Langues de l'Alsace

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Sommaire

Définitions préalables : qu’entend-on par langues ?

Si pour les linguistes de système, à la suite de Saussure, une langue est constituée d’un système clos de signes arbitraires, son actualisation, c’est-à-dire son utilisation par les humains, relève de la parole. Pour l’essentiel, et dans l’usage ordinaire, c’est cette dernière acceptation qui semble la plus courante, dans la mesure où « la seule façon possible de définir une langue sera l’intercompréhension de ceux qui la parlent » (François 1968 : p. 173).

Définition sociolinguistique : les langues, constitutives des sociétés où elles sont en usage

D’un point de vue sociolinguistique, la langue est nécessairement à la fois une production « sociale : une langue n’existe que parce que les locuteurs intériorisent son existence via des/leurs pratiques linguistiques tant représentées qu’effectives […], diverse et hétérogène : son usage varie localement, socialement, selon les types d’interaction, le sexe des interlocuteurs, les genres de discours, etc., constituée par et pour un système d’interactions entre des locuteurs et sur une aire territorialisée, c’est-à-dire un espace de légitimité sociale que les mêmes locuteurs construisent comme étant celui d’une légitimité d’usage linguistique » (Bulot, 2013, p. 7-8).

Le fait que l’on s’intéresse aux langues dans une perspective socio-historique est donc central dans la mesure où les langues sont constitutives des sociétés où elles sont en usage.

Désignations traditionnelles

Pour l’Alsace, s’agissant des langues en usage, au sens commun, pour la période considérée, on retient généralement le latin (sans autre forme de précision), l’allemand et le français, à chaque fois sans autre forme de précision (le grec et l’hébreu restent essentiellement des langues d’étude).

Mais comme les langues elles-mêmes, les nominations/catégorisations des langues représentent une forme d’abstraction, dans la mesure où, diachroniquement, ces langues se modifient, leur(s) fonction(s) changent, leur valeur peut se transformer et, s’agissant de ce qui est appelé « deutsch » / « allemand », c’est la réalité langagière de ce que le terme générique désigne et qui se modifie, de fait, au fil du temps (voir : Écriture, Scripturalisation).

Pour des raisons de commodité, vont être utilisées ici les désignations traditionnelles mais la variabilité dans le temps et dans l’espace et les fonctions évolutives et différenciées des langues ne devraient pas être occultées par cet emploi. Ainsi, l’allemand écrit est à peu près standardisé autour de 1800, mais l’allemand oral reste fortement dialectalisé. L’écrit oralisé, en quelque sorte, est essentiellement le fait des couches supérieures dans l’espace où est/était utilisé le bas allemand, mais reste à peu près absent dans le reste de l’espace germanophone à cette époque-là (Polenz, 1999, p. 454). La situation alsacienne (parlers dialectaux à l’oral/allemand commun à l’écrit) fait partie de ce dernier espace.

De la même manière, le latin et l’allemand (au sens générique, nommé « theodiscus/ diutisc/tiutsch ») sont les langues les plus utilisées du haut Moyen Âge à 1815, le français du royaume de France n’apparaissant de façon officielle qu’au XVIIe siècle. Cependant, « welsch » est une désignation fréquente pour les parlers romans de proximité, puis pour désigner le français par opposition à l’allemand (dans son sens générique), notamment à partir du XVIe siècle. Tous les parlers romans le long de la frontière germano-romane (voir : Frontière : II. Frontière linguistique germano-romane) se sont maintenus dans leur diversité spatiale, aussi bien dans les vallées vosgiennes (haute vallée de Munster, vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, fond de la vallée de la Bruche, etc.) que dans l’extrême sud de l’Alsace. Globalement, qu’il s’agisse de l’auto- ou de l’hétéro-catégorisation, le welche parlé est nommé « le patois » (« lo patwè ») (cf. aussi Michel 2015, p. 13). D’autres parlers sont présents dans la sphère « allemande » de l’Alsace  : le judéo-alsacien (voir : Jude, juif), le yeniche (langue souvent considérée comme cryptée d’une population au mode de vie nomade se déplaçant notamment dans tout le Rhin supérieur (cf. Welschinger 2013) et le manouche (« mànisch », une des variantes des parlers des Tsiganes qui passaient en Alsace).

Les catégorisations « Elsasserditsch, Elsässisch » / « alsacien » pour désigner globalement les parlers dialectaux en Alsace n’apparaissent qu’à la fin du XIXe siècle. En revanche, la conscience de la différence entre langue orale (dialectale) et langue écrite oralisée, leurs fonctions et d’éventuelles difficultés de compréhension est déjà documentée dans ce qui sera la première œuvre littéraire en dialecte, Der Pfingstmontag (1816), écrite par le juriste strasbourgeois Jean Georges Daniel Arnold (1780-1829), dont l’objectif est précisément de célébrer son parler strasbourgeois (« Straßburger Mundart »).

Les langues de l’Alsace de l’époque romaine à l’annexion par la France (1648/1681)

Legs linguistique romain et nouveaux peuplements

Langue de l’État

Comme bien d’autres espace européens, l’Alsace a été intégrée dans les structures politiques romaines (à la fin du Ier siècle avant J. C. et au Ier siècle de notre ère) avec, comme effet central, une administration et une structuration politique de l’État dans une langue que Rome a apportée, le latin, qui a comme caractéristique d’être une langue normée, écrite, jouant un rôle essentiel dans la vie politique, administrative, culturelle de l’espace politique dominé par Rome, utilisé comme langue véhiculaire pour communiquer, légiférer et administrer le vaste espace politique concerné. Sur le plan du prestige, il n’y a que le grec qui puisse rivaliser avec le latin.

Lorsque Rome légitimera le christianisme comme religion presque officielle avec Constantin, au IVe siècle, le latin devient aussi, de fait, avec le renfort de nouvelles traductions de la Bible en latin (dont la Vulgate), la langue religieuse la mieux diffusée dans le monde antique occidental finissant.

Langue des envahisseurs

Lorsque l’Empire romain n’arrivera plus à contenir la migration vers l’Ouest des « peuples » germaniques, les Alamans (et des Francs) s’établissent en très grand nombre sur la rive gauche du Rhin, en restant en contact avec les Francs au Nord et les Burgondes au Sud. Avec la fin formelle de l’empire romain d’Occident en 476, la présence de la langue (et la culture) de ce(s) peuple(s) en Alsace allait s’imposer rapidement et massivement.

L’Alsace dans l’aire linguistique germanique, franque et alémanique

Avec l’installation des Alamans et de Francs, les toponymes (anciens ou nouveaux) forment autant de signaux de la rapidité et de l’exclusivité de la germanisation linguistique : si une partie d’entre eux (qu’ils soient d’origine celtique ou latine) semble avoir été conservée sous une forme germanisée, un certain nombre de lieux existants vont être renommés et les espaces nouvellement occupés vont tous recevoir un nom germanique.

Parmi les lieux dont les noms ont changé se trouve Strasbourg. Jusqu’au seuil du Ve siècle, la cité n’est évoquée que par son nom celtique latinisé, Argentoratum. Mais dès le début du Ve siècle, la Notitia Dignitatum utilise les formes Strateburgo et Stratisburgo (Livet/Rapp, II, 1981, p. 6). En fondant de nombreux villages, les Alamans (et les Francs) ont nommé ou renommé les lieux où ils habitaient. Un nombre impressionnant de suffixes toponymiques, encore en usage aujourd’hui, en rend compte : -heim, -ingen, -hausen, -hofen, -brunn, -dorf

Langue de l’Église chrétienne

La présence des Alamans (sédentarisés par les Francs de Clovis par leur victoire à Tolbiac/Zülpich en 496) va profondément restructurer l’organisation politique, administrative et sociale de l’espace alsacien. La conséquence immédiate de cette présence et de cette réorganisation sera également linguistique : en deux siècles (IVe-Ve siècles), le latin aura disparu sauf, probablement, en tant que langue ecclésiastique. Il est possible qu’il ait pu être revivifié à partir du VIe siècle. Si c’est vers le milieu du IVe siècle que l’on peut admettre l’existence des premières communautés chrétiennes, elles se situent essentiellement dans des cités fortifiées. C’est là que survivront sans doute de petits noyaux de chrétiens. Or le christianisme est « une religion fondée sur la Révélation qui passe par le truchement d’une tradition écrite » (Banniard, 1989, p. 27), c’est-à-dire par le latin. Avec la conversion de Clovis au christianisme (fin du Ve siècle), la route est à nouveau ouverte à la langue de l’Église, mais la majeure partie des paysans alamans semble vouloir rester fidèle à ses propres traditions religieuses. Aussi le latin reprend-il une forme de vigueur uniquement comme langue d’une caste, les clercs, et d’un service, le service divin. Néanmoins, il redevient la seule langue politico-administrative écrite dès lors que l’écrit est à nouveau plus amplement utilisé.

Les Francs et les Alamans : Mérovingiens et Carolingiens

Une aristocratie latinisée

Durant la période mérovingienne, notamment à l’apogée de sa puissance avec Dagobert (629-639), il semble bien que l’aristocratie franque ait adopté l’instruction latine. Mais avec le déclin du royaume (fin VIIe/début VIIIe siècles), le latin se retire presque exclusivement dans les monastères. La christianisation des paysans alamans se fait lentement à partir de monastères qui ont été fondés tout au long des VIe, VIIe et VIIIsiècles, avec l’aide de la puissance séculière (rois, ducs, grands propriétaires fonciers), mais le latin peut difficilement être suffisant dans cette tâche.

Les Carolingiens et la « renaissance carolingienne »

Avec la montée en puissance politique et militaire de ce qui allait devenir la dynastie des Carolingiens (accession au pouvoir, en Austrasie, du maire du palais Charles Martel en 716, auquel succède son fils Pépin en 753, puis Charlemagne, à la mort de ce dernier en 768), se met en place une réorganisation politique et administrative. Dans le même temps, le souci de « travailler à mettre le monde en ordre conformément au plan céleste, [de] contribuer à l’accomplissement des Écritures, [de] faire connaître plus et mieux le nom de Dieu » (Theis, 1990, p. 82), c’est-à-dire de christianiser, entraîne une réaction en chaîne qui stimule particulièrement le latin. En effet, par la multiplication des églises, par la fondation de nouveaux monastères à côté d’établissements déjà existants, le maillage religieux s’intensifie. La vie intellectuelle, qui est aussi vie religieuse, prend une place centrale dans ce dispositif. Or cette vie-là se déroule en latin. Langue de l’Église, des sciences et des arts au service de Dieu, le latin renforce sa position de monopole dans la mesure même où ce travail redonne à l’écrit une place nouvelle. En Alsace, l’abbaye de Murbach a dû jouer un rôle de tout premier plan dans cette « renaissance carolingienne ». En outre, l’époque carolingienne met en œuvre une politique de « purification » du latin : la « langue de communication avec le divin doit être purgée des scories que les siècles ont accumulées. […] Le latin à retrouver, à prendre pour modèle est celui de la littérature romaine à son apogée » (Theis, 1990, p. 84).

Évangélisation et cultes en langue populaire : « in unsera zungun »

Si l’« exhortation générale » (admonitio generalis) que Charlemagne promulgue en 789 contient le programme de la réorganisation de l’Église carolingienne et la renaissance des études qui ont tant stimulé le latin (Lebecq, 1990, p. 268-272), il reste aussi la pierre angulaire d’une première promotion des autres variétés linguistiques. En effet, la nécessité absolue de christianiser et d’instruire les masses induira une révision déchirante dans le choix de la langue à utiliser avec l’immense peuple de ceux qui ignorent tout du latin (Banniard, 1989, p. 207 sqq.) : les langues du peuple vont être mises à contribution pour les sermons, les confessions et, petit à petit, même pour les prières que tout « bon » chrétien doit connaître par cœur. Différents conciles et synodes sur lesquels Charlemagne, de son vivant, pèse de tout son poids (Lebecq, 1990, p. 264-268), vont édicter des consignes prescrivant aux évêques d’utiliser la langue du peuple. Ainsi, l’article 17 du concile de Tours (813) ordonne à tout évêque de « transposer » ses sermons dans la langue vulgaire locale, romane ou germanique. Si le changement ne pouvait pas être opéré du jour au lendemain, il est cependant possible que « dans beaucoup de lieux, l’usage [ait] précédé l’injonction, justifié qu’il l’était par la nécessité » (Chaurand, 1999, p. 28).

