Moulin

De DHIALSACE
(Redirigé depuis Mahlen)
Aller à : navigation, rechercher

Mühle  

Moteur des activités, l’eau est la principale source régulière d’énergie naturelle avant l’apparition de la machine à vapeur et elle ne peut être utilisée que sur son lieu de production. Or, l’hydrographie de l’Alsace se caractérise par la longueur et la densité d’un réseau fluvial particulièrement ramifié (plus de 600 cours d’eau, petits et grands, occupant, si on exclut le Rhin, plus de 3 200 kilomètres) et un débit abondant, malgré un régime capricieux en cours d’année, au pied du massif vosgien, par ailleurs fournisseur de pierre et de bois. Voilà qui prédisposait la région à utiliser, de façon précoce, l’énergie hydraulique à l’exclusion de l’énergie éolienne pour l’utilisation de laquelle les témoignages sont bien ténus : quelques toponymes dans le Sundgau (lieux-dits Windmühle à Habsheim et Niffer), quelques indices pour Strasbourg à proximité du Metzgertor au XVe siècle, à Bernardswiller et Westhoffen à la fin du XVIe siècle, à Heiteren et Saint-Hippolyte, enfin une permission de construire un moulin à vent à Mulhouse en 1789…  

L’Alsace, pays des rivières et des moulins

À la veille de la révolution industrielle et avant l’utilisation de la vapeur, on y comptait quelque 1650 moulins actionnés par 3042  tournants ou roues motrices. Si près du quart d’entre eux datent du XVIIIe siècle, certains remontent au Moyen Âge (XIIe-XVe siècle), comme celui qui est représenté dans le Hortus deliciarum, car ils fonctionnent « depuis un temps immémorial », comme le soulignent les témoignages de l’époque moderne. Presque chaque village en comptait un ou deux, mais on en dénombre, dans le Sundgau avant la Révolution, cinq à Uffheim, six à Altkirch et, autour de Brunstatt, au début du XIXe siècle, pas moins de cinquante dans un rayon de trois lieues, soit une quinzaine de kilomètres. Dans le Kochersberg, sur les onze moulins qui s’égrenaient sur la modeste rivière qu’est la Souffel, le seul village de Kuttolsheim en comptait cinq et cela jusqu’à une époque récente. À Obernai, le canal de dérivation de l’Ehn en faisait tourner une vingtaine. Au total, ils étaient tellement nombreux sur la même rivière et dans la même localité que s’impose la distinction entre le « moulin du haut » et le « moulin du bas », la Obermühle, parfois la Mittelmühle et la Niedermühle, situés à faible distance l’un de l’autre (de Hausgauen et Oltingue à Biblisheim et Gundershoffen, en passant par Gertwiller).  

Moulins des campagnes avant tout : une telle dispersion ne devrait pas nous conduire à négliger pour autant le rôle des villes dans la transformation des grains. Avec ses rivières et ses canaux, Strasbourg bénéficie de conditions idéales pour l’installation d’une trentaine de moulins sur son territoire (état de 1783) de façon à assurer le ravitaillement d’une population de plusieurs dizaines de milliers d’habitants, auxquels s’ajoute une importante garnison : au cœur même de la cité, la Dintzenmühle, la Spitzmühle et la Zornenmühle sur les bras de l’Ill ; à l’ouest, le moulin de la Chartreuse sur un bras du canal de la Bruche ; au sud, le moulin de l’Hôpital et la Schachenmühle sur le Rhin Tortu, les moulins d’Eckbolsheim, de la Ganzau et d’Illkirch ; au nord, le moulin de la Robertsau sur l’Ill… Les meuniers strasbourgeois se réunissent avec les marchands de grains dans le poêle de la corporation « À la Lanterne » et, à Obernai, ils sont affiliés à la corporation des boulangers.  

Il n’en reste pas moins que la domestication de l’énergie hydraulique impose la dispersion géographique des moulins traditionnels, associée à l’orientation des cours d’eau (ouest-est, en arêtes de poisson, pour de petites rivières, sud-nord pour les cours d’eau plus importants comme le Rhin et l’Ill), ce qui, lié à la présence des zones de production céréalière et de densités de population de plus en plus fortes, expliquera, au XIXe siècle, le déplacement du centre de gravité meunière de la montagne à la plaine. Les installations, que l’administration qualifiera en 1869 d’« usines » – ce qui désigne depuis le XVIIIe siècle tout équipement mécanique sur un cours d’eau –, marquent le passage entre le moulin traditionnel et la minoterie moderne. La meunerie devient ainsi une industrie à part entière avec les grands moulins – dont, depuis 1823, le moulin Becker à Strasbourg – qui bénéficient au XIXe siècle des fortes concentrations humaines et du développement des moyens de communication. La rançon de cette concentration croissante est la disparition, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, de nombre de petits moulins non rentables. La vallée de la Bruche et la Haute-Alsace semblent avoir payé le tribut le plus lourd à cette modernisation, moyennant, parfois, de profondes reconversions (en scieries, papeteries, usines métallurgiques et textiles). La situation évolue moins vite dans l’Outre-Forêt, où de nombreux petits moulins ont résisté.  

La variété des types de moulins

Les moulins se suivent et ne se ressemblent pas, même s’ils sont uniformément équipés d’un Mahlgang constitué, à l’extérieur du bâtiment, de roues en bois (Wasserrad), soit à augets, soit à palettes (appelées aussi aubes), couplées, à l’intérieur, avec une ou plusieurs paires de meules broyeuses horizontales, la gisante et la tournante (Mühlstein). Le problème de l’utilisation, en Alsace, de « meules à sable », qui s’usent rapidement, réside dans la friabilité du grès rouge dont les grains, malencontreusement échappés de la meule, finissent par crisser entre les dents des consommateurs. Qu’elle provienne de l’épeautre, du seigle, du froment ou du méteil, la qualité de la farine est fréquemment sujette à controverse et la mouture « à la strasbourgeoise », qui nécessite que les grains soient mouillés au préalable dans les moulins équipés de meules tendres, est jugée de qualité inférieure à la mouture « à la parisienne » ou « à la lyonnaise », qui utilise un matériau plus dur pour la confection de ses meules.   De façon très précoce (entre le VIe et le Xe siècle), on voit apparaître le « moulin flottant », encore appelé « moulin-nef » ou «Schiffmühle ». Fixé sur une ou plusieurs embarcations amarrées au rivage, il présentait l’avantage de pouvoir s’adapter au niveau variable du courant autant qu’aux besoins de la population riveraine. Mais ce type de moulins, dont un spécimen se trouvait au sud de Huningue (1795-1811), constituait l’exception et semble avoir été réservé aux fleuves navigables comme le Rhin, ce qui posait un problème de coexistence avec la navigation. La priorité accordée à cette dernière activité explique en partie la disparition des moulins flottants au XIXe siècle, alors que les « moulins terriers », plus dispersés mais plus malléables, mieux adaptés à la topographie de l’Alsace, connaissent un essor soutenu.  

