Gastronomie alsacienne

De DHIALSACE
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Ensemble des cultures et pratiques concernant une bonne alimentation. « Connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l’homme qui se nourrit » (Brillat-Savarin, cité par Platine-Flandrin). L’Alsace a le plus souvent été considérée comme un pays où l’on faisait bonne chère (Stoeber). Phénomène économique, social et culturel, l’alimentation repose sur la production, la conservation et la préparation des produits alimentaires. L’alimentation n’est pas qu’une activité physique et biologique, c’est une activité éminemment socialisée, dans la famille, les communautés, les groupes sociaux. Préparation et consommation des aliments procèdent des goûts individuels et collectifs, et les habitudes gastronomiques évoluent tout comme les valeurs attachées aux différents aliments et comme la diététique des époques, les traditions et la culture culinaire, familiale et sociale.

L’alimentation au Moyen Âge

« La vigne couvre les coteaux, les champs portent les moissons, les Vosges sont couvertes de forêts, le Rhin fertilise le sol. » Ces vers d’Ermold-le-Noir résument l’économie de l’Alsace sous Louis-le-Pieux et renseignent sur les bases de son régime alimentaire. C’est celui d’une économie pastorale, où la viande provient aussi de la chasse et non pas seulement de l’élevage. La céréale dominante était probablement le seigle. 

Le régime des communautés religieuses

Le concile d’Aix-la-Chapelle et son De Institutione Sanctimonalium (817) prescrit : « Toute nonne doit recevoir par jour, trois livres de pain et trois livres de vin », et encore : « On fournira aux nonnes tout le nécessaire en viande et en poisson. » Et la règle précise : « Toutes prendront leurs repas ensemble. » Ce qui suppose une cuisine commune.

Le régime alimentaire des chanoinesses est celui de la noblesse, dont sont issues les nonnes des chapitres fondés en Alsace : Hohenbourg, Saint-Étienne, Eschau, etc. (v. Chanoinesses, Chapitres). Au cours de cette période où s’est rétractée l’économie monétaire, les produits des prélèvements et des échanges sont des produits alimentaires. C’est en céréales, en vin, en porcs, en poules, que le paysan paie son seigneur, s’acquitte de sa part de cotisation à la communauté paroissiale, effectue ses donations aux sanctuaires. Lorsque la monnaie refait son apparition et que son usage se généralise, l’on procédera à la conversion monétaire des produits dont devront s’acquitter les contribuables.

Les règles et instructions religieuses nous renseignent sur les conceptions culinaires des fondateurs d’ordres et abbés des monastères nombreux en Alsace au haut Moyen Âge. Pour ces hommes et femmes qui prient et travaillent – bêcher le potager, éplucher les légumes, pétrir le pain – le régime alimentaire se caractérise d’abord par la régularité dans la consommation des repas. Dans les abbayes bénédictines (v. Abbaye), pendant les mois de travaux aux champs, l’on prend deux repas en commun par jour au réfectoire, dans des assiettes individuelles, soit à midi et le soir après Vêpres (6 heures). Ils comprennent deux plats de légumes, suivis de fromage, avec du vin et du pain (noir). Les jeudis, les dimanches et fêtes, la viande ou le poisson peuvent y être ajoutés. Pendant les mois froids, où l’on se lève et se couche dans la nuit, seul le repas de midi est servi au réfectoire. Au dîner, pris seul, on sert « la pitance » : quatre oeufs et une ration de fromage. Mais, pendant les périodes de jeûne (avent, carême…), soit un tiers de l’année, les moines se contentent d’un repas par jour, pris à none (3 heures de l’après-midi). L’enrichissement des monastères a conduit à une alimentation plus carnée et plus épicée, comme celle de la noblesse, dont étaient issus la plupart des moines et à une amélioration de la qualité du pain. La viande fait partie du menu de l’ordinaire à partir du XIIe siècle, sauf les mercredis et les vendredis. Les réformateurs dont Bernard de Clairvaux, avec les Cisterciens, insistent sur la rupture à accomplir avec l’alimentation laïque, par une cuisine austère, sans condiments, avec un petit nombre de produits simples. Le déjeuner compte deux plats de légumes cuits, une livre de pain et du vin. Le dîner comprend des fruits, des légumes tendres crus, ainsi que les restes du pain et du vin de midi. Le pain est fait d’un mélange de céréales et de légumes secs, en principe d’orge, de mil et de pois. Les moines se relaient, deux par deux, pour faire les repas de la communauté dans la cuisine conventuelle. L’ascétisme prôné par Bernard de Clairvaux ne s’exprime pas seulement par la diminution du nombre des repas ou des mets et légumes cuits, remplacés par légumes crus, mais aussi par l’interdiction de la sociabilité prandiale : les moines blancs et les convers mangent rapidement leurs nourritures austères dans un silence absolu, écoutant des lectures pieuses. Parler à table est puni par la privation de vin ou, en son absence, de l’un des deux plats de légumes crus ou cuits. Peu à peu, les monastères cisterciens eux-mêmes s’enrichissent. L’abbaye de Salem a assuré la fourniture en céréales à nombre des villes du Haut‑Rhin.

Les communautés paysannes (Dinghöfe – colonges) et «Dorfgemeinde »

Les colonges (Huben) réunissent les paysans – une quarantaine de manses – autour de la cour du seigneur. La communauté villageoise (v. Communauté rurale, Dorfgemeinde) se greffe sur ce groupe originel, au statut particulier consigné dans des chartes ou rotules. Avant les plaids a lieu un banquet. Les rotules nous en donnent parfois les menus à la date de la rédaction des rotules (XIIe-XIIIe siècles) (v. Dinghof). « Le menu des repas colongers est presque partout le même » écrit Hanauer : « Quand le seigneur veut tenir son plaid, le maire de Zimmerbach charge deux colongers de faire la cuisine et leur donne de l’argent pour la viande, le vin et le pain. On sert aux colongers de la viande rôtie et de la viande bouillie, de la moutarde avec le bouilli, un mou de veau au lait avec le rôti, du vin blanc et du vin rouge. » (Hanauer, Les paysans, p. 201). Le maire est obligé de rembourser les mécontents de certains banquets et on peut en déduire que chaque paysan a payé son écot (Utz). La communauté doit le gîte et le couvert aux seigneurs et à leurs suites (v. Atz, Herberge) et à leurs chiens (v. Hundatz). Le menu des repas servis aux seigneurs est précisé. À Hohen-Rodern, on offrait « du veau, du porc, des poulets, avec des épices bonnes et suffisantes ». À Saint-Léger, on ajoutait du boeuf, du fromage et des fruits. Le soir de l’arrivée du seigneur, le maire de Gresswiller lui servait de la volaille et du poisson, du gibier et de la viande de boucherie ; le curé y contribuait par du gingembre, des clous de girofle. Les revenus du curé lui permettent de se procurer les épices qui commencent, au XIe siècle, à refaire leur apparition dans l’alimentation de la population (Charles Schmidt, Paysans et Seigneurs, p. 65).

L’essor du XIIe siècle

À la période carolingienne humide et froide succède, entre 950 et 1275, une période plus chaude, avec des températures douces et une pluviosité modérée, un climat favorable à la culture des céréales. En Alsace, au fur et à mesure de l’essor démographique qui stimule défrichements et extension des surfaces céréalières, la densification de l’habitat autour de l’église et du château et des jardins autour des villages, la multiplication des villes, le régime alimentaire se différencie davantage.

La description de l’Alsace par l’auteur des Annales des Dominicains de Colmar, traduite par Charles Gérard, semble avoir tout du lieu commun, si l’on ne s’était attaché, dans la Chronique, aux relevés attentifs de la succession des années, signalant abondance de vin et de blé ou déficits dus au gel ou aux inondations.