Le rayonnement des monastères : Murbach, Wissembourg

Dans ces conditions, il eût été étonnant qu’une production religieuse en langue populaire ne se manifestât pas assez rapidement. En Alsace, des moines de l’abbaye de Wissembourg ont traduit, sans doute encore à la fin du VIIIe siècle, le Pater noster, le Credo, le Gloria, une liste des péchés, etc., un ensemble appelé traditionnellement le « Catéchisme de Wissembourg ». Les historiens de la langue nommeront la variété dialectale utilisée le francique rhénan méridional. À une centaine de kilomètres plus au sud, les moines de l’abbaye bénédictine de Murbach confectionnent une traduction interlinéaire de vingt-sept hymnes du bréviaire (Hymnes de Murbach). La langue dont ils se servent fait partie de l’alémanique. Ce type de traduction semble aussi témoigner d’une forme de besoin pédagogique, même si, dans le cas de cet hymnaire, la distance formelle du modèle latin dont font preuve les traducteurs souligne un savoir-faire certain pour adapter la langue non latine aux exigences linguistiques propres à l’alémanique.

Enfin, le Livre des Évangiles (Evangelienbuch) d’Otfried, moine et prêtre au monastère de Wissembourg, représente une création originale, une vaste œuvre religieuse et poétique, probablement composée entre 850 et 870 en francique rhénan méridional. Il ne s’agit pas d’une traduction, mais d’une adaptation du Nouveau Testament. L’ouvrage semble être destiné à un large public, du moins dans son intention première. En effet, Otfried fait véritablement œuvre de pédagogue pour transmettre sa science, toujours préoccupé non de donner un accès primaire aux textes fondateurs, mais bien de permettre à ses lecteurs d’approfondir leur foi. La lecture des Évangiles qu’il propose relève sans doute aussi d’un christianisme plus psychologique, intériorisé, plus « humain » que doctrinaire. Qu’il ait réellement atteint un large public ou uniquement les classes élevées ou encore des frères (c’est-à-dire des moines moins cultivés) reste une question ouverte d’autant qu’il s’agit aussi (ou uniquement?) d’un acte littéraire et politique fondateur contribuant à permettre à Louis le Germanique d’asseoir un début d’identité franque. La portée politique et identitaire de l’entreprise d’Otfried apparaît dans le premier chapitre où il explique pourquoi il a écrit ce livre en allemand (theodisce). La volonté de rivaliser avec les cultures ayant une longue tradition de l’écrit (grecque et latine), de montrer qu’il est tout à fait possible de louer Dieu dans sa langue (in unsera zungun ; in frénkisgon), forme la thèse principale de son long plaidoyer.

Partages territoriaux : l’importance symbolique des Serments de Strasbourg

Les partages territoriaux carolingiens tout au long du IXe siècle (Verdun, 843 ; traité de Meersen, 870) n’affectent guère la situation linguistique de l’Alsace. Et toutes les restructurations spatiales ultérieures maintiendront l’Alsace dans le cadre politique, culturel et linguistique germanique et allemand. En effet, la forme de bipartition du royaume des Francs issu du traité de Meersen se trouve entérinée par la fondation, en 962, par le roi saxon Othon Ier de l’empire franc oriental que l’on appellera plus tard le « Saint-Empire romain germanique » et par le choix d’un non carolingien ne s’exprimant qu’en roman (Chaurand, 1999, p. 33), Hugues Capet (987), comme roi de ce qui reste de la Francie occidentale. Ces partages ne tiennent pratiquement aucun compte des situations linguistiques, mais essentiellement du rapport de forces politique et militaire ainsi que des intérêts économiques et des richesses en jeu. L’ensemble est couronné par la stricte égalité emblématique de la puissance des rois l’un par rapport à l’autre, qui devait résulter de ces opérations (Theis, 1990, p. 32-34).

Par le hasard des faits de guerre cependant, l’Alsace a été le théâtre d’un échange de serments entre Charles et Louis, scellant une alliance de fait contre Lothaire. À très court terme, la portée des « Serments de Strasbourg » (842) (Balibar, 1985, p. 68-69) devait sans doute rester tactique et conjoncturelle. En débouchant toutefois sur le partage de Verdun, le sens diplomatique et historique que véhiculent les « Serments » va radicalement changer. En effet, l’originalité de ces échanges est portée par les langues dans lesquelles Charles (le Chauve) et Louis (le Germanique) prononcent leurs engagements (et aussi par le fait que l’historien ait consigné cette innovation). Leurs compétences linguistiques ne sont pas en cause, ils ont sans doute grandi dans un parler francique et doivent manier le roman sans grande difficulté (Theis 1990, p. 80, mais avis contraire de Balibar, 1991, p. 7). Charles, pour se faire comprendre des barons de Louis, prononce son serment en francique (teudisca lingua) tandis que Louis utilise le roman (romana lingua) de manière à ce que son propos soit intelligible par ceux de Charles. Au-delà de la péripétie historique, les deux futurs souverains se légitiment, non seulement mutuellement, mais encore, posent un premier acte de légitimation des langues qu’ils utilisent, anticipant en quelque sorte le partage politique final de 870 et légitimant, par avance, les deux grands ensembles politico-linguistiques qui en naîtront (Balibar, 1991, p. 6-7 ; Balibar, 1985, p. 17-91). Le texte prononcé par Louis représente le premier document écrit dans une langue qui deviendra bien plus tard le français, la formule utilisée par Charles fait partie des premiers monuments de la langue allemande.

Il n’en reste pas moins que, finalement, le latin reste l’unique langue écrite, quel que soit le domaine d’usage, jusqu’à l’apparition de la littérature courtoise. La langue du peuple (les dialectes alémaniques et franciques) reste cantonnée dans le champ de l’oralité.

Le Saint-Empire romain germanique

L’Alsace, un des centres du Saint-Empire

L’avènement des Hohenstaufen (1138-1254) impulse de nouvelles formes d’écrits ou, du moins, coïncide avec elles. Lorsque Frédéric Ier Barberousse (1152-1190) accède à la dignité impériale, il trouvera en Alsace de très solides points d’appui. Résidant souvent à Haguenau, il développe la cité, la dote d’un château impérial richement décoré. Son fils Henri VI qui lui succède (1190-1197) résidera lui aussi souvent à Haguenau, entouré des grands de l’Empire, de poètes et de musiciens. Il en sera de même pour Frédéric II, empereur de 1220 à 1250. Durant toute cette période, la construction de châteaux se poursuit, des bourgs sont élevés au rang de villes et entourés de murs et de remparts. Au-delà du développement économique et politique qu’a entraîné cette forte présence de l’empereur, de sa cour, de son administration et de l’ensemble de l’appareil qui l’accompagne, c’est sans doute le développement des lettres qui marquera l’Alsace durant un siècle.

En latin, le Hortus, encyclopédie des femmes de la haute aristocratie

Encore rédigé en latin, avec des gloses en langue populaire allemande, le Hortus deliciarum (Jardin des délices), ouvrage dû à Herrade, abbesse du Hohenbourg (Mont-Sainte-Odile) constitue à la fois une œuvre destinée à l’instruction et à la formation religieuse des moniales et, de fait, aussi une forme d’encyclopédie rassemblant des connaissances dans les domaines les plus divers (philosophie, géographie, astronomie, sciences naturelles, poésie, musique).

Essor de la littérature courtoise

Mais c’est avant tout l’émergence d’une littérature courtoise qui marque l’époque des Hohenstaufen. La « courtoisie » a développé un cadre moral et comportemental théorique que caractérisent aussi bien le raffinement des mœurs, l’élégance, le mépris aristocratique de la vilénie et de la grossièreté du rustre que les qualités morales de décence, de modestie, de justice, de générosité, la domination de soi-même par la victoire de la volonté sur les passions. Et l’amour (nécessairement) supérieur (fine amor, hohe minne) ainsi que le service de la Dame sont autant de motifs essentiels de la « courtoisie ».

En allemand, les Minnesänger

Une société d’aristocrates, de nobles et de chevaliers, imitant le modèle impérial, économiquement suffisamment aisée pour pouvoir s’entourer d’une cour (plus ou moins importante), la distraire et l’entretenir, en engageant notamment des « chanteurs » (Minnesänger, « troubadours ») se développe, encourageant, par son attente, les formes littéraires qui prennent leur essor. Elle est suffisamment puissante pour rompre le monopole intellectuel des clercs et pour avoir le désir de s’autoreprésenter et se mettre en scène, affirmant ainsi sa propre existence.

Cependant, une partie des auteurs de cette littérature garde souvent un statut social inférieur dans la société courtoise pour laquelle ils écrivent ; ils sont ainsi soumis aux aléas des grâces, des disgrâces et des goûts des princes qui les emploient. Aussi, selon les circonstances, vont-ils être amenés à se déplacer dans l’espace politique allemand en essayant de se faire embaucher par les seigneurs les plus puissants. Pour être compris dans cet espace dialectal assez vaste, ils mettent petit à petit en place une langue littéraire suffisamment neutre pour transcender les trop grandes différences dialectales, sans pourtant les effacer complètement. La « création » de cette langue (le moyen-haut-allemand « classique ») s’opère en osmose avec la société à laquelle cette littérature est destinée, d’autant qu’un certain nombre de ses poètes semble être issu de ses rangs mêmes ou avoir accédé à cette classe.

Reimar de Haguenau et Gottfried de Strasbourg

Dans la mesure où l’Alsace reste un lieu de séjour de prédilection des empereurs, il n’est pas étonnant qu’un nombre non négligeable de poètes ait œuvré sur son sol. Les plus connus d’entre eux sont Reinmar de Haguenau (né vers 1160/1170, mort vers 1210) pour le lyrisme (Minnesang) et Gottfried de Strasbourg (mort vers 1210) pour le genre épique (Tristan und Isolde).

L’inspiration de la littérature courtoise et satirique du domaine français

Il est remarquable que la littérature courtoise, globalement, s’appuie sur les œuvres produites par les troubadours (domaine roman d’oc), qui sont reprises par des trouvères (domaine d’oïl). Par ailleurs, Gottfried s’inspire directement de Thomas de Bretagne. Le domaine français a encore inspiré d’autres écrivains. Une œuvre, d’une toute autre facture, satirique et parodique, a vu le jour avec Heinrich (dit der Glîchœzaere, « l’hypocrite », Spiewok, 1992, p. 161-163), « Reinhart Fuchs » (après 1192), sans doute à partir d’éléments du Roman de Renart de Pierre de Saint-Cloud (1174-1176). Se situant aux antipodes de la littérature courtoise, il critique la politique des Hohenstaufen et parodie le roman courtois. Le choix de ses thématiques implique qu’il s’adresse nécessairement à un public capable de comprendre ses allusions et ses critiques.

L’usage de ce sociolecte (moyen-haut-allemand) que sous-tend un système de valeurs culturelles et éthiques liées à la courtoisie ne dépasse pas la caste à laquelle il est destiné. En effet, la structure politique et sociale de la féodalité fonctionne de manière pyramidale (même si les limites entre les classes sociales contiguës ont dû être très poreuses) et ne permet pas d’imaginer qu’il ait exercé une influence sur les parlers utilisés par l’immense majorité des couches inférieures. Par ailleurs, il ne survivra pas à la société courtoise qui l’avait forgé : lorsque disparaîtra la société courtoise, cette variété disparaîtra avec elle.

L’essor des villes, les mutations linguistiques

Révolutions urbaines et langues des chancelleries

Les changements dans les habitudes linguistiques viendront des mutations politiques et civilisationnelles qui vont être induites par l’influence politique croissante des villes, tout au long du XIIIe siècle. Strasbourg fournit un bon exemple de l’exigence des villes, créatrices de richesses, qui veulent pendre leur part dans l’exercice du pouvoir politique. Dès 1201, les bourgeois, en tant que corps constitué, ont obtenu de donner leur avis dans les décisions engageant le sort de leur cité. Ce sont cependant le Conseil des chanoines et celui des ministériaux qui sont les décideurs politiques habituels.