Performances de l’énergie hydraulique et ingéniosité des constructeurs

Avant tout, il importait de maîtriser l’énergie hydraulique : pas question de se brancher directement sur le cours naturel de la rivière. La technique consiste à alimenter une dérivation sous la forme d’un canal d’amenée ou bief, également appelé « canal usinier », parfois aérien selon la configuration du terrain comme dans les cas de la Lochmühle, ancien moulin de l’abbaye de Hohenburg à Rosheim, du moulin Stoecklin à Hundsbach en Sundgau ou de celui de Mitschdorf dans l’Outre-Forêt. Construit à partir d’une chute d’eau ou d’une nappe perchée, le canal d’amenée pouvait atteindre une longueur de quelques dizaines ou centaines de mètres. Dans un deuxième temps, il fallait évacuer les eaux par un canal de fuite. Pour cela, il faut s’adapter à la variabilité, non seulement saisonnière mais spatiale, du débit disponible. En amont de la rivière, ce dernier est relativement modeste, de l’ordre de quelques dizaines à quelques centaines de litres par seconde, et les hauteurs de chute de 2 à 10 mètres, fournissant une puissance négligeable, de l’ordre de 2 à 5 chevaux par tournant (bordures des Vosges et du Jura alsacien). En aval (en particulier dans les vallées du Rhin et de l’Ill), les débits peuvent atteindre entre 500 et 2 000 litres par seconde et la puissance fournie est de 10 à 45, voire, exceptionnellement, de plus de 50 chevaux. S’impose donc un judicieux système de dérivations, de vannes, de déversoirs, de seuils dirigeant le courant tout en permettant le cas échéant de « gagner de la hauteur » en fonction des courbes de niveau. Il appartenait au meunier, fort de ses compétences de « riviériste », de stabiliser le débit, tantôt en construisant un barrage ou en aménageant une vanne, tantôt en établissant un seuil ou en creusant le canal d’amenée, tandis que la présence de sources ou d’étangs naturels et la construction de réservoirs artificiels étaient mises à contribution pour la collecte ou le stockage de l’eau.  

Pour les constructeurs, le principe consistait donc à « apporter de l’eau au moulin », c’est-à-dire à diriger le courant vers l’outil de production, en le renforçant, si possible, grâce aux dénivelés, ou en profitant d’une nappe d’eau perchée. En ce qui concerne les moulins construits sur la terre ferme, la technique la plus courante semble avoir été, là où le débit est relativement faible, celle de la « roue au dessus », à axe horizontal et tournant à la verticale, l’eau étant récupérée par une série d’augets. L’équivalent, pour la partie inférieure du moulin, là où le débit est plus important, repose sur le système de la « roue en dessous » qui fonctionne grâce à une série d’aubes ou pales. Tel est également le cas de la roue à axe vertical et tournant à l’horizontale, l’eau arrivant effectivement « par en dessous », procédé techniquement le plus simple, répandu dans le sud de la France mais également présent en Forêt-Noire (Stockrad) et dans les pays de l’arc alpin, notamment en Suisse, mais qui ne semble pas guère avoir été usité à grande échelle en Alsace encore que huit de ces roues horizontales (à aubes courbes) soient encore signalées en 1809 dans l’arrondissement de Strasbourg, mais elles sont alors en voie de disparition. Cependant, le modèle innovant de la turbine hydraulique s’inspirera, à l’époque contemporaine (Boudin et Poncelet en 1824), de ce système, déjà imaginé par Léonard de Vinci. Toutes les formules sont possibles pour restituer entre 45 et 75% de l’énergie reçue, témoignant de l’ingéniosité de leurs concepteurs au cours de l’Histoire.  

Le mécanisme se perfectionne en effet au fil des siècles. D’ingénieux procédés enrichissent les équipements, permettant aux meuniers de tirer le meilleur parti de leurs moulins respectifs. Si de sensibles progrès seront réalisés dans la meunerie, c’est dans le but d’une augmentation de la puissance, d’un gain de temps et d’une amélioration de la qualité de la farine, compte tenu de l’accroissement et des exigences de la population. Pour être rentable, un moulin à farine doit pouvoir produire approximativement, en termes de volume, l’équivalent de la quantité de grains qu’il est appelé à moudre : en  1773, celui de Hindlingen, dans le Sundgau, produit ainsi, avec ses deux tournants, 601 hectolitres de farine « semi-blanche » à partir de 625 hectolitres de méteil et 14 hectolitres de « farine blanche » à partir de 15 hectolitres de froment, si l’on convertit les rézaux en unités de volume ou en unités de poids métriques ; au total, un sac de 200 livres de grains produit 190 livres de farine. Or, du XVIIIe au XIXe siècle, on passera progressivement d’un rendement de 1 000 à 2000 quintaux de mouture par moulin et par an, ce qui, concrètement, permet de moudre en 12 heures l’équivalent de ce qu’on écrasait en 24 heures : le moulin participe ainsi au productivisme et au rentabilisme propres à l’époque contemporaine. L’adjonction, en dehors de l’égrugeoir, d’un blutoir permet en outre de récupérer le son déversé par la gueule ou dégorgeoir (Kleyekotzer), (ce masque coloré revêtant, par ailleurs, une fonction protectrice et apotropaïque), car rien ne doit se perdre.  

Mais l’importance d’un moulin se mesure surtout au nombre de tournants, ces roues d’eau motrices en bois de 3 à 5 mètres de diamètre : en moyenne, un peu moins de 2 tournants par moulin, mais au prix de fortes distorsions : si les moulins à 4-5 tournants ne sont pas exceptionnels (Gundershoffen, Schweighouse, Beinheim, Geudertheim, Weyersheim en 1869), un tiers d’entre eux ne fonctionnent qu’avec un seul tournant à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Il convient de rappeler que la force musculaire – de l’homme et de l’animal autour d’un l’arbre moteur – peut fournir, dans certains cas, une alternative non négligeable pour fournir l’énergie nécessaire à la rotation de la ou des roues motrices, essentiellement dans le cas des huileries « à manège » dont se dotent par ailleurs les châteaux pour pouvoir faire face aux périodes de siège, mais dont le Sundgau rural nous offre également d’intéressants spécimens (Brunstatt et Manspach par exemple).  

