Laboureur

De DHIALSACE
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Bauer, Ackermann,-leute, Ackerer.

Au sens large du terme, ce mot qui, littéralement, désigne celui dont la profession est de cultiver la terre, n’a pas grande signification, puisqu’il englobe 80 à 90% de la société rurale d’Ancien Régime et que même ceux qui s’adonnent prioritairement à l’artisanat et au commerce peuvent accessoirement « labourer ».

En ville et à la campagne

Présent dès le Moyen Âge, le Bauer est celui qui exploite (bauen) un bien-fonds. À la campagne, la banalisation de ce mot conduit même à désigner du nom de Bauer le voisin du même village, à savoir le « paysan » en tant qu’habitant le « pays » ou plat-pays, par opposition au citadin. En milieu urbain, où la spécialisation professionnelle est plus poussée, on préfère à cette appellation celle d’Ackermann, en particulier dans le cadre des corporations dont se dotent les villes, petites et grandes : à Strasbourg, Mulhouse, Colmar, Erstein, etc. À Strasbourg, les Ackerleute, en vertu du principe du regroupement de plusieurs métiers dans la même corporation, sont associés aux maraîchers (Gärtner), à l’exclusion de ceux qui ne cultivent pas le sol : non seulement les deux groupes ont des préoccupations communes, mais la tradition des laboureurs-jardiniers est forte au Moyen Âge, comme le montre l’exemple de Colmar où laZunft der Ackerleute remonte au XIVe siècle, en attendant la rédaction des statuts aux XVe et XVIsiècles et les réglementations du XVIe siècle. Se distinguant des vignerons (Rebleute), comptant environ 150 à 200 chefs de famille à l’époque moderne et regroupant, avec leur famille, environ 10% de la population colmarienne, ils se réunissent, avec les Gärtner, qui jusque dans les années 1520, disposaient de leur propre poêle dans le bâtiment de style Renaissance qui subsiste encore de nos jours. À Erstein, les archives (comptes et statuts), conservées dans le coffret de la Zunft sous le contrôle de l’actuelle corporation qui pérennise le souvenir de l’ancienne, couvre la période 1687-1788.

Quant aux mots de « cultivateur » (dès l’époque révolutionnaire) et d’« agriculteur », dont la racine est pourtant présente dans le mot « agricola » utilisé par les registres paroissiaux catholiques, mais qui finit par désigner l’exploitant d’une certaine envergure (XIXe-XXe siècle), ils relèvent de néologismes que l’historien cherche à bannir ; il en va de même du terme de Landwirt qui, à l’époque contemporaine, désigne le gros exploitant agricole. Il convient donc d’adopter une définition, à la fois plus restrictive et plus complexe, reposant sur des critères de nature technique, socio-économique et psychologique, comme nous y invitent les expressions de laboureurs « à bras », « à bœufs », « à chevaux  » à l’instar de la terminologie, utilisée dans le dialecte de la plaine d’Alsace, de Rossbüre et de Kühbüre (ou -Bierle). En réalité, le mot indique autant un statut social qu’une appartenance professionnelle.