Pour se faire comprendre des Strasbourgeois

À l’occasion d’un conflit de compétences très dur entre l’évêque de Strasbourg, Walther de Hohen-Geroldseck, et le Conseil de la cité en 1261, l’évêque écrit un manifeste où il énumère tous les manquements du Conseil à l’égard de ses devoirs et les débordements par rapport à ses droits. « L’originalité de ce manifeste est d’avoir été rédigé en allemand et non en latin, afin de lui assurer une plus large audience ; c’est le premier en date des documents officiels en cette langue » (Livet/Rapp, 1981, II, p. 47). Le conflit débouchera sur une bataille entre les soldats épiscopaux et ceux de Strasbourg qui en sortiront vainqueurs (bataille de Hausbergen de 1262). Au-delà de l’effet symbolique, cette victoire signifie la fin du pouvoir épiscopal sur la cité et la prise de pouvoir du patriciat (noblesse et marchands les plus riches).

Les statuts et chartes des villes en allemand

En 1270, le IVe statut urbain (Stadtrecht) de la Ville de Strasbourg est rédigé en allemand, et si les tribunaux de la ville s’inspirent des formules de l’officialité qui continue de rédiger en latin, tous les actes de la ville sont en allemand à partir de 1290 (UBS, III, Schulte). « Avant la fin du XIIIe siècle, avec une rapidité inconnue ailleurs, l’allemand a acquis la prédominance absolue sur le latin ; à partir de 1292, une pièce latine est une rareté parmi les chartes strasbourgeoises » (Lévy, 1929, I, p. 176-177). Les chancelleries princières ne sont pas en reste : la charte octroyée à Colmar par Rodolphe de Habsbourg en 1278 est en allemand, de même que celle octroyée par Adolphe de Nassau à Mulhouse en 1293. « L’initiative des villes alsaciennes dans le mouvement d’affranchissement linguistique ressort surtout de l’emploi qu’elles font de leur langue dans la rédaction des chartes d’affranchissement. Affranchissement en effet des deux côtés, politique et linguistique ! » (Lévy, 1929, I, p. 178).

L’allemand utilisé, en Alsace comme ailleurs, reste avant tout une forme écrite du dialecte local ou, éventuellement, une forme supra-locale stylisée, dans la mesure où l’on n’écrit jamais exactement de la même manière que l’on parle. Il est vrai également que pour le capitalisme naissant des villes, les activités monétaires et économiques ne pouvaient plus être réglées uniquement par des accords oraux, même si les thèses, notamment de droit commercial, continuent à être rédigées en latin.

C’est la première fois qu’une langue écrite autre que le latin s’impose comme langue fonctionnelle. En outre, cette scripta s’appuie sur les parlers de ceux qui ont le pouvoir, sans doute assez proches des parlers dialectaux du peuple.

Les chroniques des villes

Bien plus : le besoin de l’affirmation identitaire de la nouvelle classe dominante urbaine, le souhait ostentatoire d’affirmer son origine et son identité, enfin l’imitation formelle des puissants amènent les villes à faire rédiger des chroniques. Ces chroniques n’embrassent plus uniquement l’histoire du monde, des papes et des rois, des guerres et hauts faits des uns et des autres. Elles se centrent sur les villes et leur région, sur les événements locaux et régionaux, sur des anecdotes, c’est-à-dire sur ce qui (a) fait la vie des dirigeants de la ville. Au fond, les commanditaires de ces chroniques demandent l’écriture d’une histoire qui n’a qu’un seul objet et un seul sujet : eux-mêmes, le monde qui les entoure et les hauts faits qui les légitiment. Il allait de soi que ce type de chronique serait rédigé dans la langue même de ceux qui la financent, à savoir l’allemand (scripta locale s’appuyant fortement sur les dialectes parlés) et non le latin. La Straßburger Chronik du clerc Friedrich Closener (mort avant 1396), achevée en 1362, s’appuyant elle-même sur une collection de contributions latines réunies entre 1290 et 1299 est à la base de la Chronique de Jakob Twinger von Königshofen (1346-1420) qui eut un retentissement qui allait largement dépasser l’étroit cadre régional, en tant que modèle. Dans son introduction, Twinger indique explicitement ses objectifs :

« Men vindet geschriben in latine vil kroniken: das sint buecher von der zit, die so sagent von keysern, bebesten, künigen und von anderen fürsten un herren, wie ir leben si gewesen un von etlichen nenhaftigen dingen, die von in, oder bi iren ziten geschehen sint. Aber zu dütsche ist lützel sollicher buecher geschriben, wie doch das die klugen legen also gerne lesent von semelichen dingen also gelerten pfaffen. Ouch hant die menschen me lustes zu lesende von nuwen dingen, denne von alten, un ist doch von den striten, reysen un andern nenhaftigen dingen, die bi nuwen ziten sint geschehen, aller minest geschriben.

Har umb wil ich Jocob Twinger von Künigeshoven, ein priester zu Strosburg, us den croniken die Eusebius, Martinus, Sigebertus un Vicencius gemaht hant, un us andern buechern, zu dütsche schriben, etliche ding, die mich aller fürnemest dunkent un lüstlich, und sünderliche von ettelichen nenhaftigen dingen, die zu Strosburg un zu Elsas, un in den landen do bi geschehen sint. [...] » (Schneegans/Strobel, 1843, p. 1-2).

Geistliche Spiele et prédications mystiques

Les représentations religieuses en latin, données dans les églises, à l’occasion des grandes fêtes, sont à compter du XIIIe siècle données en allemand : jeux de Noël à Rouffach, Pfaffenheim, Eguisheim, Jeux de la Passion, au Marché aux Chevaux de Strasbourg en 1488, à Guebwiller, à Colmar. Une prédication mystique dans le parler local se développe également en Alsace avec le dominicain Johannes Tauler (vers 1300-1361). Toutefois, Tauler ne s’adresse pas au peuple. C’est très certainement à des moniales et à un auditoire de laïcs particulièrement avertis des choses de la foi, réunis dans le vaste mouvement des Amis de Dieu, qu’il destine la réflexion théologique, dense et difficile qui a été recueillie par des auditeurs (Bizet, 1957, p. 85-90). Comme Otfried un demi-millénaire plus tôt, les mystiques vont être obligés de créer des éléments linguistiques, en allemand, qui leur permettent d’exprimer le plus exactement et le plus finement possible la très grande complexité de leur pensée théologique.

Meistersänger

L’émancipation des villes amène également des formes artistiques d’une autre nature : au XIVe siècle commencent à naître des confréries de chanteurs qui interviennent dans certaines circonstances de la vie religieuse, mais aussi à d’autres occasions. Les premières confréries de chant se trouvent à Mayence, Strasbourg et Worms, mais c’est seulement au XVe siècle que le Meistergesang (poésie des maîtres chanteurs) se constitue en un mouvement culturel de masse (Spiewok, 1992, p. 199-201). Les maîtres chanteurs (Meistersänger) n’utilisent, notamment à Strasbourg, que la langue populaire dans leur chant.

Quelle est la langue en usage ?

Il reste cependant difficile de se faire une idée plus précise de la langue du peuple, c’est-à-dire des parlers dialectaux qu’il emploie dans la mesure même où sa culture reste avant tout celle de l’oralité. L’impact qu’ont pu avoir des formes écrites sur les variétés utilisées par les couches inférieures de la société ne peut pas véritablement être mesuré. Il est possible de faire quelques constats : il existe quelques « écoles primaires » (Lehrhäuser) où l’on apprend à écrire et à lire en allemand local à la fin du XIVe siècle, mais la structure sociétale telle qu’elle se présente alors ne devait guère permettre à des enfants issus de ces couches de les fréquenter ; lorsque les noms de famille font leur apparition au XIIIe siècle, ils renvoient à la profession, à l’origine ou à la fonction de la personne, forme de neutralité qui ne confère pas de véritable identité en propre à l’individu, même si l’hypothèse qu’un surnom, un sobriquet ou une nomination particulière distinguent précisément l’individu dans sa propre communauté ; la chanson « populaire » (Spiewok, 1992, p. 194-197), quelles qu’en soient ses origines et sa genèse hétérogènes, continue d’être pratiquée, si l’on en juge par les condamnations que prononce régulièrement l’Église contre certaines d’entre elles.

Le rayonnement de la France

Dans les couches cultivées, il est frappant de constater que la France exerce un attrait réel sur un éventail assez large de groupes sociaux (comme ailleurs dans tout l’espace allemand). Au-delà de l’influence littéraire qu’ont exercée des écrivains et des sujets « français » sur les œuvres des écrivains en Alsace et dans le reste de l’Empire, les gens d’Église « étaient attirés par le rayonnement de l’Université de Paris, les chevaliers cherchaient en France le modèle des bonnes manières, du savoir-vivre. Comme partout en Allemagne, la noblesse alsacienne reçut dès les XIIe et XIIIe siècles une éducation à la française, notamment les femmes. […] On envoyait les enfants, surtout les garçons, à l’étranger : plus tard, leur connaissance des deux langues faisait d’eux à l’occasion des diplomates appréciés » (Lévy, 1929, I, p. 182-183).

Des mutations radicales : l’imprimerie et la Réforme

La longue marche de l’écrit en langue vulgaire qui cherche à trouver sa place à côté du latin, parfois en concurrence avec le latin, va trouver un premier aboutissement dans l’invention de l’imprimerie (milieu du XVe siècle), même si l’imprimé en latin représente encore les 4/5 de la production imprimée et si l’on évalue pour le même siècle le public potentiel des lecteurs à 2 ou 3% de la population globale (Spiewok, 1992, p. 179) (voir : Écriture).

L’humanisme et la renaissance du latin

Il est vrai que l’écrit latin se trouve renforcé par le développement de l’humanisme de la Renaissance : « Les humanistes alsaciens et, plus largement rhénans, avaient en vue d’abord la régénération de l’Église. Ils cultivaient les lettres classiques avec ferveur, assurément, mais ils s’appliquaient d’autant plus méthodiquement à connaître et à faire connaître les œuvres des auteurs grecs et latins qu’ils attendaient de cette fréquentation assidue des profits moraux et spirituels » (Rapp, 1978, p. X). C’est à l’école latine de Sélestat, où l’enseignement avait été profondément transformé par Louis Dringenberg qui la dirigea entre 1441 et 1474, que cet humanisme se développa de la manière la plus spectaculaire. Les directeurs successifs de l’école comme Jérôme Guebwiller (1501-1509) ou Hans Witz (= Sapidus) (1510-1525) continuèrent son œuvre. Sous Sapidus, l’école eut jusqu’à 900 élèves. De très grands noms de l’humanisme alsacien sont issus de l’école sélestadienne : Jakob Wimpfeling (1450-1528), célébré comme praeceptor Germaniae, Beatus Rhenanus (1485-1547) ou Martin Bucer (1491-1551).

Une partie importante des lettrés et du clergé cultivé – dont la formation se serait, de toute manière, déroulée en latin – sera en contact amical ou conflictuel avec les humanistes.

Apparition d’une nouvelle forme de littérature allemande

D’ailleurs, étudier les langues anciennes, composer soi-même des poèmes en latin, n’empêchent pas un certain nombre d’entre eux d’écrire dans la langue populaire, à savoir l’allemand dialectal local.

Johannes Geiler de Kaysersberg (1445-1510), prédicateur à la Cathédrale de Strasbourg à partir de 1478, s’acquiert une popularité telle que la chapelle où il prêchait devint rapidement trop petite. Ses sermons, fortement ancrés dans la langue du peuple (métaphores, expérience du quotidien), sont essentiellement connus par les transcriptions qu’en ont faites ses amis ou disciples, notamment Johannes Pauli. C’est, d’une manière doublement indirecte, par ses sermons rapportés que la langue populaire peut être devinée.

