Patriciat
Patriziat
Le concept de patriciat a été adopté par les historiens pour décrire l’élite dirigeante des villes allemandes dans leur phase d’émancipation au XIIIe et au XIVe siècle puis dans celle de consolidation politique, à partir de la fin du Moyen Âge. En Alsace, il s’applique plus spécialement à la « république » de Strasbourg, mais peut également concerner d’autres cités, comme Colmar, Mulhouse ou Bâle. La réalité mouvante désignée par ce terme emprunté à l’Antiquité romaine embrasse une prédominance politique, des critères économiques et sociaux, une prééminence honorifique, des relations familiales endogames…
Sommaire
Strasbourg au Moyen Âge
Strasbourg est considéré comme l’un des meilleurs exemples de cette évolution.
Seigneur de la ville depuis la fin du Xe siècle, l’évêque s’appuie sur sa ministérialité (v. Ministérialité) pour administrer la ville et favorise certains groupes professionnels, marchands ou artisans de luxe, comme les pelletiers, qui sont également à son service. Les ministériaux sont ses officiers : ils accèdent progressivement à la noblesse et acquièrent des propriétés foncières, les seconds s’enrichissent et deviennent également des notables. En 1201, à l’apparition du conseil urbain, ces derniers sont identifiés comme burgenses (v. Bourgeois) : leur sceau porte la légende Sigillum burgensium civitatis argentinensis. Ils sont associés aux ministeriales au sein d’une instance qui compte alors douze membres : les deux groupes, mal différenciés, se rejoignent au milieu du XIIIe siècle dans les institutions locales, en développant une sociabilité commune qui les rapproche de la vieille noblesse. La fusion est accomplie lors de la révolte des Strasbourgeois contre Walter de Geroldseck (1261-1263). Elle est actée par une ordonnance de 1276 considérant que les ministériaux font partie des bourgeois. Au début du XIVe siècle, les membres de ce premier patriciat sont qualifiés de constabularii – « compagnons d’écurie », en allemand constofeler, pour signifier leur service militaire à cheval, et disposent de lieux de réunion au nombre d’une dizaine, les constaffel, dont les plus connus sont ceux de la Haute-Montée (mauvaise traduction de l’allemand Zum hohen Steg, qui se rapporte en réalité à une galerie en encorbellement) et du Mühlstein. Les familles Zorn, d’origine ministériale mais agrégée à la noblesse, et Mullenheim, d’extraction roturière, mais enrichie dans les affaires, illustrent cet amalgame qui peut également recouvrir des appartenances partisanes et nourrir des relations plus tendues, à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe. Ces lignages bien établis dans la cité se retrouvent au sein des hausgenossen, associés à la frappe de la monnaie de la ville, dont on dénombre 328 membres dès 1266. Les artisans, organisés en métiers (antwerk) sont maintenus à l’écart de cette « bourgeoisie » composite, seule détentrice du pouvoir municipal, aux mains d’un conseil de 24 membres, soit deux fois plus nombreux qu’à l’époque où la ville était soumise à l’autorité de l’évêque, l’exécutif étant alors présidé par quatre stettmeister, suivant une rotation trimestrielle.
« Une aristocratie sans factions »
La coexistence de la noblesse, qui comprend l’ancienne ministérialité, des nobles venus du plat pays et des anoblis, fiers de leurs titres de chevaliers ou d’écuyers, des bourgeois et du petit peuple des métiers donne lieu à de premières échauffourées en 1308. En 1332, la vendetta des Zorn et des Mullenheim se solde par une véritable révolution urbaine, arbitrée par les « bourgeois » au détriment des nobles, d’abord exclus du conseil au sein duquel siègent 25 représentants des métiers, marchands ou artisans, aux côtés des 24 conseillers patriciens (dont 8 explicitement issus de la noblesse à partir de 1334). Ce système donne lieu à plusieurs ajustements jusqu’à la constitution de 1482, qui stabilise le « Sénat » strasbourgeois, fort de dix conseillers patriciens et de vingt représentants des zünfte.