« Il croit en Alsace du vin blanc, excellent et en très grande quantité. Les vignes sont munies avec grand soin d’échalas. Il y a également dans la province beaucoup de bois à brûler et on y transplante un grand nombre d’arbres fruitiers. […] On y voit des prairies, des terres labourables, des forêts, des champs. […] Il y croit du froment, du seigle, de l’orge et de l’avoine, des légumes, des fèves, des pois, des vesces, des lentilles, ainsi qu’un grand nombre d’autres plantes. Le pays produit des petits chevaux, il y en a aussi des grands et propres à la guerre. Il produit aussi des boeufs, et des moutons, des chèvres, des porcs, des ânes et des mulets. Les espèces de chiens y sont nombreuses, le loup en compte plusieurs, on y voit des cerfs, des ours, des renards et d’autres espèces d’animaux… Parmi les oiseaux qui arrivent en été et repartent en hiver, on connaît les cigognes, les ramiers, les tourterelles, les coucous, les cailles, les oies, des canards et plusieurs espèces de gallinacées et les forêts abondent en nombreuses espèces d’oiseaux. » (Gérard, Liblin, Annales, p. 237).

Le chroniqueur dominicain a relevé l’essor de la plantation d’arbres fruitiers, signalée par Mone (ZGO, 13, 1861). Mone note pourtant que les quetsches, les mirabelles, les pêches n’apparaissent qu’à l’époque moderne : nous les voyons citées dans le livre de cuisine d’Anna Weckerin (« Ein köstliches new Kochbuch », 1597). Mais alors que cette dernière fait un appel massif au lait d’amandes pour ses recettes – une caractéristique selon certains auteurs de la cuisine médiévale – Mone n’en trouve pas beaucoup dans les sources du sud-ouest du Saint‑Empire. Les arbres fruitiers donnent lieu au développement des vergers, toujours propriétés privées des paysans, autour des villages, moins souvent au bord des chemins ou en arbre-lisière (v. Arbre-lisière), mais les amandiers sont assez souvent plantés dans les vignes.

Les régimes alimentaires se différencient

Aux nobles « mangeurs de viandes », se joignent les urbains. Les villes garantissent la présence de denrées alimentaires, à des prix accessibles pour les habitants sur le marché urbain. Céréales et viandes sont taxées. L’on s’efforce de garantir les approvisionnements sur les marchés des villes, par des alliances entre villes (Marktordnungen, Fleischordnungen) (v. Boucherie, Diètes d’Alsace). L’alimentation urbaine revêt déjà sa caractéristique de la période moderne : elle repose sur une division du travail et les échanges sur un marché. Deux régimes alimentaires coexistent : celui de la préparation domestique de l’alimentation qui règne dans les campagnes, et celui de la société urbaine, avec ses métiers spécialisés dans la préparation de la nourriture, « les métiers de la bouche ». Avec le progrès de la scripturalisation, l’on dispose de beaucoup plus de sources nous permettant de reconstituer l’alimentation des familles.

Les produits d’offrandes

Les offrandes aux sanctuaires et pèlerinages nous donnent quelques indications sur les produits de consommation en usage. À Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg, les donateurs déposent des oeufs, des noix, des légumes sur les autels (1327) ou encore du blé, du vin et des noix le mercredi des Cendres. À Saint-Thomas, nous relevons pour le XIVe siècle du blé, du vin, de l’huile, du lin, du chanvre, des légumes, des oeufs, des poules et des oies. À la chapelle de Saint-Ulrich de Ribeauvillé, les fidèles déposent des poules et des ruchers d’abeilles (pour le sucre). À Appenwihr (Haut-Rhin), les fidèles ont déposé des pigeons, des oies, des canards et des jambons fumés (L. Pfleger, AEA, 1933, p. 66-67).

La cuisine et la diététique médiévale

La médecine médiévale comporte trois branches, la chirurgie, la pharmacopée et la diététique. La diététique sert également à prévenir et à conserver la santé. Elle concerne donc les bien portants et les malades. Le corps humain bien portant est défini par un mélange équilibré de chaud, de froid, de sec et d’humide, aux différentes saisons de l’année et âges de la vie. L’enfance est chaude et humide, la vieillesse, sèche et froide. Il importe donc de conserver ou de rétablir ces équilibres, par l’ingestion d’aliments considérés comme chauds, froids, humides ou secs. Le traité le plus cité, très largement diffusé au Moyen Âge, est celui d’Aldebrandin, médecin siennois, qui a fait partie des cercles intellectuels familiers des traités arabes autour de l’empereur Frédéric, plus tard établi à Troyes, qui écrit en langue d’oil, mais est traduit très vite en italien et en latin, langue universelle de l’époque (Marilyn Nicoud). Ainsi, les lentilles sont à la fois froides et sèches, les prunes (et en général les fruits), froides, mais humides. L’ail et la plupart des épices sont secs. Mais les échalotes et les oignons sont chauds, mais humides. Près de cent oeuvres en latin sont écrites sur le sujet entre les XIIIe et XVe siècles, et la plupart des livres de cuisine imprimés ultérieurement continueront d’affirmer vouloir traiter à la fois les bien portants et les malades.

Voilà quel était le menu de l’hôpital de Strasbourg vers 1450 : au déjeuner, un choix de 3 ou 4 soupes ou un bouillon aux oeufs. Au dîner et au souper, une écuelle de bouillon, de la viande bouillie ou rôtie, remplacée à l’occasion par du civet et, les jours maigres, par des oeufs et du poisson, suivis de fromage et de fruits. Entre les repas, on servait des oeufs à la poêle à volonté. À minuit, des infirmiers étaient chargés de distribuer aux grands malades une collation légère consistant en fruits (raisins, poires, pommes, cerises, mûres) en compotes et parfois en betteraves rouges ! Les jours de fête, l’hôpital offrait à ses pensionnaires de véritables festins. Au menu du dimanche de Pâques figuraient outre l’agneau rôti, un flan et une pâtisserie, une sorte de brioche en forme de rameaux. Le dimanche de Pentecôte avait son entremets traditionnel composé de « cent oeufs, seize pots de lait, et trois onces d’épices ». À la Fête-Dieu, on servait un quart d’oie rôtie. La spécialité du repas de Noël était la gelée de veau, accompagnée d’un dessert de pain d’épices (communication d’Élisabeth Clementz).

Certes, les rations servies aux malades répondent aux conseils de bien les nourrir pour mettre fin à leur maladie, mais on constate que les menus de l’hôpital de Strasbourg ne tiennent pas compte des interdits de fruits, considérés comme humides et dangereux, ni des préventions contre les épices. Mais il est vrai que la cannelle et le safran, probables épices des gâteaux dispensés aux malades, n’occupent que les 2e et 1er degrés de la dangerosité de chaleur, sur une échelle de 4, où le poivre occupe le 4e degré.

Fin du Moyen Âge et Temps modernes : l’Alsace à table

À partir du XIVe siècle se succèdent les catastrophes démographiques, avec des épidémies récurrentes de peste (1316, 1349, 1358, 1381), de grippe, de guerre (1339, 1365, 1444), de mauvaise conjoncture (refroidissement climatique, baisse des prix céréaliers et du pain). La population abandonne de nombreux villages (env. 300), du fait soit de la mortalité ou de l’émigration vers les villes. Celles-ci se multiplient, s’agrandissent, se révolutionnent (prise du pouvoir par les corporations) et se donnent de nouvelles constitutions, se guerroient, s’allient en ligues (Dollinger, Histoire de l’Alsace).

Les garde-manger strasbourgeois

Dans Strasbourg au XVe siècle, Jacques Hatt, à partir des règlements strasbourgeois, fait le tableau de l’alimentation de la ville au XVe et XVIe siècles. Il énumère d’abord les céréales qui peuvent servir à faire du pain. Les bourgeois sont obligés d’en avoir une certaine quantité en réserve, au prorata de leur fortune. Ils portent leur grain à moudre dans les moulins de Strasbourg, situés pour la plupart à l’entrée de l’Ill dans la ville, avant les Ponts-Couverts. Peuvent être mêlées à la farine de céréales, les graines qui servent à faire les soupes : les haricots, pois, lentilles, ainsi que les plantes à huile : graines de pavot. La farine sera pétrie et cuite à domicile, par des boulangers itinérants (mais dûment enregistrés à la corporation), ou chez le boulanger à échoppe. Le pain est blanc ou mi-blanc ou de seigle. Les bourgeois peuvent également acheter leur pain, vendu à l’étal place de la cathédrale. La vente du pain de seigle est autorisée pour les boulangers forains, trois fois par semaine. Les boulangers vendent également des tartes (flade), des pains d’épices, sucrés ou salés (Lebkuchen), des beignets fourrés, toutes sortes de pâtés et de tourtes et toutes sortes de petits pains à l’eau, au lait, sucrés, salés (wecke) et de bretzels (bretstelle). De l’ensemble des légumes servant à faire les bouillons, potages, soupes et muess, ressortent les choux ou les navets fermentés, Gumpostkrut (sorte de choucroute). Les oeufs sont un élément essentiel du menu : bouillis, durs, frits, battus en neige, sur le plat. L’on consomme enfin un grand nombre de variété de fromages, cuits ou fermentés.