Auteur d’ouvrages juridiques, politiques, mais aussi de poésies en latin et en allemand, Sebastian Brant (1458-1521), professeur de droit à Bâle, puis secrétaire de la ville de Strasbourg à partir de 1503, reste, avant tout, l’auteur de la Nef des fous (Das Narrenschiff). Il s’agit de l’un des plus grands succès de l’histoire de la littérature de langue allemande (par le biais de sa traduction en latin). Mais même si Brant écrit en allemand dialectal, sa formation et ses références culturelles affleurent à chaque instant de sorte qu’il ne s’agit pas vraiment d’une littérature pour le peuple, mais bien d’un écrit uniquement décodable par des pairs, appartenant à la même couche cultivée que lui.

« Le moine franciscain Thomas Murner (1475- 1537), fidèle disciple de l’Église catholique et prédicateur populaire et plein de verve […] poursuit la tradition de la folie didactique avec sa Narrenbeschwörung (La conjuration des fous, 1512), écrite sur le modèle de la Nef de Brant ». Mais contrairement à Brant, Murner utilise « une langue simple, compréhensible, truffée de tournures de la langue de tous les jours » (Spiewok, 1992, p. 232- 233), comme il le fait sans doute dans ses sermons.

La diffusion des sermons de Geiler et des ouvrages de Murner, par exemple, l’écho européen de la Nef de Brant, les éditions de textes latins et grecs possèdent un socle commun : l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles, autour de 1450. Si elle profite avant tout à l’écrit en latin, elle n’en représente néanmoins pas moins une formidable caisse de résonance pour les écrits en allemand dialectal local (voir : Écriture).

La Réforme : de la Bible en allemand à la messe en allemand

L’imprimerie impulse sans doute de nouvelles habitudes linguistiques, mais elle relaie de façon décisive toutes les attaques contre les égarements de l’Église et de son clergé, contre toutes les « folies » des hommes (cf. Brant et Geiler), elle procurera également le médium pour une diffusion à très grande échelle des protestations de Martin Luther et, plus encore, de sa traduction du Nouveau Testament parue en 1522.

L’écho qu’obtiennent ses idées, mais aussi et surtout l’énorme succès de sa traduction de la Bible dont l’objectif est précisément de la rendre accessible à tout chrétien, personnellement, vont infléchir, d’une certaine manière, l’allemand écrit. Par ailleurs, le cantique protestant (Geistliches Gesangbuch, 1524), également en allemand, ainsi que l’instauration de la « messe allemande » (Deutsche Messe und Ordnung des Gottesdienstes, 1526) ne peuvent pas rester sans influence sur toutes les variétés d’allemand, qu’elles soient écrites ou parlées, dans les régions où les princes ont adhéré à la nouvelle Confession. Or, les idées de Luther atteignent rapidement l’Alsace. À partir de 1524, Strasbourg commence déjà à utiliser l’allemand dans l’appareil cultuel : pour les sermons (il ne s’agit pas d’une nouveauté), mais aussi pour la messe, les cantiques et même des baptêmes, avec des fortunes diverses. L’impact des écrits de Luther ne se réduit pas uniquement à celui de ses idées : ils suscitent des productions écrites de toutes sortes, tant de ses partisans que de ses adversaires. Ils dynamisent l’usage de l’allemand comme langue du combat théologique et de la controverse morale et sociale. De fait, la langue écrite qu’il utilise et qu’il réajuste sans cesse ne reste pour lui qu’un outil au service de la propagation de ses idées : il veut être compris par tous ceux qui parlent allemand. Le travail qu’il effectue ainsi sur la langue va nécessairement avoir un impact sur les écrits des autres, mais aussi sur les formes utilisées par les imprimeurs. Par l’introduction de formes figées dans l’usage cultuel, par le cantique, ses formes linguistiques vont également laisser des marques durables chez les fidèles.

Ainsi, l’allemand écrit, modelé par les ateliers d’imprimeurs selon les régions dialectales, va connaître, à différents niveaux linguistiques, un certain nombre de caractéristiques régulatrices tendant, de fait, vers des normes supra-régionales et vers une sorte d’allemand écrit commun, rapprochant, pour ainsi dire, l’allemand écrit en Alsace des autres formes d’allemand écrit dans d’autres régions dialectales. Mais il va de soi qu’en Alsace, comme dans tout le sud-ouest allemand, de nouvelles habitudes linguistiques, issues des écrits de Luther, éloignent encore davantage les dialectes parlés de la langue écrite, sans toutefois créer des problèmes de compréhension.

Les révoltes paysannes - Bauernkriege et leurs manifestes

Les nouveaux besoins de la communication combinés aux moyens techniques de l’imprimerie et au mouvement d’idées impulsé par la Réforme fournissent deux exemples fameux, les textes publiés par le mouvement du Bundschuh et la littérature pamphlétaire (Flugschriften). Les programmes, les tracts et l’ensemble des écrits sont nécessairement rédigés dans la langue vulgaire ; le latin serait, dans ce cas, complètement incongru, comme dans les XII articles fondateurs de Memmingen en Souabe (15 mars 1525) concernant tous les paysans de la région, les revendications (en six articles) de la bande de Neubourg (Heumann, 1976, p. 34-35), ou les XXIV articles des paysans du Sundgau (Bischoff, 2010, p. 214-219).

L’âge d’or de la littérature alsacienne - Wickram, Fischart

Tout au long du XVIe siècle, la production en allemand se diversifie en Alsace, comme ailleurs. Mais le nombre d’auteurs que connaît l’Alsace de ce temps et qui vont entrer dans l’histoire de la littérature de langue allemande est tel qu’on le considère volontiers comme un « âge d’or ». La baisse du prix des livres et son changement de statut ont dû avoir une certaine influence sur le type de production. Histoires facétieuses, contes, farces, nouvelles vont être proposés à un nouveau public. Parmi les auteurs se trouvent le Colmarien Jörg Wickram (vers 1505-avant 1562), l’un des grands initiateurs du roman bourgeois en langue allemande, ainsi que le très prolixe Johann Fischart (1546/1547-1590/1591), maître incontesté de la verve satirique dans la prose narrative, notamment par son adaptation du Gargantua de Rabelais en allemand (1575) sous le titre Geschichtsklitterung.

Mais l’écrit en allemand ne se limite pas à un usage littéraire : un certain nombre d’écrits scientifiques (médecine, botanique, géographie…) sont publiés en allemand (cf. Lebeau/Valentin, 1985). De la même époque date toute une série de dictionnaires bilingues latin-allemand et allemand-latin, dont l’un des plus importants, pour l’ensemble de la lexicographie moderne, est le Dictionarium latinogermanicum (bilingue dans les deux sens) de Petrus Dasypodius paru à Strasbourg en 1536.

Enfin, des amorces de tendances de purisme linguistique sont d’ores et déjà perceptibles, de différentes manières : « Il y avait au début du XVIe siècle surtout un grand nombre de prêtres souabes en Alsace, dont le parler déplaisait aux gens instruits, mais qui fut imité par la masse » (Lévy, 1929, I, p. 213). Wimpheling s’élèvera contre cette mode, Geiler et Pauli feront de même et Fischart pourfendra les emprunts aux langues étrangères (Lévy, 1929, I, p. 229-230).

Réforme luthérienne et calvinistes  : les réfugiés français

Le fait que Strasbourg ait eu une attitude d’abord bienveillante, puis franchement favorable à la Réforme fait de la ville une cité de refuge pour des protestants poursuivis à cause de leur sympathie pour le mouvement évangélique. Parmi ces réfugiés se trouvent notamment des Français, de sorte que la langue française constitue, de fait, la langue d’une petite minorité de la ville : dès 1525, un premier noyau de réfugiés français est à Strasbourg et en 1529, une école est créée pour leurs enfants. En 1538, une paroisse française est fondée. Calvin séjourne, prêche et écrit à Strasbourg de 1538 à 1540. Le nombre d’habitants de langue française a dû être variable selon les circonstances et les événements : « diminuant en temps calmes, il grossissait subitement aux moments du redoublement des persécutions », avec un point culminant, après la nuit de la Saint-Barthélémy (1572). En 1575, les auberges de la ville auraient logé 15398 Français (« welches ») pour 47414 Allemands (Reuss, 1977, p. 72-73). Au nom de l’orthodoxie luthérienne, la paroisse française avait été supprimée par le Magistrat dès 1563. Au total, Strasbourg « accepte des Français quand les intérêts supérieurs de la foi protestante sont en jeu ; on les refuse volontiers quand pareil danger ne paraît pas à craindre ; on restreint leurs droits […] quand la propre foi luthérienne ou encore la nationalité allemande l’exigent. Les deux  populations  […] vivent ainsi côte à côte sans s’influencer réciproquement, sans échanger et se communiquer leur parler, de sorte que même cette forte immigration française n’arrive pas à entamer le fonds germanique du langage strasbourgeois et passe sans laisser de traces durables » (Lévy, 1929, I, p. 212-213). La situation ne se présente pas autrement partout où sont accueillis des réfugiés calvinistes : la différence doctrinale cloisonne la situation. « L’enseignement du français butte durant tout le XVIe siècle aux mêmes résistances ; l’aversion des pasteurs luthériens contre les idées calvinistes dont le français est le véhicule naturel, entrave les efforts des maîtres de langue française qui commencent à devenir nombreux et exigeants. […] Malgré tous les obstacles, le français finit pourtant par avoir une certaine importance dans les écoles de Strasbourg, notamment dans l’enseignement privé et par attirer, à ce titre, de nombreux étrangers à Strasbourg » (Lévy, 1929, I, p. 249 ; p. 252).

Malgré ces divergences de fond, la France présentait toujours un fort attrait culturel et linguistique pour la noblesse et la haute bourgeoisie (qui l’imitait par snobisme ou par intérêt social). Cependant, parmi les grands hommes politiques du moment, aucun ne savait réellement le français, même si l’influence des idées ou de la littérature venues de France reste réelle, comme en témoigne Fischart traducteur de Jean Bodin et de Rabelais.

Dominique Huck

Bordures des frontières linguistiques, communautés et seigneuries bilingues

La cristallisation de la frontière linguistique est achevée au Moyen Âge central : le contact entre la langue romane et l’allemand s’effectue dans des arrière-vallées (Haute-Bruche, Sainte-Marie-aux-Mines, vallée de la Weiss, massif du Ballon d’Alsace et au sud du Sundgau), en suivant à peu près à la limite du Haut-Rhin et du Territoire de Belfort actuel. Il est faux de parler d’« enclaves welsches » dans la mesure où il s’agit plutôt de « festons », qui relèvent d’un ensemble homogène et continu.

On observe, symétriquement, quelques cas de débordements germaniques dans l’aire romane : il s’agit des secteurs miniers, tels la Croix-aux-Mines (alias die Fürst) (vers 1470-1530) ou Giromagny (2e moitié XVIe siècle), marqués par l’immigration de mineurs encadrés par des autorités germanophones (administrateurs, clergé).

Cette situation se caractérise par une toponymie bilingue et des xénismes, notamment par un vocabulaire spécialisé emprunté à la langue voisine (kaffhouse pour Kaufhaus à Sainte-Marie-aux-Mines, landschaft utilisé au sens de corps politique à Belfort, etc.). L’administration se pratique dans la langue appropriée aux interlocuteurs, en latin ou en allemand, lorsqu’on s’adresse à la Régence d’Ensisheim ou à l’évêque de Bâle, en français pour les affaires judiciaires locales, ou dans les coutumiers. L’élite est capable de s’exprimer dans les deux langues. La Régence d’Ensisheim et les services de l’évêque de Bâle disposent d’interprètes.

Il existe des seigneurs possessionnés sur les deux versants de la limite des langues : le duc de Lorraine, les Ratsamhausen, les comtes de Salm, les Ribeaupierre ou les Morimont sont dans ce cas, de même qu’une partie de la noblesse du Sundgau. Il en va de même des établissements ecclésiastiques, comme les abbayes lorraines présentes en « Allemagne » (Saint-Dié en Moyenne Alsace, Remiremont, etc.), ou d’ordres religieux lointains : Cluny, les Hospitaliers de Saint-Jean, les Antonins, etc. L’hôpital Saint-Antoine d’Issenheim recrute une partie de ses membres en Savoie (Jean d’Orlier) ou en Dauphiné (Guido Guersi) ; un tropisme similaire s’exerce dans l’autre sens, avec l’abbaye de Murbach qui prend le contrôle de celle de Lure. Dans les paroisses et dans les pèlerinages de la lisière, la pastorale peut associer des prêtres des deux langues (par exemple à Saint-Thiébaut de Thann).

