différence par les concessions faites à la noblesse de Basse-Alsace ralliée, ou encore à l’évêque de Strasbourg, alors qu’en Haute-Alsace, il poursuit le régime de « l’ancienne domination ». Si la « corvée », dans la plupart des cas convertie en argent (Frongeld) n’échappe pas à la réaction seigneuriale du milieu du XVIIIe siècle et s’accroît souvent considérablement, elle n’en reste pas moins lourde que dans le margraviat de Bade, où le manouvrier doit 14 jours par an, et le laboureur seize jours de travail, vers 1765. (J-M. Boehler, p. 1223).

La corvée royale ou corvée des grands chemins

Au Moyen Age, la construction et l’entretien des routes et chemins repose sur la corvée, imposée aux communautés par les seigneurs ou les princes. Le pouvoir souverain se contente de règlements, sur la nécessité de l’entretien et les règles de sauf-conduit (v. Conduite, Geleit) et de paix sur les routes. L’Alsace est donc parcourue d’un réseau de routes et de chemins, entretenus de manière très diverse.

La régence des archiducs à Ensisheim avait déjà confié à des ingénieurs les travaux des chemins et routes, et fait appel à la corvée. Mais ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’on théorise la distinction entre « corvée seigneuriale », limitée, et corvée royale, illimitée par principe. Les intendants constatent qu’en Alsace, l’usage du pays est de réparer les routes par corvées. Peu à peu, la monarchie étend ce système, organisé par les ingénieurs du roi, à d’autres généralités en France, et le contrôleur général Orry le recommande à l’ensemble des généralités en 1737. La règle est de confier la construction, mais surtout l’entretien des chemins aux communautés voisines du chemin, théoriquement au printemps ou en automne et pour un nombre de jours limité – une semaine– (v. Chaussée). Mais la corvée la plus lourde est celle imposée aux paysans en temps de guerre. En 1734, puis à nouveau en 1743, pendant la guerre de Succession d’Autriche, les corvées de guerre avaient surchargé les paysans (et défoncé les routes) et en 1743, on avait même fait appel aux exempts, ecclésiastiques ou nobles, par un édit presqu’aussitôt rapporté. La corvée royale supposait un rôle des corvéables – hommes et bêtes de trait – et l’on en dressa plusieurs au XVIIIe siècle, qui mettaient en relief l’inégalité d’imposition entre communautés voisines des routes à entretenir, le plus complet étant celui de l’Inspecteur général Charpentier de 1775. Mais le poids de la corvée royale des chemins sur la production paysanne et l’inégalité entre corvéables est tel que le contrôleur général Turgot veut le faire remplacer par un impôt représentatif de la corvée, par l’édit de février 1776, imposé par un lit de justice de mars et rapporté dès août. En 1780, une ordonnance de l’intendant d’Alsace Chaumont de la Galaizière autorise les communautés à racheter leurs corvées. Cette possibilité ne fut pas abondamment utilisée. En 1788, le roi ordonne le retour au système de l’édit de Turgot, et remplace la corvée par un impôt.

La corvée et la Révolution

On se plaint des deux types de corvées dans les cahiers de doléances (v. cahiers de doléances). Les Assemblées révolutionnaires abolissent les corvées en trois étapes. La loi du 15 mars 1790 supprime toutes « les corvées féodales », c’est-à-dire dues aux seigneurs, en leur qualité de seigneurs. Sont encore maintenues les « corvées réelles » c’est-à-dire dues pour prix de la concession d’un fonds ou d’une constitution de rente. La loi du 25 août 1792 exige la présentation d’un titre pour fonder ce type de corvée. Enfin, la loi du 17 juillet 1793 supprime tous types de corvée seigneuriale.

A son tour, la corvée des grands chemins tombe en désuétude et est remplacée par une taxe d’entretien ou péage. Nombre de routes et de chemins ne sont plus entretenus. Dès l’an X, les consuls invitent les communes à recourir à la corvée, sous le nom de « prestation en nature ». Dépourvu de sanctions, l’arrêté tombe en désuétude et le réseau vicinal se dégrade profondément. Il faut attendre les lois de 1824 et surtout celle de 1836 pour que l’opinion se persuade que les villages ne peuvent plus « continuer à rester six mois prisonniers des boues » : la corvée ou prestation en nature de trois jours de travail, à laquelle est soumis tout contribuable, sauf rachat, sera l’instrument du désenclavement du monde rural.

Sources - Bibliographie

ABR, Série J, Manuscrit de la Lettre C, de Horrer (P-X), Dictionnaire géographique, historique et politique de l’Alsace.

De BOUG, Ordonnances, I et II.

Philippe-X. HORRER, Manuscrit de la Lettre C du Dictionnaire, Notice « Corvée ».

VIGNON (Eugène-Jean-Marie),Etudes historiques sur l’administration des voies publiques en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862.

DEBAUVE (Alphonse), Les travaux publics et les ingénieurs des ponts et chaussées depuis le XVIIe siècle, Paris, 1893.

REUSS (Rodolphe), L’Alsace au XVIIe siècle, Paris, 1897.

WERNER (Robert), Les ponts et chaussées d’Alsace au XVIIIe siècle, Strasbourg, 1929.

BOEHLER (Jean-Michel), La paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), 3 vol., Strasbourg, 1994.

LIVET (Georges), WILSDORF (Nicole),Le Conseil souverain d’Alsace au XVIIe siècle, Strasbourg, 1997.

Notices connexes

Cahier_de_doléances

Chaussée

Conduit

Dinghof

Prestations en nature

Weistum

François Igersheim