Diversité et rentabilité de la production meunière

  Peu à peu, l’évolution de la meunerie se caractérise par la diversification des fonctions du moulin ou la reconversion de ce dernier :  

  • à grains, à huile, à ribe, à tan, à écorces. Pour expliquer une telle évolution, on ne peut pas invoquer unilatéralement la fréquence des périodes de basses eaux en Alsace (du fait des gels hivernaux ou des étiages estivaux), et, par voie de conséquence, les risques de chômage encourus par les moulins pendant la morte saison, soit entre la moitié ou les trois quarts de l’année : neuf mois, nous dit-on, pour certains moulins de la Souffel en Basse-Alsace dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; une utilisation limitée aux années pluvieuses ou lors des orages à Ferrette, au siècle précédent. Ce sont souvent les impératifs économiques qui s’imposent et qui conduisent à l’adoption de deux types de solutions : la polyvalence et la diversification des fonctions ; la reconversion d’anciens moulins à grains en huileries, en scieries hydrauliques ou en tanneries – ou l’inverse –, le but étant d’assurer la rentabilité de l’installation en permettant au moulin de tourner toute l’année. Un modeste pressoir à huile ou Oeltrotte (comme, dans le Sundgau, celui de Dietwiller daté de 1619, celui du Moulin neuf de Leymen en  1630 ou celui de Sierentz en 1683) peut préfigurer une importante huilerie à l’époque contemporaine. Converti en « usine », le moulin tend ainsi à devenir l’entreprise universelle qui, au-delà de la valorisation des produits agricoles, annonce les activités industrielles du XIXe siècle : certes, on y moud du blé et on y égruge de l’épeautre ; on y écrase les oléagineux pour en tirer de l’huile domestique et récupérer les tourteaux pour l’alimentation du bétail ; on y broie la garance et on y râpe le tabac ; on y foule du chanvre et des draps pour les assouplir ; on y scie du bois et on y écrase les écorces pour obtenir du tan ; on y broie des os et on y pulvérise le gypse ou pierre à plâtre ; on y concasse du minerai et on y aiguise des lames d’outils, en attendant d’y actionner des marteaux et des soufflets de forge… Le cumul de plusieurs activités conduit de ce fait à toutes sortes d’associations à partir du traditionnel moulin à grains – + huilerie (alimentation et éclairage), + foulon (Welkerei, Walkmühle de « walken », fouler) ou ribe soit à chanvre (Hanfstampf, Hanfreibe, Reibmühle) soit à garance, + foulon à draps, + foulon à tan (Lohmühle), + râperie à tabac, + moulin à plâtre, + « blancherie » –, un même moulin pouvant revêtir jusqu’à trois à quatre fonctions différentes. C’est ainsi qu’en 1773, les quatre tournants du moulin de Hindlingen, en pays du Sundgau, se répartissent comme suit : deux pour moudre, un pour égruger et une ribe à chanvre. Une mention spéciale revient donc à la conversion des moulins plus ou moins précoces :
  • en papeteries : fabrication de pâte à papier à partir de chiffons (1 800 quintaux traités à Durmenach dans un moulin transformé dès 1737 en papeterie qui produit, avec ses 20 ouvriers, 400 balles de papier par an) ;
  • en scieries, moyennant l’utilisation du système bielle-manivelle, dont l’invention remonte au XVe siècle. Elles sont parfois concédées aux habitants eux-mêmes : tel est le cas, à la fin du XVIIIe siècle, de la Dorfsäge de Ligsdorf et de la Obersäge de Raedersdorf, qui sont entre les mains de vingt à trente particuliers. L’avantage est de pouvoir ainsi disposer de chevaux, bien utiles pour les travaux de débardage ;
  • en usines textiles, évolution qui revêtira toute son importance au XIXe siècle (dans les vallées vosgiennes et dans le Sundgau, exemples de Waldighoffen et d’Altkirch) ;
  • en forges à martinet (Hammerschmiede) : dans le Sundgau dès 1689 et tout au long du XVIIIe siècle, en moulins à aiguiser et à polir (la Schliffmühle de Steinbrunn-le-Bas citée en 1739 comme celle d’ Obernai en 1750) préfigurent une nouvelle génération d’activités laissant davantage de place, à partir du XVIIIe siècle, à côté du textile et de la papeterie, à la métallurgie (forges, fonderies, poëlonneries, taillanderies, aiguiseries et tréfileries de l’actuel Territoire de Belfort, de la vallée de Saint-Amarin, du val de Munster et, en Basse-Alsace, de Klingenthal et de Niederbronn-Zinswiller) avec leurs martinets, puis leurs hauts fourneaux, couronnement d’une longue tradition. Désormais, la force hydraulique permettra, entre autres, de piler, de broyer et de forger le minerai à l’aube de la civilisation industrielle et, dans certains cas, le maître de forge tend à supplanter le meunier.

Mais, parfois imprévisible, l’affectation d’un moulin peut varier aussi bien selon la conjoncture qu’en raison de l’identité du meunier qui l’exploite. La polyvalence des opérations n’exclut pas qu’elles peuvent se dérouler sous le même toit, les diverses activités obéissant à des mécanismes différents : tout en faisant partie d’un ensemble complexe, dont les fonctions s’avèrent être d’autant plus coûteuses qu’on cherche à optimiser l’équipement, les huileries, en particulier, doivent occuper un dispositif à part pour que l’odeur de l’huile ne se communique pas à la farine et que cette dernière ne s’enflamme pas. Une « usine » peut donc comporter plusieurs installations, l’une servant, par exemple, à moudre le grain, éventuellement à bluter la farine ou à égruger l’épeautre, une autre à fouler le chanvre ou à faire du plâtre : autant de ressources d’appoint pour une population devenue pléthorique, en quête de travail.  

