Nacktheit
Nudité, représentation
Sommaire
Du corps gothique au corps renaissant
Entre la fin du Moyen Âge finissant, avec ses propres codes de représentation du corps humain, les campagnes iconoclastes rejetant la présence de représentations humaines dans les lieux de culte (voir : Iconoclasme) et le concile de Trente, qui entend « bannir toute indécence et toute beauté provocante dans les images peintes », en Alsace comme dans le Sud du Saint-Empire, se produit une révolution visuelle liée à l’humanisme, que caractérise aussi une nouvelle manière de représenter le corps humain nu, et tout particulièrement celui de la femme.
Les modèles flamands
L’art du XVe siècle dans les pays du Nord montre fort peu de nudités, celles-ci se cantonnant pratiquement à la représentation d’Adam et d’Ève, à celle du Christ crucifié et à quelques images de saints : saint Sébastien, ou, plus rare encore, Marie-Madeleine montant au ciel et recouverte seulement de ses cheveux, telle qu’on la voit dans une gravure du Maître E. S., datant des années 1450. Les modèles semblent être les effigies presque sculpturales des « premiers parents » de part et d’autre du Retable de l’Agneau mystique de Van Eyck de la fin des années 1420 (Gand, église Saint-Bavon). Du même artiste, le Christ sanglant, au pagne transparent laissant entrevoir ses parties génitales (motif extrêmement rare, même plus tard) dans une Crucifixion (vers 1427) conservée à Berlin (Staatliche Museen). Cela ne signifie nullement que les artistes de la seconde moitié du XVe siècle aient vu les œuvres en question, mais il circulait certainement déjà des copies dessinées.
Artistes du Rhin supérieur
Toujours est-il que l’œuvre du Maître E. S., qui a probablement travaillé à Bâle avec Konrad Witz avant de s’établir à Strasbourg, comporte déjà deux versions gravées de Saint Sébastien (vers 1460) et une belle représentation gravée de La Chute (vers 1450), qui annonce les variations de Baldung sur ce thème, dont il sera question plus loin. Le même Sébastien revient à deux reprises dans l’œuvre gravée de Schongauer, mais la vérité anatomique est assez lointaine. Plus généralement, les ateliers artistiques du Rhin Supérieur et a fortiori ceux de l’Empire au sens large du terme puisent leur inspiration dans les Anciens Pays-Bas, chez Van Eyck, Van der Weyden ou d’autres. Le voyage en Italie des artistes septentrionaux, qui deviendra presque une norme au cours du XVIe siècle, est, semblet-il, assez exceptionnel. Ajoutons que même en Italie, en dehors toujours de saint Sébastien, le nu reste assez rare jusque dans les années 1470. Les représentations d’Hercule et le Combat d’hommes nus (1470) d’Antonio Pollaiuolo, et La naissance de Vénus etVénus et Mars de Botticelli au début des années 1480, marquent un tournant à cet égard. Mais il s’agit dans tous les cas de nudités imaginaires et non de personnes ayant posé pour l’artiste.
La Renaissance dans l’art des villes du Sud du Saint Empire
Plus généralement, cette « révolution visuelle », c’est-à-dire l’adaptation de ce qui se passe un peu plus tôt en Italie et qu’on appelle d’un terme générique la Renaissance, est largement connectée avec l’irruption de l’humanisme en pays germanique, impliquant en particulier l’étude de l’Antiquité. Ce n’est évidemment pas un hasard si cet art nouveau est d’abord produit dans les villes du Sud de l’Empire et de Suisse, en liaisons à la fois commerciales et culturelles de plus en plus importantes avec l’Italie : Bâle, Strasbourg, Augsbourg, Nuremberg.
Le voyage en Italie – Dürer
En ce qui concerne l’art allemand, c’est clairement chez Dürer que se repèrent les changements, non seulement en ce qui concerne la volonté d’exactitude anatomique, mais aussi dans la thématique. En effet, avant même les représentations d’Adam et d’Ève, gravées (1504), puis peintes (1507), qui constitueront des modèles pour Baldung notamment, Dürer a très souvent réalisé des dessins et des gravures de nus, surtout féminins, parfois à thème mythologique, mais aussi Les Quatre sorcières (1497), filon thématique bientôt exploité par Baldung et d’autres artistes du Rhin Supérieur, et plus simplement des anatomies féminines pour le seul plaisir d’en représenter et ce dès 1493, avant même son premier voyage en Italie. C’est là que se placent les débuts du nu « d’après nature ».
Baldung : la femme, l’amour et la mort
Après son séjour dans l’atelier de Dürer, Baldung, qui vient d’ailleurs d’une famille de lettrés, réalise son premier nu masculin, encore un saint Sébastien, dans une commande, le Retable de Saint Sébastien (1507). Mais le personnage du saint est assez peu convaincant, car ce qui a visiblement plus intéressé le jeune artiste, c’est de se mettre lui-même en scène à côté du saint. En fait, c’est à partir des années strasbourgeoises, dans les années 1509-1510 et suivantes, que Baldung va développer, dans des variations nombreuses et subtiles, la thématique qui va visiblement l’obséder jusqu’à la fin de sa vie, celle de la Femme et de la Mort, autrement dit Éros et Thanatos. Les trois fils conducteurs principaux sont les Âges de la Femme et la Mort, Adam et Ève et les Sorcières. La Femme est clairement vue par Baldung comme la tentatrice, potentiellement dangereuse, mais d’autant plus attirante. Ce ne sont donc en aucune façon des anatomies féminines destinées à illustrer les proportions et la beauté du corps humain, telles qu’on les trouve dans les Adam et Ève de Dürer cités plus haut, mais des variations continuelles sur l’érotisme dégagé par le corps féminin, montré dans toutes les positions, mais aussi sur son vieillissement et sur sa fin. Deux exemples, l’un consacré aux sorcières, l’autre à Adam et Ève suffiront à préciser le propos.