Relations économiques et échanges culturels donnent lieu à des séjours d’apprentissage des langues et à une certaine familiarité entre voisins. On envoie des enfants alsaciens en apprentissage à Metz, Epinal, Besançon ou ailleurs, de même qu’on fréquente des sources thermales des deux versants des Vosges (Plombières est la grande villégiature des « Allemands » ; le règlement des bains est publié sous sa version bilingue).

Comme l’Alsace est le passage obligé des voyageurs, des étudiants et des soldats qui circulent entre l’est et l’ouest de l’Europe, son rôle d’interface confère à ses habitants des aptitudes linguistiques vraisemblablement plus fortes qu’ailleurs.

Georges Bischoff

Enseignement du français

Si la Réforme donna à la langue allemande un renouveau vigoureux, elle fût en même temps une des causes de la pénétration de la langue française en Alsace.

L’hostilité des luthériens

L’afflux à Strasbourg, à partir de 1538, de huguenots français entraîna de la part des luthériens une réaction vigoureuse. Certains, tel Marbach, virent dans la diffusion du français une menace de contagion des idées jugées hérétiques de Calvin. Aussi les pasteurs luthériens furent-ils longtemps opposés à l’enseignement du français, fait en général par des réfugiés calvinistes. L’animosité linguistique des pasteurs luthériens de langue allemande contre les pasteurs calvinistes de langue française nécessita vers 1560 l’intervention du magistrat. À plusieurs reprises, les luthériens réussirent même à faire défendre complètement le service religieux, notamment le prêche en langue française. Ainsi, il n’y eut plus de service religieux en langue française entre 1577 et 1650.

On assista, en 1529, à une première tentative de donner un enseignement du français à Strasbourg. Sebastian Vogelsperger, originaire du Palatinat et futur colonel de lansquenets, proposa en 1529 au conseil des XIII, à condition que la ville lui attribue un traitement, d’enseigner « welsch, italienisch und frantzösich ». Les XIII étaient disposés à lui donner une réponse favorable, mais voulurent savoir « s’il était capable d’enseigner à autrui ». On ignore la réponse du conseil (J. Y. Mariotte). C’est aux environs de 1530 que situe la création des premières écoles françaises destinées aux fils de huguenots. En 1558, une nouvelle tentative eut lieu : la paroisse réformée de Strasbourg demanda un instituteur pour l’école des jeunes Français.

En 1592, François Morel fut chargé, après de longues discussions, d’un cours de langue française au Gymnase, pour lequel on lui proposait un traitement minime ; mais, au bout de quelques mois, il quitta Strasbourg. En 1604, lorsqu’on procéda à la révision des statuts de l’Académie, on introduisit dans le plan d’études un praeceptor linguae gallicae et on rédigea à son intention un programme précis. Ces changements étaient motivés par la présence à Strasbourg de jeunes seigneurs étrangers. Le programme ne fut jamais appliqué, le professeur jamais nommé. L’un et l’autre se heurtèrent à l’opposition des théologiens luthériens qui avaient en horreur « l’hérésie calviniste ».

Les premiers apprentissages du français à Strasbourg et à Colmar

À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, l’enseignement du français prit un peu plus d’ampleur. En 1598, fut éditée une première grammaire française ; en 1607, ce fut le tour d’un cathéchisme bilingue « pour ministres, maîtres d’école, pères de famille et jeunes enfants ». C’est à cette période que furent ouvertes à Strasbourg un certain nombre d’écoles que l’on peut qualifier de privées. L’une était dirigée par Jean de la Grange : il ne savait pas un mot d’allemand et il enseignait en latin. Elle était destinée aux enfants des familles cultivées qui fréquentaient le Gymnase ; en 1618, un maître d’école français est signalé à Bischwiller. À Colmar, Jean-Antoine de Mirabeau obtint l’autorisation d’organiser des cours de français à son domicile (R. Reuss).

Mais l’exemple le plus célèbre est celui de Daniel Martin, le « linguiste de Sedan » (R. Reuss). Cet immigré huguenot s’installa à Strasbourg en 1616. Par son activité, ses publications, mais aussi ses démêlés, il eut son moment de célébrité. Il ouvrit une école rue du Moustier (rue du Dôme), où il enseignait le français aux étudiants de langue allemande. Il fut le premier français à publier en 1635 à Strasbourg, une grammaire allemande pour les Français, Acheminement à la langue allemande. Deux ans plus tard, paraissait son Parlement nouveau ou Centurie interlinéaire : un manuel de conversation bilingue ; chaque page contenait à gauche le texte français, entre les lignes la traduction allemande mot à mot ; en regard, le « bon » texte allemand, ou plutôt ce que Martin considérait comme le bon allemand, car son texte était truffé d’alsacianismes. Mais Martin n’est pas seulement professeur d’allemand pour les Français, il est aussi professeur de français pour les jeunes Allemands. Dans un écrit antérieur, le Favus Gallicae, il avait exhorté les Alsaciens à apprendre le français. Sa meilleure clientèle se recrutait parmi les jeunes étrangers qui étudiaient à Strasbourg, Autrichiens, Prussiens, Danois et Russes. Son enseignement le mit en concurrence avec un certain E. Spalt avec lequel il se livra à un combat homérique à coups de préfaces et de pamphlets (Lévy, p. 309-311). Mais les étudiants en français présents à Strasbourg étaient-ils aussi nombreux ?

Pour les couches supérieures de la population strasbourgeoise, les fils de patriarcat et le la haute bourgeoisie, le meilleur moyen de se perfectionner en français était d’effectuer un séjour en France. Ainsi, le futur Ammeister, Dominique de Dietrich, alors âgé de 23 ans, se trouvait à Paris en 1643 pour se perfectionner dans la langue française. Il écrivit à son beau-père Jean Wencker en allemand, mais ajouta un post-scriptum en français destiné aux dames Wencker, ce qui indique que ces dames savaient et appréciaient le français. Les hommes étaient conscients que maîtriser le français allait bientôt constituer un avantage politique ; la bonne connaissance du français les désignerait à l’attention de leurs compatriotes. C’est ainsi que la possession de cette langue contribua à faire d’Obrecht le principal négociateur de la Capitulation, puis l’homme de confiance du nouveau régime.

L’arrêt du Conseil d’état de 1685

La date de 1681 ne constitue pas une rupture dans l’histoire linguistique de l’Alsace, même si la langue française a réalisé quelques progrès à Strasbourg. Les écoles populaires restèrent des écoles allemandes. Dans les collèges et gymnases, l’allemand subissait toujours la concurrence du latin. Une des premières villes alsacienne qui offrit la possibilité d’apprendre la langue française fut Bouxwiller, chef-lieu du Comté de Hanau-Lichtenberg. En 1663, un professeur de Darmstadt reçut une somme d’argent pour des leçons de français, sortes de leçons particulières. Des maîtres d’école français sont également signalés à Cernay (1642), Bischwiller (1650), Landau (1682), Obernai (1688) et Ribeauvillé. À Colmar, le Magistrat chargea le recteur de son école latine de donner trois leçons par semaine aux deux classes supérieures. En 1657, une francisation du personnel fut opérée au collège d’Ensisheim lorsque Louis XIV remplaça les jésuites allemands par des jésuites français originaires eux aussi de la province de Champagne. En 1698, Louis XIV créa un collège catholique dont il confia la direction aux jésuites de la province de Champagne.

À Strasbourg, enfin, c’est le Magistrat lui-même qui en décembre 1681, quelques semaines après la Capitulation, nomma David Wild, vicaire du pasteur de la communauté française, professeur de français au Gymnase, avec mission de donner une heure de français par jour. Wild renonça vite à sa charge, et il faudra attendre 1751 pour qu’un successeur soit nommé. À la même période, de nombreux « maîtres de langue » déposèrent des demandes pour enseigner le français, mais le Magistrat délivrait les autorisations avec parcimonie.

La progression du français au XVIIIe siècle

Dans l’enseignement élémentaire, l’enseignement du français se bornait à quelques leçons particulières données après la classe, contre une rétribution spéciale, ce qui réduisait considérablement le nombre des enfants susceptibles d’en profiter. Le cas du comté de Ribeauvillé constitue une exception dans la mesure où l’on avait prescrit à l’instituteur d’enseigner le français en français, « à l’exclusion de l’allemand ». Après 1756, dans un certain nombre de petites villes comme Molsheim, Masevaux, Cernay, Thann, Kaysersberg, Guebwiller, Neuf-Brisach, et même dans quelques villages des environs de Colmar, le programme laissait une petite place à la lecture et à l’écriture en français.

Au Gymnase de Strasbourg, en 1751, les scolarques nommèrent enfin un titulaire, non sans s’être excusés au préalable de cette hardiesse, à charge pour lui d’enseigner une heure de français par semaine dans les classes supérieures.

Au même moment, le Gymnase de Bouxwiller se montrait plus audacieux : d’après le plan d’études de 1773, l’enseignement du français débutait en classe de troisième (deux heures de grammaire par semaine), puis montait en puissance en seconde et en première (quatre heures de vocabulaire et de dialogue). En 1786, nouveau progrès : le français fut introduit en quatrième et en seconde, le nombre d’heures fut doublé. À l’académie militaire Pfeffel de Colmar, enfin, l’enseignement du français trouva une place dans les programmes.

Bibliographie

MARTIN (Daniel), Grammatica Gallica cum syntaxi, Strasbourg, 1619.

MARTIN (Daniel), Favus praeceptorum linguae gallicae constructus, Strasbourg, 1621.

MARTIN (Daniel), Acheminement à la langue allemande… à l’usage de la soldatesque française venant en cette ville, Strasbourg, 1635 [il s’agit d’une grammaire].

DE BOUG, Recueil (1775).

REUSS, L’Alsace au XVIIe siècle (1898).

LEVY (Paul), Histoire linguistique d’Alsace et de Lorraine, tome 1, Des origines à la Révolution française, Paris, 1929.

Notices connexes

Académie

Collèges

Écoles latines

École (populaire)

Jésuites

François Uberfill

Les langues en Alsace de 1648 à la Révolution française

Les ravages démographiques de la guerre de Trente Ans et l’arrivée de nouveaux immigrants, provoquent une modification de la frontière linguistique germano-romane : « En plus de mille ans, la frontière linguistique n’a pas subi de changements aussi considérables que celles des dernières années avant et des premières après la conclusion de la paix de Munster, sur deux points : la région des lacs lorrains et la vallée de la Bruche » (Lévy, 1929, I, p. 264). (voir : Frontière linguistique germano-romane).

La langue du pouvoir et de l’administration

Le rattachement à la couronne de France place les territoires d’Alsace sous la domination d’un État qui a décidé d’une langue officielle avec l’édit de Villers-Cotterêts de 1539 (voir : Baptême, Écriture). Mais la réunion des Trois Évêchés et de ses pays de langue allemande a été le fait d’un Parlement de Metz, pourvu de postes d’interprètes de l’allemand vers le français. C’est le cas aussi du Conseil souverain d’Alsace (1657). 

Le tout nouveau prêteur royal de Strasbourg, Ulrich Obrecht, peut bien rappeler au Magistrat de Strasbourg qui proteste, que le Roi détient la « souveraineté suprême » et donc le droit de décider de la langue officielle, l’arrêt du Conseil du Roi de 1685 imposant le français pour tous actes publics n’est pas appliqué, comme le souligne encore le premier président du Conseil souverain en 1775.

Le « pragmatisme » s’impose dans l’usage de la langue des affaires publiques : si l’allemand y est peut-être encore majoritaire dans les administrations des Magistrats en 1789 (voir : Interprète), le français, langue des ordonnances et règlements, des juristes et des commentateurs (voir : Droit de l’Alsace), des administrations de l’État (Intendance, Fiscalité, fermes, baillis et prévôts royaux des villes les plus importantes) et administrations techniques (Ponts et Chaussées, génie, fortifications) ainsi que de la maréchaussée et de l’intendance militaire, ne peut que progresser. À partir de 1661, les notaires royaux sont tenus d’établir des actes en français, mais l’allemand reste la langue usuelle des autres notaires. L’emploi exclusif du français ne s’applique qu’à partir de la loi de 1803.