Un petit casier dans la cuisine comprend l’assortiment des épices et condiments usuels : poivre, gingembre (ingeber ou ingwer), clous de girofle (negelein), cannelle (zyninn ou kannel), noix de muscade, safran (safron). Avec les plus employés : le sel, la moutarde et le raifort. Les huiles sont de noix (nüssöl), de pavot (magsotöl), lin (hanföl). Le sucre enfin ! C’est du sucre de canne venu d’Orient par Bâle et l’Italie, ou fait de miel, à partir de la production des très nombreux ruchers. Hatt fait également un tableau très complet des différentes sortes de viandes consommées : bovins, moutons, chèvres, volailles de toutes sortes.

L’abondance de viande dans les menus ouvriers alsaciens

L’une des conséquences des crises démographiques de la fin du Moyen Âge semble avoir été l’abondance de viande dans le sud-ouest du Saint‑Empire et en Alsace, ce qui contraste avec la situation généralement décrite ailleurs, par exemple en Provence. Hanauer a souligné ce phénomène, en relevant que le menu des ouvriers de Strasbourg, mais aussi de Colmar ou de Bâle, comprend près d’une livre de viande (de boeuf ou de porc) par jour. Ces ouvriers prennent quatre repas par jour. Au lever le matin (morgen), un pain et de l’eau ; à midi, le déjeuner (Imbiss), 2 pains et un bol de soupe avec 2 morceaux de viande, puis des fruits. Au soir (le « goûter » - vesperen), un pain. Enfin, le repas du soir, à la nuit, le Nachtimbiss, un bol de soupe et deux morceaux de viande et des fruits à chaque repas. Mais le menu est fonction de la saison. En juin 1523, les ouvriers employés au couvent des Dominicains de Strasbourg ont une omelette au petit-déjeuner, du boeuf au déjeuner, des cerises au goûter et du mouton au souper. Mais, au mois de juillet, fini les cerises : ils ont du poisson au déjeuner et des radis au goûter. Ce n’est qu’à la fin juillet qu’ils mangent des pêches, puis des poires et des pommes. Enfin, un menu spécial s’impose pour les fêtes de l’année, liturgiques ou liées aux cycles des productions : le jour de la grande lessive ou le nettoyage de printemps, l’arrivée de la choucroute nouvelle (fin octobre), les rois (6 janvier), l’abattage du cochon (hiver), etc.

Hiérarchies sociales et profusions culinaires : les Gastordnungen

Le repas est une pratique socialisée, pas seulement un acte de subsistance. Et les repas des grands évènements de l’année et de la vie donnent lieu à des repas nécessairement exceptionnels et donc ostentatoires. C’est le cas pour les banquets des nobles. C’est aussi le cas pour les banquets de bourgeois. L’abondance et l’ordonnance du repas doit refléter la hiérarchie sociale. D’après Charles Schmidt, Strasbourg compte 68 auberges (27 Trinkstuben et 41 Herberge), ainsi que 29 poêles de corporations. La plupart des banquets s’y tiennent. On y trouve les meubles et les ustensiles déjà relevés dans les ménages des familles, à ceci près que certains poêles sont des institutions publiques. Le poêle de la corporation de l’Ammeister devient la cuisine et la salle à manger officielle de la ville, car l’Ammeister va y manger et y invite, y compris les ambassadeurs, et il y va du prestige de la ville. La vaisselle de la ville y est versée ; elle est d’argent et les cuisiniers du poêle se voient accorder des frais de bouche pour l’achat de leurs denrées. Et on ne lésine pas. Est-ce également un effet de l’abondance relevée par Hanauer et par les historiens de l’alimentation de l’Europe germanique ? Hanauer commente les versions successives de l’ordonnance de police de Strasbourg (Polizeiordnung der Stadt Strassburg) de 1628 (qui reprend les ordonnances de 1510, 1516, 1526, 1529, 1537, 1545, 1573, 1615, 1620 et 1622) (Hanauer, Études économiques, p. 292-294). Elle tente de refréner, sans grand succès, les énormes dépenses – den prächtigen und schädlichen überfluss in Speisen welche bishero gemeinglich, auch wol von geringen Standspersonen in grosser menge und mit obermachter kostbarkeit aufgesetzt – qu’occasionnent les fêtes de famille, baptêmes, mariages, obsèques.

En Alsace, il est deux sortes de repas de mariage, les Freyhochzeiten et les Irtenhochzeiten. Aux Freyhochzeiten, qui peuvent avoir lieu au domicile, mais aussi à l’auberge ou dans les poêles des tribus, l’invitant prend les festivités à sa charge. Aux Irtenhochzeiten, qui se tiennent nécessairement dans une auberge, chaque invité paie sa part, mais s’acquitte par les cadeaux qu’il fait aux époux. Les festivités s’étendent sur deux jours, quelquefois trois, le troisième étant celui réservé aux domestiques (qui ont été à la peine pendant les deux premiers jours). Le nombre des convives devait être limité à la famille, soit entre 40 et 60 invités. Selon la classe à laquelle appartiennent les bourgeois, tout comme celui affecté à leurs costumes, le budget des banquets est limité. Les bourgeois de la 1ère classe (patriciens, docteurs, licenciés, professeurs, rentiers, négociants de premier ordre, noblesse, membres du Sénat et du Magistrat) doivent limiter leurs banquets à 8 services (achterley), ceux des classes moyennes à 6 (sechserley) et ceux des dernières classes (artisans, jardiniers, servantes) à 4. Ces chiffres sont augmentés en cas de banquets en l’honneur d’invités extérieurs à la ville, pour soutenir sa réputation. Ne sont pas compris dans ce nombre, les soupes, plats de légumes, salades et desserts (Zuckerwerk, Confect), pas plus que les pièces à effet (Schauwerk) des entremets (paons, cerfs ou animaux empaillés sur plats de victuailles, autres pièces sculptées, etc.). En 1646, l’ordonnance des services se présente comme suit : premier service : coq d’Inde, pâté de pigeonneaux ou de poulets, deux soupes chaudes et deux soupes froides ; second service : viandes fraîches et fumées, poule bouillie, quelques plats de choux ou autres légumes ; troisième service : un plat de poisson, deux plats de goujons ou de saumoneaux ; quatrième service : huit espèces de rôtis (Hanauer, Études économiques, p. 294). Les réglementations de Colmar décrivent l’ordonnance des plats comme suit : soupe, viande, légumes, entremets, poisson, deux espèces de rôtis, fruits et fromage et par personne, 1 miche de pain et 1 pot de vin (2,5 litres) (1659), soit six services (sechserley) (Hanauer, Études économiques, p. 295). Par ailleurs, les coutumes et statuts urbains réglementent longuement l’activité de l’aubergiste.

La cuisine à la cheminée

L’inventaire après décès d’un riche chanoine, Louis d’Odratzheim, que nous donne J. Hatt, fournit un aperçu des ustensiles utilisés en cuisine et à table à la fin du XVe siècle (1499).