C’est à ce partage du pouvoir que se rapporte la célèbre formule d’Erasme qui voit dans la « république de Strasbourg » « une monarchie sans tyrannie, une aristocratie sans factions, une démocratie sans tumultes, de la richesse sans luxe, une prospérité sans ostentation »(1514).
La définition juridique du patriciat évolue selon la période. Au départ, entre 1332 et 1482, la démarcation avec la « plèbe » se traduit par l’opposition entre constofeler et antwerke,la qualité de « bourgeois », disposant des droits politiques étant reconnue pour les deux catégories. Les membres du premier groupe ne siègent pas dans les juridictions inférieures (1420) ; ils effectuent leur service militaire à cheval, suivant les dispositions de la stallordnung (1443), au prorata de leur fortune. Pendant son séjour à Strasbourg, entre 1434 et 1444, Gutenberg est comptabilisé dans ce cadre, à hauteur de 50 florins, ce qui lui permet d’entretenir la moitié d’un cavalier, sur un effectif total d’une centaine.
Leur statut relève aussi bien de l’hérédité – la noblesse – que d’une accréditation validée par les uns et les autres. Ainsi, en 1472, la « candidature » de Bernhart Wormsser (= Wurmser) est examinée par une commission de quatre membres « roturiers » du Conseil des XXI et de quatre membres du Sénat également issus des métiers. En 1479, Hans von Seckingen est agrégé au patriciat après avoir été adoubé et s’être distingué à la bataille de Nancy. En revanche, vers 1516, l’adhésion du notable Philippe Hagen au poêle du Hohen Steg est rejetée malgré un anoblissement récent. De fait, le noyau du patriciat reste formé par d’anciens lignages, à l’instar de celui des Sturm qui peut être suivi sur huit générations, jusqu’à son extinction en 1640, et plonge ses racines dans la bourgeoisie de la fin du XIIIe siècle.
Ce verrouillage se traduit par des mesures de restrictions à l’encontre des épouses – et des veuves – issues de la bourgeoisie ou des milieux de l’artisanat, qui n’ont pas accès aux poêles des constofeler et ne peuvent pas prendre part aux danses.
Les chiffres relatifs au patriciat sont relativement élastiques. Le maximum de 315 hommes adultes proposé par Philippe Dollinger inclut vraisemblablement la noblesse foraine. La centaine d’individus relevée en 1444 se réduit d’un tiers à la fin du XVe siècle, et se stabilise autour de 50 au cours du XVIe siècle, 41 en 1589. Ce nombre est renforcé par la noblesse immédiate de Basse-Alsace, dans des modalités variables.
Une oligarchie ?
La distinction entre nobles, patriciens et bourgeois de simple exercice tend à s’estomper au moment de la Renaissance, aussi bien au sein des instances dirigeantes qu’au niveau économique, mais les signes extérieurs perdurent. Publié en 1606 par l’imprimeur Jean Carolus, l’album de gravures connu sous le titre Evidens designatio receptissimarum consuetudinum ornamenta quaedam & insignia continens Magistratui & Academiae Argentinensi à maioribus relicta donne un panorama complet des costumes de la société strasbourgeoise, selon le rang hiérarchique de ses membres et les différentes circonstances. Le patriciat y occupe une place prépondérante, mais plus explicite pour les femmes que pour les hommes. Ces derniers, identifiés comme « bourgeois », ne se confondent pas avec les nobles du plat pays qui ont droit à l’épithète « alsacien » (alsaticus), bien qu’ils puissent être domiciliés en ville et, de ce fait, considérés comme patriciens. Le terme civis argentinensis, bourgeois de Strasbourg, s’applique à l’ensemble de ceux qui détiennent le droit de bourgeoisie, mais on différencie les catégories, le notable « ein fürnemer bürger…oder der ein geschlechter ist » (pl. xii), le bourgeois au sens générique (plebeius, gemein leut, pl. xiii), le jardinier de la ville (pl. xvi), à ne pas confondre avec le paysan du plat pays (rusticus, pl. xxi), l’artisan ou le marchand (toujours qualifiés de civis). Les femmes et les filles sont strictement rattachées au statut de leur mari : une Strasbourgeoise mariée à un patricien ou à un docteur – assimilé à ce dernier – est dite Foemina patricia aut doctori maritata Argentinae, rendu en allemand par geschlechterin ou geschlechters-weib (pl. xxvii-xxxv, li-). L’appartenance au lignage patricien est discriminante, en éliminant ipso facto l’épouse d’un marchand (kauffmans weib, pl. xxxvi), celle d’un simple bourgeois (foemina argentinensis mediocris conditionis, pl. xli), celle d’un artisan (argentinensis mulier plebeia, der handwercker weib, pl. xliv), ou la maraîchère du marché (hortulana argentinensis in foro, pl. lv). La limite inférieure du patriciat est donnée, semble-t-il, par ce qu’on désigne comme eines ehrlichen bürgers frauw, mulier honestae conditionis (pl. xliii).