Pour ce qui est de l’activité traditionnelle des moulins – en dehors des scieries et du textile –, voici ce que révèle l’enquête de 1773 pour la Basse-Alsace, en vertu de la classification proposée par l’administration : si les moulins à farine continuent à se placer en tête, leur importance numérique relative diminue au début du XIXe siècle, ce qui pourrait bien illustrer les progrès réalisés dans le textile (chanvre et garance), le bâtiment (plâtre), l’alimentation (œillette, colza, noix) et témoigner d’une lente amélioration du niveau de vie dans certaines catégories sociales. Quelle que soit l’importance des cultures oléagineuses ou textiles, dites « commerciales » ou « industrielles », plus lucratives que celle des grains, et l’émergence d’engrais minéraux (à base de plâtre), force est de constater que le moulin, reflet de l’agriculture locale, prend ses distances avec cette dernière et préfigure la civilisation industrielle. Précédemment évoquée, la migration des moulins à grains, des Vosges à la vallée du Rhin, pourrait bien être amenée à s’inverser grâce aux nouvelles utilisations de l’énergie hydraulique. Voilà qui nous éloigne de la vocation des moulins à farine, mais c’est bien le principe du moulin qui est à l’origine d’une telle mutation !  

Une double évolution juridique : de la banalité à la liberté de moudre, de la possession à la propriété

La gestion d’un moulin nécessite des compétences techniques apportées par le spécialiste qu’est le Mühlartzt, terme fort ambigu. On a voulu voir en lui un technicien confirmé – tel est souvent le cas en pays de Bade et Palatinat – qui fait le tour des moulins (vagabundierender) pour veiller à leur fonctionnement et procéder aux éventuelles réparations. Ces réparateurs, qui ne sont pas à confondre ni avec les constructeurs (Mühl(en)bauer), ni avec les inspecteurs de moulins (Mühlschauer), feraient partie de la grande famille des charpentiers avec lesquels ils partageraient l’outillage et les techniques du bois (dressage et assemblage) ; seuls diffèrent les essences utilisées, la dimension des pièces et le mode de travail. Les historiens du Sundgau attirent notre attention sur le fait que certains meuniers usurpent ce titre, sans doute en vertu de l’expérience accumulée : formés sur le tas, ils bénéficient en effet d’un savoir-faire irremplaçable. Mais, de part et d’autre du Rhin, le Mühlartzt n’est parfois qu’un ancien garçon-meunier, lié à son maître, auquel l’obligation de « rouler » pendant deux ou trois ans d’un moulin à l’autre en guise d’apprentissage – la « Wanderlust » de la chanson populaire ? – aurait conféré quelques compétences.  

Mais être propriétaire d’un moulin n’est pas à la portée de tout un chacun : selon le nombre de tournants, son prix s’élève à un millier de livres tournois en moyenne vers 1700, 2 000 à 5 000 au milieu du XVIIIe siècle, plusieurs dizaines de milliers à la veille de la Révolution. On ne s’étonnera pas de ce que le seigneur-propriétaire exige, au milieu du XVIIIe siècle, une caution de plusieurs milliers de livres tournois (Hochfelden, p. 1 769). Dans le cas de la vente d’un moulin, se profilent parmi les acheteurs au XVIIIe siècle, des personnages aussi divers que tel membre de la bourgeoisie administrative – à Rhinau, le sieur Poirot, conseiller au Conseil souverain de Colmar – ou de la noblesse d’affaires – le baron de Dietrich à Fegersheim – ou encore tel laboureur cossu, comme Nicolas Diemer, le Stabhalter de Reitwiller, tous suffisamment armés pour faire face à la charge financière que requiert l’entretien d’un moulin, quitte à s’endetter à l’égard des juifs, des négociants, des receveurs seigneuriaux ou ecclésiastiques. L’adjudication du moulin, quand il est vendu comme bien national, peut atteindre les 50 000, voire dépasser les 100 000 livres tournois, étant bien entendu que la dépréciation monétaire occasionne une flambée historique des cours.  

Aussi la possession d’un moulin relève-t-elle, sous l’Ancien Régime, de deux, ou plus fréquemment de trois niveaux bien hiérarchisés : le seigneur territorial, qui le tient en vertu d’un ancien monopole régalien, mais qui, cherchant à se libérer des soucis inhérents à l’entretien de l’installation, l’inféode en général à une ville, à une abbaye, à un membre de la noblesse ou de la bourgeoisie locale (personnel seigneurial ou municipal, membre du Conseil souverain) qui, à son tour, l’afferme à un meunier qui en est le tenancier. Chargé de « veiller au grain », ce dernier, parfois indûment qualifié de « propriétaire », est à la fois exploitant et percepteur des revenus du moulin, la formule de l’emphytéose (Erblehn) offrant de substantielles garanties à chacune des deux parties. En vertu du contrat emphytéotique, le meunier devait au « propriétaire-exploitant », non pas un cens seigneurial, mais une « rente perpétuelle » et « non rachetable », canon ou Gült somme toute fort modique par rapport à la valeur du capital – en général de 15 à 30 jusqu’à 80 à 100 rézaux de grains ou quelques dizaines ou centaines de livres tournois par an –, ce qui ne représente jamais que le dixième de la valeur de l’installation. Lorsque la Ville de Strasbourg donne à bail emphytéotique, le 16  août  1614, la Herrenmühl à Paul Apfel et ses descendants, bourgeois de Barr, contre le versement trimestriel d’une Gült de 20 sacs de grains entre les mains du bailli, elle y met une condition : la reconstruction du moulin se fera aux frais du meunier, la Ville de Strasbourg s’engageant à lui fournir une partie des matériaux et à lui donner l’autorisation de se servir du bois de la forêt seigneuriale ; au bout de 101 ans, en 1715, l’ensemble devait revenir à la Ville de Strasbourg. À Mulhouse, c’est un loyer de 75 rézaux par an que le meunier de la Porte de Bâle est censé acquitter à la Ville, au XVIIIe siècle, tandis qu’à Wittersdorf, à la même époque, le meunier des Mazarin est soumis à un canon emphytéotique de 50 rézaux de seigle, 50 d’épeautre et 500 livres en argent. La charge peut paraître lourde : l’affaire reste néanmoins rentable, si l’on en croit, pour 1768, l’exemple du petit moulin de Saint-Ulrich, dans la vallée de la Largue (2 tournants et une ribe), qui appartient aux Jésuites de Fribourg-en-Brisgau : la valeur globale du bien est estimée à 1 698 livres ; le rapport du moulin à 490 livres l’an, dont il faut déduire un loyer de 360  livres, ce qui assure au meunier, sans vraiment l’enrichir, un bénéfice annuel de 130 livres, soit un peu moins du tiers du montant du loyer. Si la Révolution française marque officiellement le passage entre le moulin banal et le moulin libre soumis à la concurrence, on assiste donc à l’émancipation du meunier lui-même, évolution déjà esquissée au cours du XVIIIe siècle, en raison de l’incertitude qui pèse sur les notions de « propriété » et de « possession » dans la formule, fort répandue, de l’emphytéose. Le système emphytéotique, particulièrement sécurisant, confère au meunier le domaine utile, c’est-à-dire l’usufruit du bien qu’il pourra transmettre à ses héritiers testamentaires avec le consentement seigneurial. Si les baux de longue durée – baux emphytéotiques parfois transmissibles d’une génération à l’autre ou baux à ferme limités à 9 ans mais renouvelables – connaissent un tel succès, c’est avant tout dans le but de préserver le capital que constitue le moulin.  