Il y avait dans sa cuisine, équipée d’une cheminée, des marmites et chaudrons de cuivre et de fer à trépieds (fürkessel) ou sans trépieds (kessel) et des poêles à frire (pfann) avec, selon les produits à frire ou bouillir (fleisch, fisch, kesten), à tenir directement sur le feu ou sur des trépieds à feu avec des ronds (kesselringe), un gril (grilrost), une broche (bratspiess), un soufflet (blas), un tranchoir (hackmesser) et un hachoir (hackmesser). C’est à la cuisine qu’on lave les assiettes et couverts, et on y trouve un égouttoir à vaisselle (schusselkorp mit schusseln und tellern), un garde-manger (une huche, spiesströglin), un buffet qui contient des pots à vin en étain de différentes tailles (schenkkannen, messige kannen,halbmessige kannen), des plats et bols (grosse platten, schisseln) et des assiettes en étain et en bois (ein dutzend zynnen tellern, holzen tellern), enfin une série de gobelets en grès (becher et steinenkriegelein) mais très peu de verres, une salière (salzfass). S’y ajoutent les cuillères en bois ou en cuivre, une râpe (rybisin), un rouleau (walholz), des roulettes à gâteaux (redelen zu kuchelen), un panier à pain (brotkorb), des mortiers en pierre (mürselstein). Hatt a reproduit la couverture de Küchenmeisterei de Jean Knobloch (Hatt, p. 334) où l’on voit un égouttoir à assiettes en bois, une poêle à châtaignes, la cheminée avec sa crémaillère et son chaudron, les chaudrons à trépieds dans le feu, avec le cuisinier à bonnet haut qui tient une poêle à frire à long manche pendant qu’il arrose la poêle d’une louche à long manche. Au mur sont suspendus des trépieds à feu, cependant qu’un marmiton s’affaire sur un banc à hacher avec deux hachoirs, le tout sous la surveillance de celle qui doit être la maîtresse de maison.

La table et les couverts des familles

On aurait donc des marmites et des pots, des assiettes et des gobelets en bois et en étain, des cuillères à la cuisine, mais pas de fourchettes ni de couteaux pour la table ? Mais deux gravures du « maître de Pétrarque » (probablement Hans Weiditz), dans le Von der Artzney Bayder Glück des guten und widerwertigen (Augsbourg, 1532), dont la traduction et le programme des illustrations est de Sebastien Brant (Christian Rumelin, revue en ligne) mettent en regard « la salle à manger de l’auberge bourgeoise et le repas du paysan ». Dans l’auberge bourgeoise, les convives sont assis à une table, avec leurs couteaux. À coté d’eux, leur tranchoir, où ils débitent la viande qu’ils ont découpée dans une volaille posée au centre. Le paysan est attablé, assis lui aussi face à une grande planche sciée dans un tronc d’arbre, ronde et non équarrie, posée sur quatre pieds. Il a posé une casserole à long manche retirée du feu d’une cheminée (on voit unkachelofen dans le coin de la gravure), dans laquelle il se sert avec une cuillère en bois. À côté de la casserole, un petit tranchoir et son grand couteau. Sur la table, des légumes crus, qu’il s’apprête peut‑être à manger. Pas de fourchette donc, alors que la fourche est d’un emploi courant dans l’étable, mais seulement un couteau pointu pour saisir et porter à la bouche.

L’imprimerie et la cuisine : la première cuisinière alsacienne

De nouveaux produits

Vers 1500, venues d’Italie, apparaissent dans le Saint‑Empire, une série de nouveautés alimentaires. Le riz fait son apparition, avec le chou frisé (Wirsing), les oranges et les citrons. Apparaissent également une série d’accommodements nouveaux : la tartine (Butterflade ou Käsflade) adaptée aux repas intermédiaires ou goûters (collatz) ; la technique du flocon –graupe – (d’avoine mais également des autres céréales) se répand et s’impose pour les « muess - muessli ». De même s’introduisent une série de légumes est-européens propres à la conservation vinaigrée : le concombre et le cornichon (Gurke).

Les importations massives de bestiaux venus de l’Est pour pallier les pénuries de viande d’une population habituée à l’abondance provoquent l’adoption de nombreuses recettes de viande hongroises, bohémiennes, polonaises, dont témoignent les livres de cuisine, à commencer par le plus répandu, celui du cuisinier hongrois Rumpolt. Le maïs, les tomates et même la pomme de terre, arrivés en Espagne, ne sont pas encore répandus.

Les menus de base pour les classes populaires reposent sur les viandes de porc, les saucisses, avec les légumes, les volailles, un peu de pain, les soupes et les muess de céréales (bouillies), le pain trempé, les fèves, l’eau et les laitages (lait caillé), les choux. La bourgeoisie privilégie la viande de veau avec les légumes, le fromage et le pain.

Mais, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, le rapport entre viande et pain s’inverse dans la consommation au profit des produits céréaliers, non pas du pain, mais plutôt des nouilles (nudeln), des boulettes (knoedel ou knepfle) ou des omelettes. Ils se combinent avec le chou fermenté, les knoedel de betteraves (puis de pommes de terre), le lait caillé, le lard et les saucisses.

L’imprimerie et les livres de cuisine

Le livre de cuisine ou plutôt le livre de diététique, en latin, ou en langues vernaculaires, figure déjà dans les différents genres de l’édition manuscrite. Les livres de cuisine (kochbücher) prennent place au nombre des classiques de l’imprimerie. De 1475 à 1620, 220 livres de cuisine ont été édités en Europe, un tiers d’entre eux en langue allemande. En 1475, l’éditeur nurembergeois Peter Wagner fait paraître « Kuchenmaystrey », réédité tout de suite à Mayence et Spire. Le « best seller » des livres de cuisine du XVIe siècle sera abondamment plagié. Dû probablement à un cuisinier de prince, il ne traite que des mets médiévaux « nobles ». La viande de boeuf, viande de paysan, n’est pas utilisée ; seules le sont les venaisons. L’imprimeur Steiner d’Augsbourg publie en 1542 une traduction du livre de cuisine (en français) de Platina « Von allen Speisen und Gerichten wie man sie allerhand Art künstlich und vol, kochen, einmachen und bereiten sol ». Mais le traducteur allemand ignore les noms des pâtes italiennes rendus par des tournures allemandes très maladroites. En 1587 paraît le grand ouvrage du cuisinier de l’archevêque de Mayence, Rumpolt « Ein neues Kochbuch » (http://diglib.hab.de/drucke/2-3-oec-2f/start.htm?image=00005). Il remplace le « Küchenmeister » pour deux siècles. Il doit sa célébrité à son style familier : comme la plupart des livres de cuisine, on y tutoie le lecteur. Rumpolt, sans signaler les quantités à utiliser ni les durées de préparation et de cuisson, énumère les produits à accommoder et les opérations à faire en courtes et claires notices. Il doit aussi sa popularité à la variété de ses menus, ainsi qu’à la beauté des illustrations des produits (animaux, légumes) dues à J. Amann, Virgil Solis, Hans Weiditz. La couverture est la gravure d’un cuisinier à sa cheminée avec tous ses ustensiles. L’ouvrage consacre une large place aux viandes, une fort petite aux céréales et pâtes. Les recettes de boeuf sont au nombre de 83, celles de veau 59, de mouton et agneau 45, de cerf et chevreuil 37, de sanglier 37, de volailles 44, les recettes de muess de légumes sont 225, de salades 50, de pâtés 66, de tourtes 50. Il ne s’est donc pas borné à la cuisine « noble ». Rumpolt publie la première recette de pomme de terre (erdapfel) : « après les avoir bouillies et épluchées les faire frire à la poêle » ; on reconnaît là les pommes sautées ou « roessti ». Mathias Hupfuff a-t-il publié le premier livre de cuisine alsacien, en 1507 ? Il aurait été repris par Knobloch (Voegeling). En tous cas, Ritter attribue à Johann Knobloch un Küchenmeisterei de 1516 (dont le fonds patrimonial des médiathèques de Strasbourg détient l’exemplaire).