Néanmoins, à Strasbourg, toutes les délibérations s’effectuent en allemand. Il en va de même dans toutes les autres villes ou communes en Alsace, avec l’une ou l’autre exception partielle, comme Sélestat où l’usage des langues écrites ne semble pas monolithique : « Les actes administratifs locaux sont en allemand jusqu’en 1760. À partir de cette époque, ils deviennent bilingues. Mais dès 1685, les délibérations du magistrat, ses jugements sont en français ; on tolère l’allemand jusqu’en 1750. Les comptes de la municipalité sont en français jusqu’en 1700, les registres de l’état-civil en français de 1685 à 1719, à partir de cette date en latin » (Brunot, 1967, VII, p. 294).

Le haut-clergé parle et correspond en français, à l’instar de la dynastie des cardinaux Rohan, dont aucun ne sait l’allemand (C. Muller). La « maison » des cardinaux à Strasbourg et à Saverne parle français mais non pas leur domesticité plus large (Xaysongkham, 2014). Dans les armes savantes, on parle et on écrit en français : artillerie, génie, de même que dans les Ponts et Chaussées. Le gros des troupes des régiments (Royal-Alsace, Royal allemand) parlent l’allemand, mais les officiers parlent et écrivent en français. Le latin est quasi la règle dans les registres paroissiaux catholiques, avec quelques exceptions : le français dans les places fortes (Fort-Louis, Sélestat…) quand on a affaire à des francophones, l’allemand de la part de certains curés. L’allemand est de règle dans les registres paroissiaux protestants, sauf dans les paroisses francophones (Ban de la Roche, Sainte-Marie-aux-Mines, Bischwiller) (C. Wolff ) (voir : Baptême, Droit de l’Alsace, Interprètes, Justice).

Les langues de la société alsacienne

Lorsqu’en 1697, l’intendant de La Grange affirme que «  la langue commune de la province est l’allemand, cependant il ne s’y trouve guère de personnes un peu distinguées qui ne parlent assez le français pour se faire entendre et tout le monde s’applique à le faire apprendre à ses enfants, en sorte que cette langue sera bientôt commune dans la province » (Oberlé, 1975, p. 138), la circonspection est-elle de mise en ce qui concerne la diffusion du français. Il est vrai qu’à partir de 1686, les conseillers de la cour souveraine et les baillis doivent être catholiques et licenciés, c’est-à-dire maîtriser le latin et le français, ce qui amène un nombre certain de « native speakers » en Alsace et pousse un certain nombre d’autochtones à remplir les cours de français que donnaient des maîtres privés. Cependant, la société que fréquente l’intendant n’est sans doute pas représentative de la structure sociale telle qu’elle se présente et, partant, des usages linguistiques en vigueur. Force est donc de constater que « malgré le rattachement de la plus grande partie de l’Alsace à la France, […] la situation générale des langues […] ne se modifie […] que dans des proportions assez restreintes » (Lévy, 1929, I, p. 320-321).

Influence de la langue française

La langue usuelle de la population ne change pas : les dialectes restent le moyen de communication habituel. C’est cependant sans doute au courant du XVIIe siècle que les dialectes commencent à effectuer plus fréquemment qu’auparavant des emprunts lexicaux au français. Mais ces contacts linguistiques ne représentent qu’une anticipation d’un phénomène qui touchera très largement tous les pays de langue allemande au XVIIIe siècle, même s’ils semblent être plus intenses dans les régions frontalières qu’ailleurs. Il est vraisemblable que les domestiques, les artisans au contact avec la mode (tailleurs, cordonniers, aubergistes, cuisiniers, cuisinières), mais aussi les commerçants itinérants, les soldats et vétérans, les compagnons de plusieurs corps de métier aient été les porteurs de ces innovations lexicales dans les dialectes (Polenz, 1994, p. 100-101 ; p. 63 sq.).

Le français, langue de culture à l’échelle de l’Europe

L’enjeu que constitue le français pour la noblesse et la haute bourgeoisie relève d’une autre nature : il reste à la fois celui de l’intégration interne à l’ensemble politico-culturel français, mais aussi et surtout celui de leur maintien dans les couches supérieures de la société, à l’instar de toute la noblesse et de la haute bourgeoisie en Europe. Le rayonnement de la France en Europe est à son apogée  : le rôle que tient le français a une importance telle qu’il eût été étonnant que la noblesse et la haute bourgeoisie en Alsace échappent à leur emprise.

Langue de classe à l’échelle européenne, le français tendra à devenir une langue « universelle » dans tous les domaines de l’écriture à l’échelon de l’Europe : elle sera la langue des relations intellectuelles (livres, nombreux journaux, correspondance privée) et des relations diplomatiques. Langue de la civilisation et de la culture, elle s’impose à tous ceux qui veulent avoir une certaine forme d’audience.

Groupes sociaux et pratiques linguistiques

Aussi les pratiques linguistiques en Alsace, comme ailleurs en France, présentent-elles, au cours du XVIIIe siècle, des traits à la fois (lentement) évolutifs et différenciés, selon les groupes sociaux concernés et/ou les situations d’interaction verbale dans laquelle se trouvent les locuteurs et, lorsqu’il s’agit d’écrits, selon les scripteurs et les destinataires.

Bien plus sans doute que la division administrative ou le fait de confesser la même religion que le roi, c’est l’appartenance à un groupe social qui détermine le choix linguistique : solidarité avec le pouvoir royal pour les couches supérieures du catholicisme, solidarité avec le groupe social d’origine pour les autres. Aussi la loyauté groupale dans le choix du français ou du maintien de l’allemand détermine-t-elle bien plus les choix et pratiques linguistiques que la solidarité religieuse.

La langue de l’enseignement

L’enseignement primaire

L’alphabétisation fait de grands progrès au point qu’« à la fin du siècle, plus de 80% des hommes et 40% des femmes savent lire et écrire » (Vogler, 1990, p. 114), mais l’enseignement primaire se fait essentiellement en allemand (v. École, Enseignement féminin).

Écoles latines, écoles allemandes

Dans l’enseignement secondaire, lorsque le latin est abandonné, c’est généralement l’allemand qui le remplace. Le français ne sera introduit que de façon très inégale, au cours du XVIIIe siècle dans les différents collèges de la province. « C’est que la population, sauf exception, ne voit guère l’intérêt d’un enseignement en français assimilé à une perte de temps » (Boehler, 1994, II, p. 1879-1880). Les ordonnances scolaires du comté de Hanau « opposent les écoles allemandes à l’école latine réservée à la cité seigneuriale de Bouxwiller, les documents portant sur la Haute-Alsace distinguent les écoles allemandes de la campagne des écoles françaises qu’abritent les bourgs et les petites villes telles que Thann, Kaysersberg et Guebwiller ». (Boehler, 1994, II, p. 1879-1880). Dans les collèges jésuites et gymnases protestants, on enseigne en allemand dans les petites classes et en latin dans les grandes classes. On relèvera qu’en Alsace, le théâtre public des collèges jésuites est en latin, alors que dans les autres provinces françaises, il est en français (Lucien Lefebvre, Annales de l’Est et du Nord, 1907 ; Répertoire des pièces jouées au collège de Lille. Christian Pfister, Annales de l’Est et du Nord 1908 ; Répertoire des pièces jouées au collège jésuite de Nancy. Sommervogel, Dictionnaire de la Compagnie de Jésus, t. V col. 1563).

Les universités

Depuis leur institution, la langue des universités est le latin. En 1621, Strasbourg, pour prix de sa neutralité dans la guerre, voit son Académie érigée en Université par l’Empereur. Des dynasties de professeurs se succèdent dans cette Université, où ne peuvent enseigner que des luthériens, mais elle est ouverte aux recrutements du Saint-Empire. Ainsi Schilter, venu de Francfort/Main et Schoepflin, du margraviat de Bade. Elle réunit en moyenne 600 étudiants, en droit surtout (Vogler, Strasbourg, Schoepflin et l’Europe). Les thèses et disputes de Strasbourg sont en latin, mais les sources de droit allemand qui sont citées et les notes de bas de pages sont en allemand. Premier recteur de l’Université catholique de Strasbourg, le Père Laguille écrit en français la première histoire de l’Alsace (1727), mais l’abbé Grandidier, docteur des deux universités, écrit en français, langue des nombreuses Académies et sociétés savantes européennes. Tout au long du XVIIIe siècle, l’Université de Strasbourg attire un grand nombre d’étudiants allemands et vers 1770, une partie de la fine fleur du Sturm und Drang séjourne à Strasbourg, réunie dans les sociétés littéraires : Gesellschaft der schönen Wissenschaften, groupée autour de Jean-Daniel Salzmann (1722-1812), dont font partie, à un titre ou à un autre, le jeune Goethe lors de son séjour en Alsace (1770-1771), au moins comme commensal et débatteur, également Johann Gottfried Herder (1744-1803) (également à Strasbourg entre 1770 et 1771), mais aussi Jung-Stilling (1740-1817) et Jakob Michael Reinhold Lenz (1751-1792), arrivé en 1772, qui fut sans doute à l’origine d’un autre cercle, la Deutsche Gesellschaft

Un réveil de l’allemand en Alsace au XVIIIe siècle dans les milieux intellectuels ?

Dans les salons des hôtels nobles strasbourgeois, on parle français, de même que dans les loges maçonniques d’officiers et de chanoines et dans l’Académie de l’intendant. Mais dans la Société philanthropique de Strasbourg, la Société littéraire, puis Tabagie littéraire de Pfeffel de Colmar et dans la société patriotique de Mulhouse à laquelle appartiennent aussi les Colmariens Pfeffel, Sigismond Billing, et les banquiers bâlois Isaac Iselin et Ochs, c’est en allemand que se déroulent les délibérations.

Est-ce un réveil de l’allemand que décrit le principal du Gymnase de Colmar, Sigismond Billing, éditeur du « Der Elsässische Patriot », dans sa Geschichte und Beschreibung des Elsasses (1782) ? « Il est probable que l’Alsace aurait adopté depuis longtemps les coutumes de ses maîtres si un grand nombre de jeunes Alsaciens, par leurs voyages en Allemagne et dans les États du Nord ne s’étaient pas familiarisés avec les anciennes coutumes de leurs ancêtres, et par ailleurs les villes de la province voient chaque année arriver de nombreux Allemands qui sont naturalisés, et de ce fait l’ancien esprit germanique est conservé et transmis ». Mais le tableau des langues de l’Alsace qu’il dresse ne reflète-t-il pas plutôt la réalité démographique d’une province ouverte à toutes les populations, jusqu’au milieu du XIXe siècle ? « Il n’est pas facile de déterminer le caractère spécifique des habitants actuels de l’Alsace, car ils sont un conglomérat de nombreuses nations. L’on trouve souvent dans les villes des rues entières dans lesquelles ne vivent que des étrangers, pêle-mêle Français, Italiens, Suisses, Souabes ou Prussiens. De ce fait, on ne trouve dans les villes que peu de gens qui ont conservé les traits de l’ancien Alsacien allemand, mais bien plus dans les villages et plus encore dans les vallées. […] La langue habituelle des habitants de l’Alsace est l’allemande, que l’on parle de façon plus pure en Basse-Alsace, principalement à Wissembourg et Landau, qu’en Haute-Alsace où l’on n’en trouve pas moins de vieilles expressions allemandes, que l’on ne connaît plus ailleurs. Dans certaines contrées des Vosges, on parle une langue romane, bien différente du français, et que l’on nomme « Patois ». La langue française est comprise dans les villes, et aussi dans les villages et presque tout le monde la parle ». 

Théâtre, presse, librairie

Pour essayer d’évaluer le poids respectif des langues écrites en présence, pourraient être envisagés trois champs particuliers, qui ont en commun de s’adresser à des « récepteurs », des publics, qui ne représentent pas nécessairement des ensembles homogènes : le théâtre, les journaux, la production de livres imprimés. C’est le théâtre en langue allemande qui semble réunir un public d’amateurs avertis nombreux, fidèle et régulier tandis que le théâtre en langue française connaît de réelles difficultés pour exister en soi : le public, même potentiel, n’est visiblement pas suffisant, les moyens financiers sont nécessairement réduits de sorte qu’il doit être porté à bout de bras par les commandants militaires de la Place de Strasbourg. Dans la presse et le livre, on relève le recul considérable du latin, comme langue de l’écrit, au profit unique de l’allemand, la part du français ne progressant qu’à la marge durant ce demi-siècle de domination politique française.