Si la propriété privée des moulins – souvent situés à l’aval du moulin banal – est parfois attestée dès le XVIe ou le XVIIe siècle, certaines dénominations pourraient faire croire à une fausse appropriation par des particuliers : à Rosheim, au XIVe siècle, par exemple la Krankmannsmühle et la Clauss Schultheissen Mühle (ABR G 1218 et 1243/2) ; dans le Sundgau, plusieurs particuliers à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. Mais s’agit-il toujours de « propriétaires » (Mühlherren) ou cela répond-il à un simple besoin d’identification des tenanciers (Müller) qui se succèdent parfois sur plusieurs générations ? En 1689, l’abbaye d’Œlenberg obtient « par concession » de la part du Chapitre de Murbach, qui fait figure de seigneur local, le droit de construire des moulins qu’elle s’empresse d’affermer. Quant au moulin de Balschwiller, dans le Sundgau, il est engagé depuis le XVe siècle à titre de fief par la Maison d’Autriche, contre redevance, aux seigneurs locaux que sont les Hagenbach, devenus barons en 1773. L’affermage direct est plus rare : au XVIIIe siècle, dans la seigneurie de Masevaux et Bollwiller, les Foltzer, exploitants entre autres du moulin de Zillisheim et baillis de la dite seigneurie, font partie d’une famille de notables, apparentée à la non moins prestigieuse famille Neef qui fournit plusieurs baillis à la seigneurie de Thann, deux procureurs généraux au Conseil souverain d’Alsace et un avocat au Parlement de Paris.  

Depuis le Moyen Âge, le moulin est en effet monopolisé par le seigneur (l’Ordre teutonique à Mulhouse, des nobles de Haute et Basse-Alsace comme les Reinach, les Flachslanden et les Oberkirch). Et dès le XVe siècle, on exige des meuniers d’Obernai un serment d’allégeance à la Ville. Or, détenteur du « droit d’eau » ou « droit de chute d’eau », taxe d’entrée incontournable sur l’utilisation de l’énergie, limitée à l’époque moderne à quelques livres tournois ou quelques sacs de grains par an, le seigneur rend par ailleurs l’usage du « moulin banal » obligatoire et payant à l’ensemble de ses sujets, avec interdiction expresse de faire moudre ailleurs, du moins à l’origine de l’institution. Des seigneurs prestigieux, tels que les évêques de Bâle et de Strasbourg, la Régence d’Ensisheim et, plus tard, le duc Mazarin, bénéficient de ce droit, réputé régalien et devenu féodal.  

Liée à la banalité, l’affluence au moulin est telle que le meunier se voit obligé de procéder par ordre d’arrivée, comme le précise le coutumier domanial de Riespach, dans le bailliage de Ferrette (Bonvalot, Coutumes de Ferrette, 1870, p. 68-74 ; Grimm, Weisthümer, t. IV, 1863, p. 6) : le proverbe « wer zuerst kommt, mahlt zuerst », « premier arrivé, premier servi », est d’ailleurs encore usité dans le langage courant de l’allemand moderne. Or, certains meuniers débitent du vin à ceux qui attendent leur tour, ce qui attise l’opposition des taverniers et les soupçons des percepteurs de l’Umgeld, taxe sur le vin à laquelle les meuniers sont accusés d’échapper. Il arrive que les meuniers, souvent munis de chevaux de trait, ramassent les grains chez les paysans et leur rapportent son ou farine en retour.  

Si le droit de banalité tombe progressivement en désuétude à partir de l’époque moderne, au point qu’il ne saurait cristalliser à lui seul, en 1789, l’hostilité paysanne à l’égard des droits seigneuriaux, il reste que le droit d’eau assure au seigneur, dans les limites de son territoire, le contrôle des moulins tant que le « possesseur » continue à verser un cens au « propriétaire », le Mahlzoll. Il arrive souvent que ce dernier se fasse payer soit en nature – quelques sacs de grains auxquels s’ajoutent tantôt un porc gras (Mühlschwein), tantôt des chapons et des canards ou quelques livres de cire –, soit en exonération partielle de la corvée ou en services : c’est ainsi qu’en 1708, celui de Ligsdorf n’a d’autre charge que de s’engager à égruger et moudre gratuitement l’épeautre en provenance des possessions de la duchesse de Mazarin, avantage qui, ailleurs, est limité aux Quatre-Temps, tandis qu’à Altkirch, en 1772, le meunier de la Klostermühle est tenu, lui aussi, de faire moudre gratuitement et transporter au marché les grains du prieuré Saint-Morand.  

La Révolution et la fin du droit féodal

Si la Révolution accorde en principe la liberté au meunier et le libre choix au client, la taxe d’utilisation de l’eau, transférée en principe à l’État, a la vie dure et l’emphytéose, elle, est rachetable : l’antique obligation banale cède ainsi définitivement la place à des dispositions contractuelles ; on assiste d’autre part au transfert de la rente féodale aux domaines – État et municipalités – et, depuis la fin de l’Ancien Régime, à la progressive transition de l’affirmation de la propriété seigneuriale à la confirmation de la mainmise des particuliers sur les moulins. On constate que ce sont souvent les anciens meuniers emphytéotes qui acquièrent « leur » moulin lors de sa mise en vente comme bien national.  

Au cœur de conflits d’intérêts divergents : le moulin de la discorde

« On y entre comme dans un moulin », pour apporter les grains ou pour retirer la farine : le moulin est avant tout un lieu de convergence et de convivialité avant de devenir l’abcès de fixation de bien des rancœurs pour ce qui est des usages de l’eau : incompatibilité entre « usine » et irrigation d’une part, concurrence entre « usiniers » de l’autre.  