Anna Weckerin : la première cuisinière alsacienne

En 1597 et 1598 paraît à Amsterdam (Michel Forster) le premier livre de cuisine d’une femme, Anna Wecker (in), Bâloise établie à Colmar : Ein köstlich neu Kochbuch von allerhand Speisen, an Gemüsen, Obs, Fleisch, Geflügel, Wildpret, Fischen und Gebachens, mit fleiss beschrieben durch F. Anna Weckerin, weyland den Herrn D. Johann Jacob Weckers, des beruhmten Medici, seligen, nachgelassene Wittib (Kintz, NDBA, p. 4111). Anna Weckerin explique que l’ouvrage repose sur l’expérience acquise en accompagnant son mari dans sa visite de malades, que le livre devait être revu par lui, mais que ce dernier était mort prématurément. Elle s’était néanmoins décidée à la publication. L’édition originale porte en couverture une femme cuisinière à sa cheminée, pendant de la gravure du Küchenmeister. L’ouvrage se dit destiné aux malades et bien-portants, femmes enceintes ou relevant de couches et personnes âgées. Il classe ses menus par types de plats. Dans une première partie, il traite des préparations à base de céréales, soupes et muess, avec lait d’amandes, les trois autres parties étant consacrées aux fruits frais et secs, aux viandes et aux poissons. Anna Weckerin nous donne 59 recettes de viandes rôties, en saucisse, en pâté, en conserve, en bouillons, avec cervelle, poumon, foie, langue, pis de vache, rognons, tripes. Il s’agit surtout des volailles, poules, pigeons, canards, oies, mais aussi d’agneau, de lièvres, de chevreuil, très peu de viande de boeuf, mais du veau ; 42 recettes de fruits, pommes, quetches, raisins, oranges, cerises sucrées et aigres, pêches, châtaignes, fraises, groseilles, poires, pommes, coings (Kutten ou Kuttenapfel), églantier, jus d’églantine, noisettes, potiron (Kürbis), dattes (datteln) ; 29 recettes de poisson : carpes, saumons, anguilles, frites, en pâtés, bouillies, en salades, escargots, brochets, grenouilles, écrevisses. Mais l’originalité de son ouvrage réside dans l’abondance de ses recettes à base de céréales : recettes salées de pâtés de viandes et poissons et tourtes, d’omelettes et crêpes. Les « knoedeln » y font leur apparition, de même qu’expressément citées, des recettes à la hongroise de boulettes de viande, empruntées à Rumpolt. Elle nous donne de nombreuses recettes sucrées de tartes, brioches, biscuits de Noël avec de la cannelle (Hirschhörner), pains d’épice, brioches en forme de mortiers (Züger) qui donnera ultérieurement lekougelopf ou Guglopf, les gaufres (oflate). Les tartes aux fruits sont abondantes : apfel, biren, mandel, kütten und biren dorte. On y trouve des recettes de soupes, au lait et au riz. Mais la façon la plus utilisée est celle du muess de flocons d’avoine – recommandée pour les malades – ou d’autres céréales. Les recettes de céréales utilisent abondamment le lait d’amandes ou, le cas échéant de vache, de brebis ou de chèvre et le lait caillé, le fromage. Les matières grasses utilisées sont le beurre ou le saindoux, les épices : sel, vinaigre, clous de girofle, ail, persil, safran, poivre, noix de muscade, gingembre. La pâtisserie fait massivement appel à l’eau de rose (Rosenwasser) avec le sucre, à la cannelle, aux raisins verts ou secs, au cumin. Anna Weckerin expose la façon de conserver des fruits pour toute l’année : en séchant les fruits (raisins, pommes), en faisant des compotes, des confitures, du sirop. L’édition d’Anna Weckerin de Bâle de 1679 intègre en seconde partie la traduction allemande du « Cuisinier français » de François-Pierre de la Varenne, Parisische Küchemeister / Das ist Jetziger Zeit verleckerte Französische Art un[d] Manier Allerhand Speisen bey köstlichen Pancketen und Haußhaltungen zu kochen und zuzurichten. La cuisine européenne se mettait à l’heure française.

La cuisine du Père abbé de Lucelle : geistlicher Küchenmeister

À ce moment-là – 1671 – est déjà paru, à Molsheim, le Kochbuch so wol für geistliche als auch weltliche Haushaltungen, avec plus d’un millier de recettes du cistercien Bernardin Buchinger, abbé de Lucelle, qui se contente de signer « geistlicher Küchenmeister des Gotteshauses ». Il se sert naturellement abondamment des livres de cuisine déjà publiés. Ainsi, sa recette de pommes de terre est copiée de Rumpolt. Son livre a été analysé par Jean Zimmermann et Gabrielle Claerr-Stamm. Il s’ouvre sur une présentation de la cuisine du monastère et de son personnel, la liste des ustensiles, la répartition des locaux annexes et l’agencement de la pièce où sont conservées les réserves. Cette partie devient classique dans les livres de cuisine. Suivent les propositions de menus. C’est aussi un livre de cuisine pour établissements religieux, Buchinger donne des exemples de menus adaptés aux temps liturgiques. S’en suivent 1 008 recettes classées, comme l’avait fait Rumpolt, par produits. Viennent d’abord les mets composés de viande comme le boeuf, le veau, les ovins et les porcs, ou de gibier (comme le cerf, le sanglier, le lièvre), le lapin, la volaille, la dinde, le coq de bruyère, le paon, le faisan, la perdrix, la gélinotte, le pigeon, la grive, l’alouette, l’oie, le canard, la poule, le chapon. Un chapitre est consacré aux recettes de pâtés, beignets et tartes. Les repas avec du poisson sont nombreux ; on compte 25 recettes avec des carpes. Mais on y trouve aussi le brochet, la truite, l’ombre, le barbeau, la brasse, le merlan, l’ablette, le saumon, le goujon, la lamproie, la tanche, la morue séchée, le hareng, le hareng saur, les poissons du Rhin et l’écrevisse. Puis suivent les chapitres consacrés aux mets avec oeufs, aux mets de carême, aux fruits (pommes, coings, quetsches, prunes, amandes, noix, raisins de Corinthe, châtaignes, marrons), aux légumes (choux, choux-fleurs, navets, radis, carottes, artichauts, concombres, potirons, chanterelles, asperges (quatre recettes), laitues, blettes, épinards, persil, endives, chicorée, petits pois, lentilles, maïs (moulu) et le riz. Enfin, Buchinger traite des condiments et épices, du sel (à utiliser avec mesure), du saindoux ou du beurre, du lard, du miel, du sucre, du vin, du vinaigre, du citron, des oranges, des câpres, de la moutarde, du fenouil, des oignons, de la ciboulette et de l’ail. La manière de préparer les conserves a également droit à un chapitre avec des recettes pour les noix, les coings, les cerises, les groseilles, les mûres, les oranges, les citrons, la chicorée…

Les XVIIe et XVIIIe siècles : les grandes mutations alimentaires

Ces livres de cuisine encadrent le terrible XVIIe siècle. Plongée dans la guerre de Trente Ans qui se déroule en partie sur son territoire, l’Alsace vit une nouvelle catastrophe démographique qui voit disparaître de 30 à 50 % de sa population. À partir de 1680, par rattrapage, s’opère une vigoureuse reprise ou reconstruction. C’est une époque de grandes mutations culinaires, avec la généralisation de la pomme de terre qui peu à peu remplace les céréales comme accompagnement de la viande (de porc), la généralisation du café (ou la chicorée – 1770 – ou autres ersatz) qui s’impose comme boisson du début de la journée, et au début du XIXe siècle, celle des procédés de conservation en bocaux, à la suite des découvertes d’Appert. En Alsace, province à l’instar de l’étranger, les produits (sucre, café, riz) arrivent par le nord, les ports hanséatiques ou néerlandais et leurs relais rhénans et francfortois. On relevait chez Rumpolt 48 recettes hongroises, 16 espagnoles, 4 polonaises, 2 turques et une seule anglaise. Mais dans le livre de cuisine de la Schnellhammerin, publié à Brunswick en 1697, on retrouve 15 anglaises, 10 françaises, 6 néerlandaises, 6 espagnoles, 6 polonaises, 3 italiennes, 2 hongroises et 1 russe. Les cuisines occidentales s’imposent. En 1752, l’éditeur strasbourgeois Amand König publie l’ « allerneuste Pariser Kochbuch », qui reprend et commente des recettes françaises. Sur le plan culinaire, l’influence dominante comme dans toute l’Europe, est désormais française.