Signification fiscale, appartenance professionnelle et statut social

Le terme de Bauer revêt à l’origine une signification fiscale, comme ceux de Handfröhner (manouvriers, brassiers, journaliers) et de Karcher, correspondant à la manière dont s’effectue la prestation des corvées et renvoie au statut social propre aux classes supérieures de la paysannerie. Ce qui distingue le laboureur, ce n’est pas seulement le mode de traction (Wagen) et la nature de l’attelage (plusieurs chevaux), mais un train de culture indissociable de l’utilisation de la charrue et, par voie de conséquence, de l’importance des surfaces exploitées, soit en propriété, soit à bail (Gültgüter), suffisante pour accéder à une certaine autonomie économique, avantage qu’il peut partager avec d’autres propriétaires fonciers, seigneurs ou bourgeois, nobles ou clercs. L’aisance du laboureur se mesure en effet, autant à la superficie des terres qu’il possède en propre, qu’à celle qu’il cultive à la faveur de baux de type emphytéotique, particulièrement avantageux, et de cens parfois anachroniquement figés qui donnent l’illusion de la propriété. Fort variables, les unités de production, propriété et location confondues, sont sans commune mesure avec celles qui caractérisent les autres catégories du monde rural. Les exploitations importantes sont réservées aux laboureurs possédant un attelage, présentant les garanties de solvabilité nécessaires et ayant les moyens financiers suffisants pour les mettre en valeur. Alors même que les grandes fermes à la française, aux mains de laboureurs-fermiers et receveurs de seigneurie, sont quasiment absentes en Alsace, le faire-valoir direct n’atteint souvent que la moitié, voire le quart de l’ensemble des surfaces cultivées, et les possibilités d’affermage augmentent sensiblement la taille des exploitations et leur rentabilité. C’est ainsi que, dans la campagne strasbourgeoise au XVIIIe siècle, 10 à 20% des chefs de ménage monopolisent plus de la moitié des terres cultivables, quelques grosses exploitations de 30 à 40 hectares contrastant avec une foule de microfundia qui atteignent péniblement un ou deux hectares, ce qui permet de distinguer, encore de nos jours, les Grossbüre des Kleinbüre dans le langage populaire. Or, cette différenciation est très variable d’une contrée à l’autre : dans la Hardt, par exemple, nous explique un mémoire anonyme de la fin du XVIIIe siècle (Verabschrift der Handschrift über den Zustand des Landmannes im Elsass und dessen Besserung), la superficie moyenne s’établit autour de 100 Juchert (arpens du Roi) par Hof, soit plus de 40 hectares, et, ajoute l’auteur, « pourtant ce sont ici les plus pauvres paysans » (und doch sind da die ärmsten bauren). La compétition autour de la terre se trouvera exacerbée par l’adjudication des fermages au plus offrant qui se développe au XVIIIe siècle, en attendant la mise en vente des biens nationaux au moment de la Révolution.

Les corollaires de l’existence des grandes exploitations sont divers : l’importance du cheptel vif, fournisseur de fumure, qui constitue la base même de la productivité du sol ; le volume des excédents négociables, en particulier de grains et des plantes industrielles (tabac, chanvre, garance) qui, les unes et les autres, autorisent, par l’intermédiaire de capitaux disponibles et de possibilités de crédit, de fructueuses opérations de placement, sont autant d’activités para-agricoles particulièrement lucratives ; l’ampleur de l’offre de travail à un ou plusieurs domestiques ou, en vertu d’un échange fondamental attelage-travail, à de nombreux journaliers privés de bêtes de trait et de charrue, ce qui entraîne des liens de dépendance ou de clientèle, les dettes contractées pouvant être honorées en journées de travail.

Puisque le laboureur peut jouer le double rôle d’employeur et de créancier, un équilibre numérique significatif devrait s’établir, au nom d’activités et d’intérêts complémentaires, entre le groupe des laboureurs et celui des journaliers. Or, quelle que soit la diversité des situations rencontrées, le rapport qui, au XVIIe siècle, tourne autour des deux tiers ou des trois quarts au profit des premiers, tend à s’inverser à partir des années 1750 et basculer en faveur des seconds. Le quotient laboureurs/manouvriers est assez proche de 1 ou supérieur à 1 dans l’axe central de la plaine (jusqu’à 1,2 à 2 dans le Kochersberg et la plaine d’Erstein) pour tomber en dessous de 1 (0,7-0,8) dans les régions périphériques (Outre-Forêt, communes forestières des environs de Wasselonne-Saverne, Ried, Hardt, Vignoble, Sundgau, ABR C 392-393 et 4 J 3). Une telle évolution traduit le double effet de la prolétarisation d’une partie de la société rurale, alimentée du reste par la surcharge démographique, et du renforcement des inégalités sociales à la campagne à la veille de la Révolution que dénonce le baron de Flachslanden, député aux Etats généraux (AHR 132 J 31, 49, p. 8). Du reste, les possibilités de mobilité sociale vers le haut comme vers le bas, moyennant des chances de promotion pour les uns ou des risques de déchéance pour les autres, peuvent compromettre à tout moment l’impression de rigidité de la hiérarchie sociale au village. De l’avis des contemporains, le déclassement de certains laboureurs serait lié à leur endettement excessif, consécutif à l’achat inconsidéré de terres. Les inventaires après décès font en effet apparaître une proportionnalité significative entre le montant de l’endettement et la taille de l’exploitation.