François Igersheim, Dominique Huck

Les langues de l’Alsace, de la Révolution à l’Empire : langue(s) et nation

La Révolution marque un tournant pour la France entière, désormais constituée en un ensemble uniforme, État, départements, cantons, communes, circonscriptions territoriales sans statuts particuliers, dont la langue commune est le français.

La Révolution fonde le principe : l’unité linguistique est une des bases de l’unité nationale, avec ce que cela entraîne pour les politiques publiques et scolaires des anciennes provinces françaises, et pour les rapports entre États d’une Europe dont la carte politique sort bouleversée des décennies de Révolution et de guerres.

Cahiers de doléances : le bilinguisme administratif, une pratique à prolonger

Les cahiers de doléances de l’Alsace sont rédigés en allemand, mais il en est peu qui avancent des revendications linguistiques. Le cahier de Dornach demande que les procédures judiciaires soient établies en langue maternelle (Muttersprache) pour éviter les frais d’interprétariat ; c’est le cas aussi pour les cahiers de Colmar et Sélestat, de Pfetterhouse et de Gerstheim. Comme d’autres bailliages, Wasselonne (bailliage rural de Strasbourg !) demande que la langue de l’administration soit l’allemand et comme d’autres, que les lois et règlements envoyés aux communautés soient rédigés en langue du pays (soit en allemand).

En 1789, le français était déjà la langue des affaires pour les élites provinciales, mais elle n’est pas encore celle des élites villageoises, et c’est pour elles que l’on doit continuer à utiliser deux langues, la langue des débats oraux traduits pour les procès-verbaux français, la langue des réglementations nationales diffusées en textes dûment traduits pour les arrondissements, les cantons et les communes.

Français et allemand : statuts socio-politiques des langues

Au début de la Révolution, le français avait été dénoncé comme langue de la monarchie, langue du despotisme et du Conseil souverain, alors que les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois (C.-G. Koch, Réflexions sur le nouvel ordre judiciaire, juin 1790). En 1792, peu de temps avant sa suppression, l’Université de Strasbourg avait salué l’Assemblée nationale qui « en décidant la traduction des décrets dans tous les idiomes du royaume […] a naturalisé cette langue allemande ».

Il n’en est plus de même en 1793 et 1794, la guerre venue. Pour les Montagnards de la Convention, pour les représentants en mission, pour une bonne partie des sociétés populaires ou clubs des Jacobins d’Alsace : l’allemand est la langue des serfs, la langue des barbares, la langue de l’ennemi, le français la langue de la liberté, des citoyens, de la République, de la nation enfin.

Pour les décennies à venir, au gré des évolutions politiques, sociales, et culturelles, les langues revêtiront des statuts socio-politiques différents et susciteront attitudes et réactions contradictoires. À partir de 1800, pour l’opinion conservatrice, le français est la langue des excès révolutionnaires, de l’irreligion et des persécutions, et l’allemand est celle des sensibilités et de la poésie, de l’intime et des familles, la langue maternelle (Muttersprache). Pour les élites ralliées à l’Empire, le français est la langue de la clarté législative et de l’efficacité administrative, et pour tous, la langue publique de l’État et des affaires.

L’évolution législative et réglementaire : la Révolution

La Constituante

Le 14 janvier 1790, la Constituante ordonne la traduction des lois dans les divers idiomes usités en France et son envoi dans les régions concernées.

En Alsace, devant l’incapacité des échelons centraux à faire procéder régulièrement aux traductions nécessaires, l’on doit y procéder sur place et différentes instances s’attachent les services d’un secrétaire-interprète particulier. La ville de Strasbourg crée ce poste dès 1790, confié à André Ulrich.

Le directoire du Bas-Rhin institue une fonction de traducteur-juré à la fin de 1791. Le département du Haut-Rhin fait de même. L’Alsace dispose ainsi d’un appareil de textes officiels dans leur version bilingue, qui servira plus tard pour les quatre départements du Rhin annexés le 14 brumaire an VI – 4 novembre 1797 : Sarre [Sarrebruck], Mont-Tonnerre [Mayence], Rhin-et-Moselle [Coblence], Roër [Cologne].

Les institutions locales prolongent les pratiques antérieures : par exemple, un article du règlement intérieur du Conseil général du département du Haut-Rhin du 4  novembre 1790 prévoit qu’« il sera libre à chaque membre de faire en allemand ou en français telle motion qu’il jugera convenable. Il expliquera ensuite ou la fera expliquer dans l’autre langue » (Lévy, 1929, II, p. 25). C’est là un fonctionnement qui est adopté dans de nombreuses instances, notamment dans les sociétés populaires (voir : Interprètes).

La Convention et la loi du 2 thermidor

« Il y a apparence à ce que les lois sur l’emploi de la langue française n’aient pas été observées, écrit Merlin dans son Répertoire, puisque le 2 thermidor an 2, la Convention nationale s’est crue obligée d’en prendre une, dont voici les termes :

Art. 1. À compter du jour de la publication de la présente loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit du territoire de la République, être écrit qu’en Langue française.

Art. 2. Après le mois qui suivra la publication de la présente loi, il ne pourra être enregistré aucun acte, même sous seing-privé – s’il s’est écrit en Langue française.

Art. 3. Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du gouvernement qui, à dater du jour de la publication de la présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l’exercice de ses fonctions, des procès-verbaux, jugements, contrats, ou autres actes généralement quelconques, conçus en idiomes ou Langues autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d’emprisonnement, et destitué. La même peine aura lieu contre tout receveur du droit d’enregistrement, qui, après le mois de la publication de la présente loi, enregistrera des actes, même sous seing-privé, écrits en idiomes autres que la Langue française ». 

Mais cette loi excita beaucoup de réclamations de la part des députés de la ci-devant Alsace, poursuit Merlin, et la Convention vote une nouvelle loi ordonnant la suspension de la loi du 2 thermidor, en attendant un nouveau rapport, qui ne vint jamais, ce qui équivalait, conclut-il, à abroger cette loi (Répertoire, tome 6, article « Langues »).

Liberté de la presse : la presse alsacienne de la Révolution

La floraison de titres d’hebdomadaires apparus à la suite de la libération de la presse, le plus souvent éphémères, est majoritairement d’expression allemande. Deux titres français paraissent épisodiquement : les Affiches de Strasbourg (janvier à décembre 1790) qui a pris la succession de l’ancien Wöchentliche Frag- und Anzeigungs-Nachrichten, et le Courrier de Strasbourg (1791-1793). D’une abondante production de journaux allemands, on peut retenir le FeuillantGeschichte der gegenwärtigen Zeit (1790-1793) d’André Meyer, et le jacobin Argos oder der Mann mit hundert Augen du vicaire épiscopal devenu accusateur public, Euloge Schneider (voir : Justice, Gazettes).

L’école et l’apprentissage de la langue

Les constitutions successives garantissent toutes le droit à une instruction publique. Pour l’école se pose désormais la question de la langue d’enseignement et des langues enseignées. Les projets de lois et décrets successifs s’efforcent de mettre sur pied un appareil scolaire complet, organisé en degrés. Le plan Talleyrand de septembre 1791 prévoit que l’école primaire enseignerait les principes de la langue nationale, soit parlée soit écrite. Mais la Constitution civile du clergé désorganise l’enseignement, dans une partie de ses immeubles – biens nationaux – et de son personnel. Les congrégations enseignantes d’hommes et de femmes sont supprimées et l’emploi des ci-devant ecclésiastiques est interdit dans les écoles. Les décrets de la Convention montagnarde et les arrêtés des représentants en mission en Alsace (Saint-Just et Lebas 9 nivose an II, 29/12/1793) exigent un enseignement du français pour des écoles et des maîtres. Or, quand les maîtres continuent d’exercer, ils ne peuvent le faire que dans la langue en usage, c’est-à-dire l’allemand. Le discours de Barère du 8 pluviôse an II – 27 janvier 1794 – marque un point d’orgue : « Nous avons révolutionné le gouvernement, les lois, les usages, les mœurs, les costumes, le commerce et la pensée même ; révolutionnons donc aussi la langue, qui est leur instrument journalier. […]  Citoyens, la langue d’un peuple libre doit être une et la même pour tous ». Le décret de la Convention de ce jour prescrit d’« établir, dans les dix jours, un instituteur de langue française dans les communes du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Moselle ». Comme tous les décrets qui le précédent, le décret Barère ne peut être appliqué, faute d’enseignants.

Le décret adopté le 16 prairial an II (4 juin 1794) à la suite du rapport de l’abbé Grégoire sur La nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française déposé à la suite de l’enquête à laquelle il procède, depuis 1790, auprès de ses amis, collègues, lecteurs de la presse brissotine, et surtout correspondants des Sociétés des amis de la Constitution, se contente de demander « un rapport sur les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française […] langue de la liberté ». Grégoire relève : « Il n’y a qu’environ quinze départements de l’intérieur où la langue française soit exclusivement parlée. Nous n’avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente patois qui en rappellent les noms ». Et il en fait l’énumération : « Le bas-breton, le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois, le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le lyonnais, le dauphinois, l’auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnois, le basque, le rouergat et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de 60 lieues en tous sens. Au nombre des patois, on doit placer encore l’italien de la Corse, des Alpes-Maritimes, et l’allemand des Haut et Bas-Rhin, parce que ces deux idiomes y sont très-dégénérés » (Grégoire, p. 301-302). Aux objections de la société strasbourgeoise des amis de Constitution et d’André Ulrich (Certeau, 1975, p. 275-280), Grégoire répond « Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ? Alors vous multipliez les dépenses : en compliquant les rouages politiques, vous en ralentissez le mouvement ». Et recommande : « Je voudrois que toutes les municipalités admissent dans leurs discussions, l’usage exclusif de la langue nationale » (Grégoire, 1975, p. 312).

La Convention post-thermidorienne

Après Thermidor, la Convention revient à des vues plus réalistes. Le décret du 29 brumaire an III (18 novembre 1794), dit décret Lakanal, prévoit que « l’enseignement se fera en langue française, les idiomes [patois, langues allogènes] ne seront employés que comme moyen auxiliaire ». La loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), dite loi Daunou, qui la remplace, reconduit cette formulation.

L’évolution législative et réglementaire : le Consulat et l’Empire (1799-1815)

La réglementation sur la langue officielle : l’arrêté du Premier consul du 25 prairial an XI (14/6/1803)

Alors que la République s’était bien étendue en Europe, ajoutant aux deux départements du Rhin les quatre de la rive gauche de langue allemande, ceux de Belgique et d’Italie, dont les administrations et les tribunaux se rattachent tous à des administrations et des cours à Paris, il n’y avait toujours pas de loi sur la langue officielle.

Le 25 prairial de l’an XI (14/6/1803), le gouvernement se résout à réglementer :

« Art. 1. Dans un an, à compter de la publication du présent arrêté, les actes publics dans les départemens de-la ci-devant Belgique, dans ceux de la rive gauche du Rhin, et dans ceux du Tanaro, du Pô, de Marengo, de la Stura, de la Sesia et de la-Doire, et dans les autres où l’usage de dresser lesdits actes dans la Langue de ces pays se serait maintenu, devront tous être écrits en Langue française.

Art.  2. Pourront néanmoins les officiers publics dans les pays énoncés au précédent article, écrire à mi-marge de la minute française-la traduction en idiome du pays, lorsqu’ils en seront requis par les parties.

Art. 3. Les actes sous seing-privé-pourront, dans ces départemens, être écrits dans l’idiome du pays à la charge par les parties qui présenteront des actes de cette espèce à la formalité de l’enregistrement, d’y joindre, à leurs frais, une traduction française desdils actes, certifiée par un traducteur juré ». 