Pour les riverains du moulin, la conflictualité se cristallise autour d’une alternative récurrente : trop ou pas assez d’eau. Prompts à irriguer leurs prés au grand dam du meunier, les riverains pâtissent tantôt d’un excès d’eau suite aux inondations, tantôt d’une pénurie d’eau liée à la fermeture des écluses par les meuniers : il arrive que ces derniers soient rendus responsables tour à tour de l’une ou de l’autre manœuvre.  

Pas assez d’eau pour les meuniers : ces derniers, non contents d’accaparer terres et prés, veillent jalousement au débit de l’eau afin de réduire les risques de chômage technique, du reste en partie incompressibles du fait des seules contraintes naturelles. Les principaux litiges, ponctués par de fréquents procès, sont liés à la prise d’eau elle-même, jugée abusive. La communauté sundgovienne de Helfrantzkirch se plaint, en l’an VIII, de ce que le meunier, « pour conduire l’eau à son usine », se soit permis de creuser un canal dans le communal, endommageant gravement ce dernier, entravant le réseau des chemins ruraux par la construction de réservoirs et aggravant de ce fait les effets de la sécheresse. Sans aller jusque-là, le meunier peut, à sa guise, augmenter ou réduire le débit de l’eau, notamment en aménageant les seuils de dérivation, en abaissant ou en rehaussant le niveau des réservoirs, en jouant sur la hauteur de la digue ou des rives elles-mêmes. Entre les lignes, se profile ce qui pourrait relever d’un chantage social : en pays du Kochersberg, on n’a pas intérêt, nous dit-on, à ce que le moulin soit à sec, les petits paysans se voyant alors contraints de parcourir trois lieues, soit une quinzaine de kilomètres, pour aller moudre leurs grains ! À l’inverse, on voit des riverains, non contents de prélever de l’eau au détriment du moulin lors des « arrosements », cultiver leurs parcelles jusqu’au bord de la rivière, venir extraire du gravier et faire leur lessive dans le lit fluvial en période de basses eaux, perturbant ainsi le cours de la rivière ou polluant l’eau nécessaire au ménage du meunier. Les communautés se plaignent, de leur côté, de manquer d’eau, par la faute du meunier, pour abreuver leurs bestiaux ou alimenter leurs fontaines. Après 1834, la construction du canal du Rhône au Rhin créera, pour les moulins, des problèmes d’alimentation en eau d’une tout autre nature.  

Trop d’eau pour les riverains. Les meuniers, qui redoutent pourtant les crues des rivières, exigent que les éclusettes ou épis de toute sorte, fort utiles tant qu’elles retiennent les graviers qui risquent d’obstruer la rivière, restent fermés en période de basses eaux pour assurer l’alimentation de leur moulin, au détriment des bateliers et des tanneurs venus tremper leurs peaux. Ils ont tendance à maintenir le niveau d’eau le plus haut possible, même au-dessus du niveau légal imposé par les règlements, quitte à créer des chutes d’eau artificielles par la construction de barrages. Quant aux paysans riverains, ils auraient intérêt à retenir l’eau si elle ne déposait que des limons censés fertiliser leurs prés, mais elle dépose également des sables et graviers infertiles arrachés à la colline lors des orages. Si les « arrosements », parfois effectués par l’ensemble de la communauté, s’avèrent indispensables, on craint qu’il y ait trop d’eau, ce qui risque d’emporter ponts ou passerelles et, en transformant les prés en marais, de donner à l’herbe un goût aigre que les bêtes n’apprécient guère. On voit donc les riverains boucher la rivière en édifiant, à défaut de barrages durables, des vannes en bois amovibles ou des éclusettes en terre, compromettant de ce fait jusqu’à l’accès même au moulin et son activité. Il y aurait donc un temps pour moudre et un temps pour irriguer, la simultanéité des deux activités n’étant pas concevable. S’y ajoutent un encombrement potentiel du lit de la rivière par des saules ou diverses broussailles et les dépenses occasionnées par l’indispensable entretien du canal, la construction de seuils ou la réparation des ponteaux après l’orage : ces interventions se feront-elles par la communauté au prorata du nombre de tournants de chacun des moulins?  

Mais les conflits ne se limitent pas à cette incompréhension fondamentale entre paysans et meuniers, ils sont parfois nourris par la concurrence entre meuniers eux-mêmes. Sont particulièrement surveillées les autorisations seigneuriales de construction de nouveaux moulins que l’on considère, bien entendu, comme inutiles : un moulin nouvellement construit ne risque-t-il pas d’aggraver l’effet des inondations et de rendre nécessaire la construction de ponts ou de passerelles supplémentaires? Au lendemain des guerres du XVIIe siècle, la compétition est âpre entre les meuniers du Sundgau et les meuniers suisses : ces derniers, non contents de ramasser les grains dans les villages ou de les acheter au marché de Ferrette, s’installent en tant qu’emphytéotes (par exemple, le meunier originaire de Soleure à Ligsdorf en 1708), en profitant des occasions qui se présentent en cette période de dépopulation et de reconstruction.  

Par ailleurs, le fait qu’il y ait trop de moulins situés sur le même cours d’eau, à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, crée des situations de conflictualité. En 1592, le meunier de Stetten, après avoir acquis de nombreuses parcelles autour de son moulin, doit obtenir l’autorisation de la seigneurie de Landser pour creuser un fossé, susceptible de rassembler l’eau provenant de différentes sources, opération qui ne devrait pas, dit-on, être préjudiciable au bon fonctionnement des autres moulins de la contrée. N’empêche que le « meunier du bas » est souvent tributaire du « meunier du haut » et attend que ce dernier libère les eaux de sa retenue pour pouvoir les utiliser à son tour : des situations de dépendance et de gêne qui, à défaut de faire couler beaucoup d’eau, font couler beaucoup d’encre dans les procédures judiciaires ! Sont également susceptibles de créer des situations conflictuelles les risques de remous, c’està-dire de remontée du niveau des eaux lors de la construction d’un barrage par l’un des meuniers installés sur le cours d’eau ou d’évacuation insuffisante des eaux.  