Considération sociale et exercice du pouvoir

Il est vrai qu’à l’instar de celui des meuniers, des aubergistes et des maîtres de poste, le groupe social des laboureurs se définit avant tout, du moins dans sa strate supérieure, par des éléments quantitatifs et comptabilisables (superficie de l’exploitation ; volume des réserves disponibles que reflètent le nombre et l’envergure des bâtiments d’exploitation ; importance numérique de la cavalerie – pouvant atteindre plus d’une dizaine de chevaux – qui, pour des raisons d’orgueil, dépasse parfois de loin les besoins de la culture comme le déplore l’agronome Schwerz au début du XIXe siècle et celle de la main d’œuvre mises à contribution). Ce qui contribue à renforcer une telle hiérarchie, ce sont les facteurs relevant de coutumes successorales inégalitaires, de pratiques d’intermariage inspirées par la politique matrimoniale et scellant l’alliance de deux familles autant que de deux individus et, pour les mêmes raisons, les tentations d’endogamie socio-professionnelle autorisant la constitution de réseaux familiaux à forte connotation parentéliste.

Mais le statut social de « dominants » qui confère aux laboureurs considération et pouvoir, repose également sur des notions difficilement quantifiables comme celles d’estime sociale et de niveau culturel : c’est que rang et richesse alimentent le pouvoir et le prestige. En fait, patrimoine, pouvoir et savoir, loin de s’exclure, constituent trois éléments qui génèrent, parfois de façon indissociable et cumulative, la considération sociale. Les garanties matérielles qu’ils offrent aux autorités seigneuriales désignent tout naturellement les laboureurs les plus importants pour remplir les fonctions de receveurs et de fermiers de dîmes qu’il leur arrive de cumuler. La considération dont ils bénéficient les porte souvent à la tête des communautés d’habitants, comme en témoignent, au fil des générations, les dynasties de prévôts (Schultheiss ou Stabhalter), ancêtres des maires ruraux, les destins individuels se confondant avec la continuité de la lignée. Cela leur confère par ailleurs des signes de distinction qui ne trompent pas : place à l’église et titres enviables (Herr, dominus,honestus vir) étalés dans les registres paroissiaux ; inscriptions sur les croix rurales qu’ils ont fait ériger et marques ostentatoires sur le fronton des fermes ; abondance et richesse du mobilier, du linge de maison et de l’habillement : autant d’éléments de style et de niveau de vie, voire de relatif confort dans le cadre d’une Wohnkultur, la nature des biens, révélée par les actes notariés, l’emportant parfois sur le niveau même de la fortune. L’époque est proche où le laboureur qui se respecte, dans un souci évident de paraître, mettra un point d’honneur à se déplacer, avec sa famille, en char-à-bancs attelé, bien entendu, de chevaux…

Bibliographie

AM, registres des corporations, entre autres de Strasbourg et de Colmar ; ABR et AHR, registres fiscaux, comptabilités seigneuriales (série E) et royales (série C, Intendance) ; registres paroissiaux et actes notariés.

DRW.

SITTLER (Lucien), « Landwirtschaft und Gartenbau im alten Colmar », Elsass-Lothringisches Jahrbuch, 20, 1942, p. 71-94.

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CABOURDIN (Guy), VIARD (Georges), Lexique historique de la France d’Ancien Régime, Paris, 1978, p. 186.

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BOEHLER (Jean-Michel), « Quels critères pour l’identification des élites rurales d’Ancien Régime ? L’exemple des campagnes de l’espace rhénan et germanique aux XVIIe et XVIIIe siècles », Les élites régionales (XVIIe-XXe siècle). Construction de soi-même et service de l’autre, Strasbourg, 2002, p. 83-99.

MULLER (Christine), « Agriculteur »,Emblèmes de métiers en Alsace , coll. Alsace-Histoire, Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, Strasbourg, 2016, t. I, p. 20-33.

Notices connexes

Ackerleute, Ackerleutzunft, Asile-Asyle-Freistatt

Bail rural, Brassiers, Burggarbe

Canon, Communaux (partage des), Corporation, Corvée

Ecker, Erblehn

Feldmeister, Feu-Foyer, Fuhrleute

Gärtner, Gült

Hoflehn

Karcher

Industrie

Jean-Michel Boehler