Les productions alimentaires alsaciennes du XVIIIe siècle

J.-M. Boehler (La paysannerie) dresse un tableau complet de la production alimentaire des campagnes alsaciennes à la fin de la période de reconstruction.

La base de l’alimentation est le pain. L’on mange plus de pain en Alsace qu’en Allemagne ou en Suisse, assure Stoeber (Topographie, p. 286). L’adulte consomme entre une livre et un kilo de pain par jour. Le froment s’impose dans les contrées riches. L’épeautre et l’avoine dominent encore dans l’Outre-Forêt et le Sundgau. Seigle (roggen) et millet (hirse) sont en recul. Graffenauer décrit les pains produits à Strasbourg, blanc (de pur froment), demi-blanc (froment et seigle), noir (seigle). « La classe inférieure mange un pain composé de plus de seigle que de froment. » (Graffenauer, p. 83). L’on ne fait plus de pain à domicile à Strasbourg. À la campagne, le pain est fait chez soi, par le paysan dans le four à pain de la ferme, mais dans la majorité des cas, la miche pétrie est amenée chez le boulanger pour la cuisson. Mais les « farinages » entrent dans une forte proportion dans le régime, avec les soupes (au pain), les muess, souvent des mélanges de farine et de légumes (pois, lentilles, vesces, navets, avoine, riz, orge), les nouilles, vermicelles, les boulettes (knoedel ou klosen). La pomme de terre relaie et remplace de plus en plus souvent les aliments à base de céréales : cuite à l’eau, sous la cendre, frite ou rôtie, avec du lait caillé, avec les omelettes et les oeufs. Mais elle est de plus en plus souvent associée aux légumes frais, salés ou fermentés, navets, choux, haricots, pois, lentilles et au lard pour le pot unique (Eintopf, choucroute). Pas de grands changements non plus dans l’usage du sel, des épices et condiments qu’on utilise : poivre, moutarde, raifort, ail, persil, etc. Le cumin très présent dans la cuisine allemande n’est plus aussi répandu (Stoeber). Le lait fait également partie de la nourriture habituelle, frais, caillé, en fromage et depuis la fin du XVIIIe siècle associé au café. L’Alsacien mange cependant les mêmes mets sucrés (fruits et pâtisseries) que ses ancêtres, à ceci près que le sucre est plus abondant et moins cher et le miel moins demandé. La gestion du rucher ne fait plus partie des savoirs de chaque paysan ou paysanne. Graffenauer signale que le Strasbourgeois riche ou aisé mange tous les jours de la viande, ce qui n’est pas le cas du pauvre. Le paysan mange avant tout du porc ou du lard, très peu de boeuf ou de veau qui sont réservés à la consommation bourgeoise des villes. La maîtrise des techniques de boucherie domestique (porcs, chèvres, lapins, volailles) et de la dessiccation (salaison, fumaison) est indispensable pour son alimentation. L’abattage du porc au cours de l’hiver continue d’être un événement et la formule ironique de Geiler de Kaysersberg n’a rien perdu de son actualité : « Le porc ne sert à rien tant qu’il est en vie : il ne chante pas comme les oiseaux, n’attrape pas de mouches, comme le rouge-gorge ou la mésange, il ne tire ni ne porte comme le cheval ou le boeuf, n’attrape pas de souris comme le chat, n’aboie pas comme le chien, ne donne ni lait ni laine comme le mouton ou la vache, et ne fait rien d’autre que s’engraisser et manger toutes les ordures de la cuisine. Mais une fois mort, c’est un animal très utile et il réjouit tout le monde. C’est lui qui nous donne les boudins avec lesquels on réjouit les amis et les voisins. Il en est de même de l’avare… » Les volailles, poule, oie, dinde, agrémentent son ordinaire. Le beurre continue d’être la matière grasse de base, mais le saindoux, qui n’est plus prioritairement réservé pour les chandelles, intervient de plus en plus souvent, avec les huiles (chanvre, lin, noix, pavot et, au cours du XVIIIe siècle de colza). Le poisson frais ou séché est consommé les jours maigres. Le vin est la boisson ordinaire du pays. On dit toujours que c’est parce que l’eau est mauvaise ! Mais les femmes boivent-elles du vin ou de l’eau ? La piquette, à faible teneur d’alcool, est-elle si mauvaise que cela (Flandrin, Platine, p. 283) ? Leseaux-de-vie (marc ou cerise) sont une boisson médicinale universelle, utilisée pour toutes sortes de maux, en boissons ou en frictions. La grande nouveauté est l’usage qui se généralise du café en ville et, à la campagne, des succédanés, dont la chicorée ; ils se répandent à la fin du XVIIIe siècle, pour les repas intermédiaires, matin, milieu d’après-midi (Graffenauer, p. 99‑100).

Les horaires des repas

Bourgeois et classes populaires se distinguent dans les horaires de leurs repas. Le paysan consomme 5 repas en été, l’un à l’aube au début de sa journée de travail (de l’eau de vie et du pain ou du café), le second à 7 ou 8 heures – son principal repas – consistant en soupe, légumes et viande, un troisième à 11 heures, repas froid (pain et fromage), qui peut être pris aux champs où sa femme l’a apporté, un quatrième vers 16-17 heures, repas froid encore, pain, fromage, beurre, raves, salades, enfin le dernier à 21 ou 22 heures : soupe, salade, lait caillé. En hiver, il ne consommera que trois repas. En ville, en général, on fait trois repas : le matin, à midi et le soir (Stoeber, p. 286-287). Mais Graffenauer assure : « Dans les grandes maisons, on ne fait qu’un repas par jour, qui a lieu à quatre ou cinq heures du soir, après avoir pris le matin, à dix ou onze heures, un déjeuner à la fourchette. Dans les maisons bourgeoises, on dîne ordinairement à midi ou à une heure, et l’on soupe à huit ou neuf heures du soir. Mais depuis quelques années, nous avons aussi à Strasbourg des restaurations françaises, où l’on trouve à manger à la carte et à toute heure. » (Graffenauer, p. 85). Cinquante ans plus tard, pour Stoeber, c’est par cette différence d’horaires que se distinguent les Français de l’intérieur, fonctionnaires qui ne font que deux repas à dix heures et à cinq heures » (Stoeber, p. 285). Pour Graffenauer, « les habitants aisés se nourrissent bien, et ont depuis longtemps, adopté en partie la cuisine française (p. 85). Mais Stoeber ajoute : « La cuisine alsacienne est éclectique ; elle a adopté les usages français tout en conservant beaucoup de mets qui appartiennent à la cuisine allemande. » (Stoeber, p. 284).

La cuisine et la Stub

Dans la maison alsacienne, la cuisine où se trouve la cheminée est séparée de la Stub où se prennent les repas (v. Feu, Chauffage). La table de cuisson de la cheminée était fort basse : cuisiniers et surtout cuisinières doivent se baisser. Mais, depuis la fin du XVe siècle, l’on peut relever la table de cuisson de la cheminée jusqu’à en faire « un kunscht », c’est-à-dire une cuisinière maçonnée, dont la table est à hauteur, avec une plaque de cuisson en fonte, avec ses arceaux et un four (Marc Grodwohl, www.marc-grodwohl.com/patrimoine-ethnologique/un-économiseur-d’énergie-«-traditionnel-»-la-kunscht). Cet équipement se répand dans l’arc alpin du Jura à la Suisse alémanique. Au milieu du XVIIIe siècle, les fondeurs comtois utilisent la fonte pour reproduire ce poêle maçonné avec sa plaque de cuisson haute et un four et, de plus en plus souvent, un chaudron intégré pour la production d’eau chaude. Cet équipement se répand également dans le Sundgau. La cuisinière était inventée ; elle se répandra très vite en Alsace (Michel Vernus, Jura Français, no 206 d’avril 1990). Le chanoine Louis d’Odratzheim mangeait à table, tout comme le paysan du Maître de Pétrarque de Weiditz, même si sa table ronde était plus grossièrement agencée que celle du chanoine. Marie-Noëlle Denis a étudié la place des tables à manger dans les maisons alsaciennes à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. « L’habitude de s’asseoir sur un siège, devant une table haute, pour prendre les repas, est le résultat d’une lente évolution qui ne semble pas encore être arrivée à son terme au XIXe siècle », écrit-elle, mais elle relève que la disposition traditionnelle de la table d’un repas pris en commun est la table de coin dans la « Stub », entourée d’un banc fixe dans le « coin du Bon Dieu » et de chaises en face. Il n’y a pas de table dans la cuisine. Cependant, dans quelques maisons, il peut arriver que l’on n’ait pas de table et que l’on mange assis sur sa chaise, sur les genoux. Le maître de maison occupe une position centrale, sur le banc de coin et les autres membres de la cellule domestique se répartissent d’abord à sa droite, plus valorisée, puis à sa gauche. Les hommes sont sur le banc et les femmes en face, sur des chaises. Chacun occupe ensuite le rang défini par l’importance de son travail dans l’économie de la ferme. Les domestiques mangent à la table des maîtres, mais placés aux extrémités, juste avant les enfants ». (Marie-Noëlle Denis,Revue des Sciences Sociales, no 27, 2000 : rss27-denis.pdf).