Comment concilier des intérêts aussi contradictoires ? Une police de l’eau s’avère indispensable : elle ne verra officiellement le jour que lorsque l’arrêté préfectoral du 27 juillet 1842 instituera une commission syndicale à cet effet. Suite aux règlements d’eau imposés par le seigneur (dispositions concernant les moulins dans la coutume de Ferrette, 1585), puis aux ordonnances de l’Intendance d’Alsace, exécutées par le service des Eaux et Forêts, qui, cartographie à l’appui, constituent un début de réponse aux tensions accumulées, les meuniers ont parfois de bonnes raisons pour contourner les règlements. L’exemple des moulins de la Souffel est révélateur : l’intendant de La Grange ordonne en 1681 aux riverains de tenir les prairies en bon état, de les nettoyer pour éviter les glissements de terrain risquant d’obstruer le canal du moulin, d’en arracher les arbres et les buissons. Mais l’établissement d’un contrôle en 1682 et la menace de délivrer des amendes en 1687 nous laissent sceptiques quant à l’application de ces injonctions. L’ordonnance de Lucé, en date du 5 septembre 1769, se veut plus précise : alors que, jusque-là, on tolérait l’irrigation un jour par semaine, on ne pourra plus y procéder que deux fois par an, 15 jours au printemps et 15 jours en automne, ce qui exclut les périodes de sécheresse estivale. Ce créneau se réduira, en 1846, à 4 jours en mai et 4 jours en juillet, illustrant l’acuité grandissante du problème. Mais on nous rappelle que, pour le Kochersberg, le contrôle est effectué par les prévôts qui sont… les plus importants propriétaires-riverains.  

Le meunier, un personnage puissant en marge de la société… devenu un notable local après 1789

Entrepreneur de petite ou moyenne envergure, le meunier est forcément un personnage fortuné qui se situe au sommet de la pyramide sociale, ne serait-ce qu’en raison de la cherté de l’outil de travail qu’on lui confie ou des garanties qu’on exige de lui. Il encourt, en effet, des risques liés à la putréfaction du bois, à l’immobilisation saisonnière ou accidentelle de ses tournants, à l’endettement ou à la faillite (en 1752-1761, faillite du moulin Schropp de Hochfelden appartenant aux Ichtersheim) qui le guettent, à des accidents ou des pathologies spécifiques… Ce qui confirme cette impression, c’est le cumul d’activités multiples, à la fois para-industrielles et para-agricoles qu’assume le meunier qui fait parfois fonction de prestataire de services : marchand de grains ou prêteur d’argent. Ces dernières sont fondées sur de solides assises terriennes, puisqu’il compte souvent parmi les plus importants propriétaires du village : des dizaines d’hectares de terres et de prés, une à deux charrues, cinq à six chevaux, d’importantes réserves de paille, de foin et de regain, auxquels il convient d’ajouter, comment en témoignent les inventaires après décès, des stocks de victuailles, de confortables liquidités, un mobilier choisi et une garde-robe fournie : au total, une fortune de plusieurs milliers de livres tournois, l’équivalent, dettes déduites, de la valeur du moulin… Mais ne généralisons pas : l’opulence des uns peut côtoyer l’endettement des autres…  

De là à dénoncer, à tort ou à raison, son aisance matérielle – « gras comme un porc » selon certains réformateurs du XVIe siècle –, il n’y a qu’un pas. Il suscite davantage de jalousie que d’estime, encore qu’ « épouser une fille de meunier » soit parfois considéré comme un idéal… quasi-inaccessible! Le fait qu’il puisse avoir des accointances avec le seigneur, dont il « tient » le moulin – « unser Müller », disent les Oberkirch à Quatzenheim, lors du renouvellement du bail pour 1763-1772 – ne joue pas forcément en sa faveur, car il est volontiers assimilé aux exploiteurs à la fin de l’Ancien Régime. En tout cas, il n’a pas toujours bonne réputation, et cela en dépit de son savoir technique universellement reconnu : paresseux, avide, « voleur comme un meunier », frelatant la marchandise, trichant sur le poids des grains et la qualité de la farine, il bénéficierait d’un enrichissement suspect, ce qui attise les jalousies… De ce fait, des inspecteurs assermentés, les Mühlschauer, sont censés visiter les moulins, théoriquement une fois par semaine, pour prévenir les fraudes. À Mulhouse, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, les meuniers sont placés sous le contrôle sourcilleux de la Ville, qui réglemente non seulement l’usage des poids, mais la nature même des matières panifiables.  

Sans doute n’est-il pas étonnant que le meunier ne soit qu’exceptionnellement choisi comme prévôt de la communauté avant 1789 : sur les 409 élus de 1788, on ne compte que 11  meuniers, tels les Wespiser, cultivateurs-meuniers et maires de Jettingen. Il semblerait néanmoins que le XIXe siècle parvienne à réconcilier quelque peu villageois et meuniers, devenus des notables locaux, même si l’abolition du régime féodal, auquel ils étaient associés, et la persistance du « droit d’eau », que leur disputent à présent les communautés, créent de nouveaux sujets de discorde. Une tendance à l’endogamie sociale horizontale, par l’intermédiaire d’alliances matrimoniales contrôlées, et la construction de solidarités verticales fondées sur la filiation, qui débouchent sur la constitution de véritables dynasties de meuniers, ne sont pas de nature à rompre cet isolement. Caricature ou réalité : on donnera à l’un des enfants la Obermühl, à l’autre la Untermühl et le troisième épousera une fille de meunier, à moins qu’il ne s’évade dans la bourgeoisie d’affaires ! Parmi les familles qui monopolisent la meunerie au fil des siècles, se détachent (liste non exhaustive) les Munch, les Ettwiller et les Brant à Heimersdorf, les Foltzer à Zillisheim, les Engasser à Heiteren, les Ramspacher à Lupstein, les Brassel à Marlenheim et Rohr, les Jung à Eckbolsheim, les Hornick à Quatzenheim, les Graff à Eckartswiller, les Ulrich à Gumbrechtshoffen et Ueberach, les Augst dans le val de Moder, les Jung et les Lauth à Bischwiller… Le rôle de la parentèle est fort éclairant, comme le montre l’exemple en  1836, à Tagolsheim, dans le Sundgau : le meunier Joseph Foltzer, qualifié de cultivateur et huilier, est le frère d’Adam, aubergiste et marchand en soieries, pionnier de l’élevage du ver à soie au XVIIIe siècle.  