Au XVIIe siècle, Mathias Bernegger, dans sa Forma reipublicae Argentoratensis (1667), assimile le patriciat à l’ensemble de la noblesse, en spécifiant que le grand Sénat de la ville est formé de trente citoyens (civibus), à savoir de dix nobles (nempe, decem nobilibus) qui sont appelés constoffolarii, suivant l’ancien mot germanique Stoffel,désignant leurs lieux de réunion,et de vingt non-nobles (viginti aliis non nobilibus) et que c’est dans ce premier groupe, homogène, que sont choisis les praetores(stettmeister). On en déduit que les seconds, qui ne représentent plus vraiment des corps de métiers, tout en étant, théoriquement, rattachés aux corporations, se situent dans un entre-deux de notabilité. L’exercice des responsabilités politiques encourage ce processus d’assimilation, doublé par des stratégies financières, et d’autres formes de comportement sociaux, culturels ou religieux. Les recherches de Jean-Pierre Kintz sur la société strasbourgeoise entre 1560 et 1650 permettent de retrouver l’éventail des richesses et de le mettre en relation avec l’ordre de préséances observé sur le terrain.
Au XVIIIe siècle, sous la domination française qui a introduit l’alternative des charges entre catholiques et luthériens en 1687, tous les membres du Grand Sénat peuvent être considérés comme des patriciens à part entière. Ce processus d’assimilation va de pair avec la spécialisation des fonctions municipales, notamment dans les collèges des XIII, des XV et des XXI, et la mise en place d’une administration confiée à des juristes. De ce fait, on peut parler de dynasties patriciennes, illustrées par les Dietrich, les Reisseisen, les Brackenhoffer, les Turckheim, qui s’inscrivent dans des réseaux d’affaires et s’assimilent à la noblesse. Les historiens du XIXe siècle, Ernest Lehr ou Julius Kindler von Knobloch, ont été particulièrement sensibles au prestige acquis par cette « bourgeoisie augmentée ».
Les autres villes
Le concept de patriciat s’applique à la plupart des républiques urbaines de l’Empire et aux plus importantes des villes impériales. En Alsace, le cas de Bâle est comparable à celui de Strasbourg, dans sa genèse comme dans son évolution. À Mulhouse, on insiste sur l’existence de « gefreite oupriviligerte Bürger », fortement enracinés dans la cité, aux origines de sa prospérité marchande.
Dans les villes de la Ligue des Dix Villes, l’identité patricienne s’inscrit dans des institutions visibles, comme les Herrenstuben (tel le Waagkeller de Colmar), mais ne donne pas lieu à un accaparement durable du pouvoir politique. À Wissembourg, les Hausgenossen perdent pied au XIVe siècle, tandis que les sociétés nobles colmariennes sont écartées du pouvoir après une tentative de coup d’État, en 1356. La normalisation se produit au début du XVIe siècle, au profit d’une bourgeoisie indifférenciée.
Bibliographie
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Notices connexes
Bürgermeister ; Bourgeois-Bürger
Cahiers de doléances ; Chapitre Saint-Thomas ; Clarisses ; Constofler ; Corporation-Zunft ; Costume (féminin)
Finances des villes ; Fiscalité
Hausgenossen ; Haussgenossenschaft ; Héraldique
Langues de l’Alsace ; Léproserie
Stallgeld ; Stettmeister ; Strasbourg
Unser lieben Frauenwerk (Œuvre Notre-Dame)
Georges Bischoff