Les couverts et manières de table

Au début du XVIIIe siècle, le couvert complet (assiette, couteau, cuillère, fourchette) est connu. Les couverts ne se distinguent plus que par leurs formes et leurs tailles. Dans les demeures aristocratiques, on mange avec ces couverts, disposés dans un ordre convenu autour des assiettes en étain, puis en faïence, dont la production se développe (Hannong). La paysannerie continue de manger dans un plat commun, se servant avec une grande cuillère et coupant les parts sur une planchette, ou même sur la table. Pendant tout le XVIIIe siècle se produit une percolation des conduites de table. À la fin du XVIIIe siècle, on peut dire que la maison paysanne a repris à son compte les manières de table de l’aristocratie, ce qui signifie pour la femme (qui participe aussi aux travaux des champs) un surcroît de travail pour la vaisselle à faire, même si l’on n’essuie pas la vaisselle, on la place dans les égouttoirs. À partir du milieu du XIXe siècle, les domestiques ne mangent plus avec les maîtres.

 

Entre la « Hausmutter » rhénane et le « chef » du grand restaurant parisien

La cuisine et la répartition sexuée des rôles

Ce qui a trait à l’alimentation est forcément marqué par les rapports entre les sexes et leurs statuts de genre. Approches ethnologiques et anthropologiques, psychanalytiques (Cambridge history of Food), structuralistes (par exemple, Y. Verdier, La couturière, la cuisinière, la laveuse) se conjuguent. Les représentations sont marquées par le rôle de la femme de la classe moyenne bourgeoise (die achtungswerthe Mittelklasse, écrit Spoerlin) ménagère et mère (Hausmutter und Haushälterin) défini au XVIIIe siècle et XIXe siècle, à partir de Rousseau, de Kant, puis des théoriciens allemands de l’éducation et… des livres de cuisine. La Hausmutter s’occupe de la cuisine et des repas : elle transmet, ce faisant, un modèle de division sexuelle du travail et d’organisation, creuset des coutumes et cultures familiales. Il vaut aussi pour la paysannerie comme le résume la formule de Le Play : « En règle générale, dans la majorité des ménages, alors que les travaux des hommes sont le labourage et les soins d’élevage (bovins, chevaux, brebis, abeilles)…, ceux des femmes sont la culture du jardin potager, la cuisine et le linge, ainsi que les soins de propreté. Elle n’est jamais chargée de la laiterie. »

En droit d’Ancien Régime, prolongé dans la coutume, la gestion de la cuisine fait partie des responsabilités de la femme et de ses compétences. Si le mari est toujours le chef et l’administrateur de l’ensemble des biens de la communauté, la femme est présumée gestionnaire de la cuisine et n’a pas besoin de l’autorisation expresse de son mari pour engager les dépenses et l’obliger au versement des fournitures faites au ménage, parce que le mari est censé, s’il ne se charge pas personnellement du ménage, en abandonner la gestion à sa femme, en qualité de mandataire, intuitu economiae, écrit le jurisconsulte de Leyde, Voët, au XVIIe siècle, cité par Merlin (Répertoire, t. 17). Dans les classes populaires, les veufs avec enfants se remarient très vite pour que leur ménage fonctionne à nouveau, mais dans la haute bourgeoisie et la noblesse « la femme mariée » n’est pas « cuisinière » : la cuisine est assurée par une « fille de cuisine ». L’épouse chef du ménage doit cependant être suffisamment versée dans l’art culinaire pour pouvoir diriger cette dernière et lui fournir les aliments dont elle a besoin. Les ustensiles de cuisine ne font pas partie du trousseau qui se borne aux nippes et au linge (Guyot, Répertoire, t. 62, p. 24). Ils sont donc partagés en cas de séparation de biens, entre mari et femme, sans privilège de priorité. D’ailleurs, sauf pour la vaisselle d’argent, ils ne font pas partie des « meubles meublants » et ne sont donc pas relevés dans les inventaires après décès, sauf si c’est la coutume du lieu (Guyot, t. 39, p. 505 et ss.), ce qui est le cas en Alsace.

Dès cette époque, il existe bien dans la culture culinaire et dans l’imaginaire social, car les livres de cuisine et les chroniques gastronomiques relèvent aussi de genres littéraires, deux modèles. Dans le monde anglo-saxon, germanique et rhénan, c’est la Hausmutter qui semble s’imposer. Dans le monde français, c’est celui du « gourmand » pour qui l’art culinaire, celui du « Cuisinier français » se déploie au restaurant. Pour le « gourmand » Grimod de la Reynière, « la moindre cuisinière peut faire un gigot de sept heures… mais il n’appartient qu’à un Génie supérieur de faire un bon gigot à la Périgord » (Almanach des Gourmands, t. VI, 1808, p. 137). Grimod a insisté sur la rupture que représente la Révolution, qui désorganise les métiers de la bouche, ferme les grandes tables où l’art de la cuisine se mariait à celui de la conversation à la table d’hôte et chasse les cuisiniers des grandes maisons et des grandes auberges (Almanach, 1808). Mais, dès les lendemains de l’Empire (1816), Graffenauer signale l’apparition de la restauration française à Strasbourg. Mais l’essor de la cuisine des auberges et Trinkstuben (cuisine d’entremets froids ?) et des restaurations à la française sont un champ encore inexploré de l’histoire de l’Alsace : il mériterait de l’être.

La cuisinière du Haut-Rhin

À la parution de l’ouvrage de Marguerite Baumgartner-Spoerlin, les éléments principaux de la cuisine alsacienne contemporaine sont en place. Après Anna Wecker, voilà donc la deuxième femme qui illustre la cuisine alsacienne. Marguerite Baumgartner-Spoerlin est la veuve du pasteur Jean Spoerlin (mort en 1803), le président très éclairé de la Patriotische Gesellschaft mulhousienne, ouverte aux courants philosophiques de l’Aufklärung. La Société n’est pourtant pas ouverte aux femmes, et nous pouvons donc accorder quelque crédit au joli récit que fait sa fille, également prénommée Marguerite, du saut de la mère dans la littérature culinaire, qui surprit et amusa toute sa famille : simple bourgeoise de Mulhouse, elle n’avait pas fait d’études, mais était la meilleure cuisinière. Mais voilà, il fallait payer les études du fils qui voulait devenir pasteur protestant ! (Marguerite Spoerlin fille, Drei goldene Hochzeiten, p. 173-185).