Ce qui joue enfin en défaveur du meunier, c’est l’isolement de la plupart des moulins à l’écart du village, à l’origine de bien des fantasmes : lieu des mauvaises rencontres, à la fois rendez-vous des galants autour de la belle meunière parée de ses atours qui, devenue veuve, cherche à se remarier pour pouvoir rester au moulin, et rendez-vous des sorcières qui affectionnent ces endroits isolés et amphibies… Indispensable et isolé, puissant et redouté, suspect et incontournable : la figure du meunier est décidément d’une grande complexité. Il est normal que la recherche historique ait, dans un premier temps, focalisé ses projecteurs sur les aspects techniques de la meunerie : ils sont d’une importance capitale dans l’évolution économique dont a bénéficié l’Alsace entre le Moyen Âge et l’époque contemporaine. À présent, ce sont les composantes socioculturelles qui attirent l’attention au travers d’une foule de monographies portant sur les moulins ou les familles de meuniers.  

Bibliographie

ABR C 404/16 et AHR C 1255-1256 : « Dénombrement d’usines de toute espèce… dressé en exécution des ordres… de Monsieur Clinchamp, directeur général des Ponts et Chaussées de cette province », 3 avril 1770, et « État des moulins et autres usines établis dans les bans, villes et communautés de Basse Alsace en 1773 ».  

ABR C 439 « Police des eaux, rivières et moulins » (1751- 1787). Concerne la Souffel (Basse Alsace).  

AHR 1 E 44/12 : « État des moulins du bailliage d’Altkirch (1773) ».  

Au-delà des textes réglementaires, on trouvera des renseignements dispersés, mais utiles, dans les Archives de la Ville et de Communauté urbaine de Strasbourg A II,12 (moulin Karth au Wacken), 3 C 10a (Röthmühle au Wacken), 3 C 24 (moulin de l’Hôpital) et VII, 26 (charte 1444), dans la série C des Archives départementales du Bas-Rhin (C 176/39 : Nordhouse et C 434/8-71 : entre autres, Burbach, Hatten, Hengwiller, Hochfelden, Mundolsheim, Niederroedern, Nordhouse, Obenheim, Reichshoffen, Schwabwiller, Wolfisheim) ainsi que dans les séries G et E (E 606, Ohnenheim ; E 1884/2, Hanauische Mahlmühle). Pour la Haute-Alsace, voir les sources figurant dans l’imposant ouvrage consacré aux moulins du Sundgau et mentionné ci-dessous, sous la coordination de Claerr-Stamm (Gabrielle) et la participation de Bihler (Gérard), Glotz (Marc), Gutknecht (Pierre), Meyer (Guy), Munch (Paul-Bernard) et de nombreux autres collaborateurs.  

ABR 11 M 34 : Enquête de 1869, « Etat statistique des usines et moulins du Bas-Rhin en 1869 ». Cette source a été fort opportunément exploitée par les élèves de Madame Jacqueline Chanut, professeur au Lycée Marie Curie de Strasbourg, et donné lieu à un dossier pédagogique dactylographié, année scolaire 1974-1975, sous le titre « Usines sur l’eau et moulins du Bas-Rhin en 1869 ».  

JUILLARD (Etienne), La vie rurale dans la plaine de Basse-Alsace. Essai de géographie sociale, Paris, 1953, p. 256-259 et 279-296.  

REDERSTORFF (Françoise), Les usines hydrauliques en Haute-Alsace au XVIIIe siècle, mém. maîtrise dactyl., Université de Strasbourg, 1975.  

BRAUN (Jean), « Moulins, tanneries, tuileries, scieries de jadis à Obernai », Ann. Société d’histoire et d’archéologie DambachBarr-Obernai, 9, 1975, p. 115-124.  

MAULBECKER (Pierre Marie), Recherches sur les moulins à farine dans les terres de l’Évêché de Strasbourg, mém. dactyl., 2 tomes, Strasbourg, 1978 (a disparu!).  

STOSKOPF (Nicolas),La petite industrie dans le Bas-Rhin (1810-1870), Strasbourg, 1987, p. 35-47.  

LE MOIGNE (Yves), « Démographie et subsistances au siècle des Lumières »,Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, Strasbourg, 1981, t. III, p. 147-151.  

COYAUD (Louis Marie), Notice « Moulin », Encyclopédie d’Alsace, Strasbourg, t. IX, 1984, p. 5 271-5 274, notice complétée par RUCH (Maurice) sur les « Constructeurs de moulins ».  

SCHLOSSER (Georges), « Zellwiller. Ses moulins disparus », Ann. Société d’histoire et d’archéologie de Dambach-Barr-Obernai 25, 1991, p. 85-97, 28, 1994, p. 83-94 et « La Bruchmühl », 27, 1993, p. 125-138.  

BOEHLER (Jean-Michel), Paysannerie, 1995, t.  II, p. 1 103-1 111.  

LACHIVER (Marcel),Dictionnaire du monde rural. Les mots du passé, Paris, 1997, notices « Meule », p. 1 130, « Moulin », p. 1 171-1 172, « Ribe », p. 1461 et « Tournant », p. 1 619.  

Fleuves, rivières et canaux dans l’Europe occidentale et médiane, Colloque de l’Association interuniversitaire de l’Est, Actes, Strasbourg, 1997.  

CLAERR-STAMM (Gabrielle), GUTKNECHT (Pierre), GLOTZ (Marc), MEYER (Guy), MUNCH (Paul-Bernard) et alii, Moulins du Sundgau, éd. Société d’histoire du Sundgau, Riedisheim, 1999-2001, 4 tomes.  

HICKEL (Marie-Anne), « À Barr : litiges autour d’un canal de moulin », Ann. Société d’histoire et d’archéologie de Dambach-Barr-Obernai, 44, 2010, p. 99-112.  

LOHRMANN (Dietrich), « Remarques sur les moulins médiévaux en Rhénanie », Eaux et conflits dans l’Europe médiévale et moderne, 34e Journée internationale d’histoire de l’abbaye de Flaran, Actes, 36, 2012, p. 77-95. 

QUELQUEGER (Jean-Marie), « Paysans riverains et meuniers : problèmes d’irrigation le long de la Souffel aux XVIIIe et XIXe siècles », Bull. SHASE, 255, 2016-II, p. 17-30.  

MULLER (Christine), Emblèmes de métiers en Alsace, publ. Fédération des sociétés d’histoire et d’archéologie d’Alsace, Strasbourg, 2016 (la notice « Meunier » figure dans le tome II, en voie de parution).  

Non exhaustive, cette bibliographie ne tient pas compte de nombre de monographies, de moulins ou de meuniers, parues, sous forme d’articles, dans les revues d’histoire locale.  

Notices connexes

Banal  

Droit de l’Alsace  

Erblehen  

Industrie  

Manufacture  

Moulin à huile  

Papier

Jean-Michel Boehler