Ainsi était décrétés le recours à la langue française pour les actes officiels, et la pratique du bicolonnage pour les publications officielles (voir : Droit de l’Alsace, la langue des actes publics).

Ultérieurement cet arrêté est sursis à l’exécution pour les garde-forestiers, c’est-à-dire pour les niveaux inférieurs de l’administration. D’abord en Corse (an XIII) puis dans les quatre départements de la Rive gauche du Rhin (an XIV). Puis l’exception s’étend à l’ensemble des actes pour les départements d’Italie (1806-1808-1809) où la langue italienne est autorisée à concurrence avec le français (1809). Dans les nouveaux départements hollandais et allemands, le néerlandais et l’allemand sont autorisés, mais avec une traduction française.

En 1815, l’arrêté de prairial an XI reste en vigueur pour les départements restés français.

L’allemand continue à servir de langue véhiculaire

L’allemand continue de servir de langue véhiculaire écrite dans bon nombre de situations administratives, en particulier lorsqu’il s’agit d’échelons peu élevés. Lois et règlements fiscaux sont dûment reproduits dans les deux langues. Pour le recrutement des percepteurs communaux on demande – si possible – les deux langues, c’est-à-dire, – si possible – le français en sus. Ainsi, en 1807, le sous-préfet de l’arrondissement communal de Sélestat admoneste les maires des communes de son ressort pour leur enjoindre de faire en sorte que les percepteurs rédigent les comptes en français. Il en va de même pour les autres administrations.

La langue scolaire

« Dans l’école primaire la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) met […] un terme à toutes les expériences scolaires de la Révolution. L’État restitue aux églises et confessions leurs prérogatives d’antan en matière d’instruction » (Lehembre, 1989, p. 182). Le recteur Montbrison estime, qu’au mieux, un quart des maîtres saurait enseigner en français (Sorgius, 1902, p. 25). Aussi « le préfet Lezay-Marnezia décide-t-il, de sa propre initiative et malgré les réticences du gouvernement, la création d’une classe normale de 30 élèves au Lycée impérial, avec un pensionnat, soit la première école normale, le 15 novembre 1810 » (Livet/Rapp, 1981, III, p. 629) (voir : Bourse, Collège, École).

Dans l’enseignement secondaire, les collèges communaux, anciennes écoles latines, continuent d’enseigner en allemand dans les petites classes, mais le français devrait remplacer le latin dans les grandes classes (voir : École : école latine, école allemande ; école primaire sous la Révolution et l’Empire). Les collèges nationaux, puis écoles centrales des chef-lieux enseignent en français, ce qui impose aux gymnases (Bouxwiller, Strasbourg, le gymnase de Colmar disparaît en 1794), l’introduction d’un enseignement du français.

« Par le décret-loi du 10 mai 1806 complété par le décret du 17 mars 1808, l’enseignement est confié exclusivement à l’Université ; aucune école ne peut être créée hors de l’Université ni sans l’autorisation de son chef ; personne ne peut ouvrir d’école ni enseigner publiquement sans appartenir à l’Université et en être gradué » (Lelièvre, 1990, p. 51-52). Les Facultés strasbourgeoises succèdent aux écoles par le décret du 17 mars 1808. Ainsi, la Faculté de médecine succède à l’école de médecine en 1808. En 1798/1799, le prospectus de l’école de sages-femmes indiquait que « pour mettre à même de profiter de cet enseignement les élèves qui ne savent pas la langue française, les leçons qui auront lieu tous les jours seront données un jour en langue française et le lendemain en langue allemande ». Mais le cahier d’observations tenu par des élèves sages-femmes de 1806 et conservé aux archives de la Faculté de médecine est rédigé en français. La Faculté de Droit succède à l’école de Droit. Après avoir conféré des équivalences aux étudiants alsaciens qui, dans l’intervalle avaient pris leurs grades dans les Universités du Saint-Empire, désormais disparu, comme à Goettingen, l’obligation de grades français est imposée pour l’accès aux fonctions judiciaires (juges ou avocats). À la Faculté de Droit, le cours est centré sur le code civil, en français nécessairement, mais comporte un enseignement de droit germanique, en allemand, avec Arnold et Hermann. Mais Strasbourg souffre de la concurrence de la Faculté de Droit de Coblence et a trop peu d’étudiants. Aux Facultés de Lettres et des Sciences de Strasbourg est désormais confiée la délivrance du baccalauréat, indispensable pour accéder aux emplois administratifs. Cette fonction rattache étroitement les Facultés aux chaires du Lycée impérial, sur lesquelles exercent souvent les mêmes titulaires. De ce fait, les cours des Facultés ne peuvent avoir lieu aux mêmes heures que les cours de lycée, nécessairement dispensés en français. Le lycée ouvre la voie aux grands concours des écoles du gouvernement, dont l’École normale supérieure, l’École polytechnique. Ces filières susciteront dans les décennies qui viennent des générations de scientifiques alsaciens. Avec l’introduction du baccalauréat, les établissements d’enseignement secondaire (gymnase, petit séminaire catholique) se voient obligés de renforcer l’enseignement du français. De 1810 à 1813, sur les 336 bacheliers, on compte 148 élèves issus du séminaire protestant et 106 issus du séminaire catholique, trois sarrois et quelques étudiants de la Faculté de droit (Livet, L’Université de Strasbourg, 1996, p. 90). Statuts et organisations des enseignements supérieurs ecclésiastiques (Grand et petit séminaires, Faculté et séminaire protestants) ne seront arrêtés définitivement qu’après 1815.

Les premières statistiques officielles sur la situation linguistique

L’extension sur tout le territoire d’une administration centralisée et d’un ministère de l’intérieur particulièrement actif, en charge de l’économie et de la population, relance les enquêtes statistiques et tout particulièrement les statistiques départementales. L’on y procède aussi à des descriptions de la situation linguistique des départements. Pour le préfet du Bas-Rhin, Laumond [Statistique officielle du département du Bas-Rhin, publiée par ordre du Ministre de l’Intérieur An X, Paris-Strasbourg], « tous ceux qui jouissent de quelque aisance ont à peu près l’habitude de notre langue. En général elle est familière à environ une moitié du département, au moins pour les usages ordinaires de la vie… La proportion est plus forte dans les villes, surtout à Strasbourg, où elle est au moins de trois quarts ; mais il y a encore certains cantons dans la campagne où elle est presque entièrement inconnue ». De son côté, le maire de Strasbourg Hermann note : « Comme avant la Révolution, la persistance de l’allemand dans les villes est due à l’importance de l’immigration des ouvriers allemands. De tous temps, il s’est établi et il s’établit journellement beaucoup d’étrangers, surtout des artisans originaires d’Allemagne, qui y contractent mariage. Ils conservent la langue de leurs pays, mais leurs enfants adoptent ordinairement celle de leurs mères, qui est le dialecte strasbourgeois » (Hermann, Notices historiques, statistiques et littéraires sur la ville de Strasbourg, Strasbourg, 1819). Les immigrés viennent aussi d’outre-Vosges, assure le secrétaire en chef de l’administration départementale Bottin dans l’Annuaire du Bas-Rhin : « Depuis la guerre de la liberté, le séjour des corps armés dans les cantonnemens, et les nombreux établissemens formés par des militaires retirés qui ont épousé des habitantes du pays, ont beaucoup contribué à étendre l’usage du français. On peut évaluer le nombre des habitants qui le parlent à un quart de la population » (Annuaire du Bas-Rhin, an VIII, p. 4). Dans le Haut-Rhin, l’Annuaire de 1812 tente même une statistique chiffrée sur la base des proportions estimées : « L’allemand est encore l’idiome des deux tiers des habitants du département, le français est le langage de tous ceux qui ont perfectionné leur éducation, et l’usage de la langue nationale s’est plus répandu depuis la Révolution ». Le directeur du bureau de la statistique du ministère de l’intérieur, Coquebert de Montbret reprend les éléments de ces enquêtes dans une géographie de la langue française, retravaillée dans les années 1920 par le linguiste Ferdinand Brunot. Pour Coquebert, « la partie française [du département du Haut-Rhin] comprend la moitié de l’arrondissement de Belfort, l’arrondissement de Porrentruy en totalité, une très petite portion de l’arrondissement d’Altkirch, l’arrondissement de Delémont presque entier. Pour le val de Liepvre dans l’arrondissement de Colmar : le haut de cette vallée est clairement de langue française ; en descendant, les lieux français et allemands sont mêlés. Avant la Révolution, la ville de Sainte-Marie était mixte et partagée par une petite rivière appelée la Levrette ; une demie environ de cette population parle indifféremment le français et l’allemand ; un quart environ ne connaît que la langue française ; un quart environ ne connaît que l’allemand ».

Les langues de la population

La langue de la population est majoritairement l’allemand. Catéchisme et prédications sont en allemand pour le clergé de toutes les confessions. Exilés en Allemagne pendant quinze ans, les cadres du clergé catholique alsacien du nouveau diocèse de Strasbourg ont maintenu leurs liens avec les diocèses, ordres et congrégations d’outre-Rhin, où ils s’étaient réfugiés ; ils participent au réveil catholique romantique de l’Allemagne. Comme avant la Révolution, les sociétés savantes, d’initiative préfectorale, ont le français pour langue officielle : elles doivent répondre aux questionnaires officiels ! Les cabinets de lecture diffusent livres et organes d’une presse étroitement contrôlée en français et en allemand. Les conquêtes impériales ont resserré les liens entre départements de langue allemande et les nouveaux États allemands voisins (grand-duché de Bade et royaumes alliés). Les liens entre hommes de lettres alsaciens (parfois fonctionnaires dans les départements rhénans) et allemands (rhénans, badois, wurtembergeois) restent étroits jusque dans les années 1830. À partir de 1815, les réfugiés allemands en Alsace sont nombreux et l’immigration ouvrière allemande, permanente ou saisonnière se renforce. Les hommes de lettres alsaciens sont édités par des maisons d’éditions allemandes, comme Cotta à Stuttgart, ou Treutel et Wurtz à Leipzig, et, à Paris. Il y a un théâtre français à Strasbourg. Mais le public des grandes et petites villes suit les tournées des troupes allemandes et ne manquerait pour rien au monde les représentations des troupes lyriques allemandes. Cet engouement se prolongera jusqu’en 1870.

Seule langue de la nation, nation d’une seule langue ?

Les milieux intellectuels allemands n’avaient pas attendu l’exaltation de la nation française par la Révolution pour faire entendre les appels de la langue et de la culture allemandes. Strasbourg avait été l’un des berceaux de ces redécouvertes (Herder, Goethe…). Le choc des guerres d’expansion de la Grande nation, et son reflux dans les guerres de libération allemande de 1813-1815 place l’Alsace en première ligne des revendications nationales allemandes.

Arndt lance le mot d’ordre du nationalisme allemand : « Was ist des Deutschen Vaterland? / So nenne endlich mir das Land!/ So weit die deutsche Zunge klingt/ Und Gott im Himmel Lieder singt ».

Le poète strasbourgeois Ehrenfried Stoeber peut bien répondre par celui de la petite patrie alsacienne : « Mein Leier ist deutsch, sie klinget von deutschen Gesängen; liebend den gallischen Hahn; treu ist, französisch mein Schwert, Mag es über den Rhein und über den Wasgau ertönen: Elsass heißet mein Land, Elsass dir pochet das Herz! ».

Nationalistes allemands et français ne partagent-ils pas la même conception de la langue ?

Pour les siècles à venir ne s’emploieront-ils pas à vouloir recouvrir frontières linguistiques et frontières nationales, en déplaçant l’une ou l’autre, l’une et l’autre ?

Conclusion

Révolution, Consulat, Empire n’ont pas modifié fondamentalement la situation sociolinguistique en Alsace. Les dialectes restent le véhicule linguistique utilisé par les couches moyennes et inférieures de la société, l’écrit en allemand commun reste largement majoritaire tant dans les productions scientifiques que littéraires. L’administration continuera à publier les textes adressés à l’ensemble de la population dans les deux langues, fidèle à sa politique de ne « jamais se servir de l’allemand seul » (comme le recommande le préfet Laumond), mais d’éviter des écrits monolingues en français qui ne seraient pas compris.

François Igersheim

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