En fait, l’oeuvre de Marguerite Spoerlin s’insère dans un genre de la littérature de langue allemande qui s’épanouit au XVIIIe siècle, celui des livres de cuisine dont l’auteur se dit « Hausmutter », ou « maîtresse de maison ». Suzanne Eger avait publié à Leipzig, en 1703, un livre de cuisine et d’emplettes pour la cuisinière économe, rechnende Köchin. En couverture : une gravure de grande cuisine où c’est une femme qui, à la cheminée, tient la queue de la poêle. Mais le genre n’est pas réservé aux femmes. En 1783, l’économiste Germershausen avait publié un « Die Hausmutter in allen ihren Geschäften » à Leipzig, où il entendait faire tâche patriotique en mettant en valeur à côté du « Hausvater », la « Hausmutter » dans son rôle économique de ménagère. Dans la décennie 1780, on assiste à une floraison de livres de cuisine s’adressant aux jeunes femmes, voulant s’occuper elles-mêmes de leur cuisine et de leurs ménages « Küche und Haushaltung selbst besorgen will » et dus à des ménagères expérimentées (erfahrene Hausmütter). Le premier de Johanna Katharina Morgenstern-Schulze en 1786 à Magdebourg, le deuxième qui le plagie à Danzig, et le troisième à Francfort et Leipzig. En 1791 était paru à Stuttgart, le livre de cuisine de Frédérique Louise Löffler (dit Löfflerin), qui sera le livre de cuisine le plus répandu du début du XIXe siècle dans l’espace germanophone, lui aussi copieusement pillé. En 1806, une Marie Elisabeth Meissner de Linz fait paraître un « Linzer Kochbuch » et une année après Spoerlin, Marie Catherine Siegel un « Bairisches Kochbuch » (1812) (http://www.kochbuchsammler.de/).

L’ « Oberrheinisches Kochbuch » dû à une «Hausmutter » de Mulhouse n’est donc pas une originalité dans l’espace rhénan. Pas trop d’originalité non plus dans le style et le ton familier de l’ouvrage. On y tutoie la lectrice comme le font les autres auteurs de livres de recettes. Ses recettes commencent par Nimm… « Nimm 3 oder 4 Kartoffel… » ou encore « Thue in ein Schüssel… ». Originale cependant la préface : un discours programme. Elle écrit pour « les ménagères de la classe moyenne ». C’est « qu’élevée dans un foyer où il était indispensable de pratiquer une très bonne cuisine, saine, mais économe, et ayant pu pratiquer cet art de la bonne ménagère… elle a été encouragée par ses amis à livrer ses recettes à l’impression. Elle assure : « La plupart des livres de ses prédécesseurs ne semblent pas s’être préoccupés d’unir le goût à la simplicité et à la frugalité. En Suisse, en Alsace, dans les pays souabes voisins, bref sur les bords du Rhin, tout le monde reconnaît que l’on pratique une bonne cuisine. » Marguerite Spoerlin livre donc à ses amies, aux ménagères connues et inconnues « les recettes d’une cuisine bonne, saine, simple et économe ». Voilà pour la préface de la première édition parue en 1811.

Le tome I décline ses 35 soupes (4 soupes au riz et une seule aux pommes de terre), mais 15 sortes de boulettes – knoepfle – dont des quenelles de pommes de terre, au foie, 53 plats de légumes, dont un plat de chou confit (choucroute) ou de navets confits et 5 façons de pommes de terre, plus une recette de farine de pommes de terre et une recette de muess d’asperges. Dans les 47 recettes de céréales, laitages et oeufs (mehl, milch, Eierspeisen), on relève les « nudeln » que l’on traduira en 1828 encore par « noudle » ou « vermicelles », les macaroni, et toutes les sortes de muess ou brei (gruau), des rissoles, des oeufs, pochés, bouillis, au plat, un grand nombre d’omelettes. S’ensuivent 18 types de viandes froides (côtelettes, petits pâtés, saucisses) regroupées sous la désignation de « verschiedene sachen zu gemüsen » (entremets ou hors d’oeuvre dans la traduction française), 40 plats de poissons, 38 sortes de pâtés (pasteten), en croûte on non. Mais la recette du foie gras n’est donnée que dans le tome II de 1820, avec la référence au foie gras de Strasbourg. Suivent 79 recettes de ragoûts et 26 recettes de viande rôties, 9 recettes de sauces, 8 recettes de salades – l’on ne semble plus manger de légumes froids en salade – puis les desserts : compotes, gelées, crèmes, mais aussi gâteaux salés et pâtisseries, dont 9 sortes de kougelhopf (qu’on ne retrouve pas dans l’édition française de 1828). La ménagère doit aussi savoir faire des confitures.

Pour l’édition de 1820, Marguerite Spoerlin (ou son éditeur) rajoute un tome II. Apparemment, la fièvre industrielle semble avoir désormais gagné Mulhouse, car la jeune femme qui « veut s’occuper de sa cuisine et de son ménage » se voit donner des conseils sur la manière de régenter ses domestiques et la Hausmutter propose, à coté des menus pour des repas avec 6 à 8 personnes, des dîners (mittagessen) et des soupers (nachtessen) pour 30 personnes. Mais, en y regardant de plus près, introduction et plan de ce tome de 1820 sont copiés de « La Cuisinière bourgeoise » de Menon, auteur peu connu d’un ouvrage qui depuis sa première édition de 1746 avait fait l’objet de nombreuses rééditions et de nombreuses contrefaçons. Le volume II du livre de cuisine attribué à Marguerite Spoerlin fournit en hors texte les plans de table des dîners à 12, 16, 24, 32 personnes, d’une table ronde de souper et d’un fer à cheval de souper, à 32 plats par service. On est loin de l’économie prônée par la Hausmutter de 1810 et bien près des façons du « cuisinier français ».

Cuisinière alsacienne et cuisine alsacienne

L’Oberrheinisches Kochbuch comprend les éléments principaux de la cuisine alsacienne telle qu’elle est analysée par les experts, comme Nussbaum dans l’article « cuisine » de l’Encyclopédie d’Alsace de 1985.

Commençons par les plats complets. On y relève de très nombreuses « soupes », avec leurs ingrédients, lait, lard, pommes de terre, oeufs, etc. Par contre, on ne trouve pas de Baeckeoffe (avec différentes viandes disposées en lits alternés avec des légumes). Mais un autre classique des menus de fête alsaciennes fait son apparition, le « boeuf à la mode », soit du boeuf entrelardé, oignons, carotté, céleris et un pied de veau servi chaud ou froid. Bien entendu, la recette de la choucroute figure en bonne place. Dans son tome II de 1820, on relève la recette de la choucroute au saumon.

Venons-en à ce que Nussbaum appelle les « séquences », c’est-à-dire les plats procédant d’une suite d’opérations : fumaison, dessiccation, conserves. Spoerlin nous donne tout un chapitre sur la manière de saler le porc, de son abattage à la fumaison, avec les pâtés, gelées, saucisses. Les menus à base de céréales (muess, gruau-brei, soupes, noudles-nouilles, vermicelles, macaronis, knepfles, kloese, rissoles) sont très abondants, de même que les menus associant le lait, en soupe, caillé, avec du lard, et les fromages. Le pain est utilisé en tartine (flade) ou associé à la charcuterie ou encore trempé, mais les pâtés et tourtes, les pâtisseries, tartes, brioches et kougelopfs, beignets sont les plus nombreux. Figure également dans la Cuisinière du Haut-Rhin, un grand chapitre sur la manière de confire, sécher et conserver les fruits et légumes (y compris la choucroute et les navets confits).

Qui a lu les recettes de la Cuisinière du Haut-Rhin ? Peut-on dire que d’innombrables Hausmutter se sont transmis ces leçons sans avoir eu besoin de les lire, parce qu’elles étaient transmises de mère en fille ou de cuisinière à cuisinière ? On sait bien que la table du pauvre ne ressemblait guère à celles que nous présente Marguerite Spoerlin et qu’en 1810, les conscrits strasbourgeois présentent encore les carences des crises de subsistance des premières années de la Révolution et qu’en 1817, on meurt de faim dans le Val de Villé.

Pourtant ces menus doivent refléter les modes alimentaires ne serait-ce que pour les repas de fête : baptêmes, confirmations, communions, mariages, décès, où les cuisinières les plus réputées du village déploient leur savoir-faire. Repas de fête, un indicateur des transmissions culturelles culinaires.

 

Sources - Bibliographie

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Notices connexes

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François Igersheim