Les belles sorcières
Les sorcières (1510) est une gravure sur bois en clair-obscur d’une très grande complexité iconographique (ill. 1), qui, à travers de nombreux motifs, joue des croyances à la sorcellerie de façon plus ou moins sérieuse (on rappellera que c’est à Strasbourg qu’a paru en 1487 le bréviaire de la chasse aux sorcières, le Malleus maleficarum, dû à deux dominicains, qui précisent par exemple que « Tout cela arrive à cause du désir sexuel qui est insatiable chez elles… »). Retenons simplement ici qu’il s’agit aussi d’une représentation des âges de la femme. Pendant toute la période où Baldung travaille au grand retable de la cathédrale de Fribourg (1513-1517), il réalise en contrepoint, c’est le cas de le dire, une série de dessins de « sorcières » dans lesquels l’humour le dispute à la pornographie. Dans le seul tableau consacré à ce thème, Deux sorcières (1523), les deux femmes représentées sont probablement, en fait de « sorcières », des prostituées (ill. 2), le ciel tempétueux pouvant être interprété comme le « feu » du sexe, d’autant qu’une interprétation récente a montré que le petit dragon contenu dans le flacon porté par l’une des femmes pouvait être interprété comme le symbole de la dilution du mercure, produit utilisé à l’époque contre la syphilis, dont on avait compris qu’elle se transmettait par voie sexuelle ; le bouc, qui semble fort peu à l’aise, censé être la monture des sorcières s’envolant vers le sabbat, est probablement là pour caractériser ironiquement la gent féminine, qui ensorcelle l’homme à ses dépens.
Adam et Ève : la Chute
Le thème de la Chute, autre occasion de présenter des nus, celui d’Ève étant à tout point de vue celui qui est mis le plus en valeur, occupera longuement Baldung, dans des dessins, des gravures et dans les années 1520 des tableaux. Il suffit de contempler une gravure de 1519 (ill. 3), où le cadrage est resserré sur le couple, sans plus d’intervention du serpent, pour comprendre le propos de Baldung : c’est le désir sexuel montré sans fard, avec le détail humoristique de la feuille censée cacher le sexe d’Ève ; mais le pied d’Ève posé sur le cartouche contenant le monogramme de Baldung visualise aussi l’emprise qu’exerce la Femme sur l’artiste.
Les vierges folles
Dans ces débuts de la modernité, cette érotisation du corps féminin n’est pas propre à Baldung, même si ce dernier est certainement le plus inventif en la matière. Cranach, par exemple, alterne souvent les représentations religieuses, puis les images de propagande luthérienne, avec des représentations féminines inspirées de l’Antiquité, Vénus par exemple ou encore Lucrèce, prétexte là aussi au dévoilement du corps féminin, mais de façon plus stylisée que Baldung. Plus près de l’Alsace, Urs Graf, qui a commencé sa carrière au début du siècle à Strasbourg par des gravures religieuses, travaille ensuite à Bâle en tant qu’orfèvre et graveur et se spécialise dans les évocations de lansquenets et de prostituées, avec un humour plus macabre encore que celui de Baldung. Sa Vierge folle (1513) est un bel exemple de sujet religieux perverti (ill. 4), prétexte à montrer une nudité épanouie, qui ne semble guère se soucier de sa sauvegarde spirituelle ! On retiendra qu’elle aussi pose le pied sur un globe portant le monogramme de l’artiste : Baldung et Graf ont dû se côtoyer plus d’une fois et constater leurs points communs en la matière.
Le nu et l’anatomie
Revenons à Strasbourg pour dire quelques mots d’un artiste qui n’a certes pas l’envergure de Baldung, mais qui a été notamment un des principaux illustrateurs des Bibles strasbourgeoises et de bien d’autres choses, Heinrich Vogtherr l’Ancien. Les images bibliques en question comportent un certain nombre de nudités féminines ou masculines et on notera que pour la page de titre de commentaires bibliques d’Otto Brunfels (1529), il met en scène l’Église et la Synagogue, mais aussi une version humoristique des « premiers parents », assis de part et d’autre des armoiries strasbourgeoises et brandissant chacun une pomme qu’ils tirent d’un panier posé à leur côté. Plus sérieusement, dans le cadre des nombreux écrits médicaux publiés à Strasbourg dans cette période, Vogtherr est l’auteur d’une feuille volante illustrée représentant une Anatomie féminine datée de 1538 et qui est probablement la première anatomie à rabats connue (ill. 5). Issu d’une famille de médecins, lui-même auteur d’un opuscule sur l’œil, Vogtherr réalise une représentation générique de la Femme, même si l’ensemble de l’anatomie est exact, avec un modelé typique de la Renaissance.
Fin XVIe : un thème en veilleuse
Tout cela montre bien l’ampleur et la diversité des représentations de la nudité dans cette période des débuts de la Renaissance dans le Rhin Supérieur. Il s’agit bien d’une libération du corps, du moins dans l’espace de l’illusion artistique, car dans la réalité, principalement dans la seconde moitié du siècle, l’importance donnée à la famille chrétienne, en pays protestant comme en pays catholique, a certainement engendré une moindre occurrence du nu dans les villes libres, un art plus ouvert de ce point de vue étant celui des cours de la fin du XVIe siècle, en particulier à la cour de Rodolphe II à Prague.
Bibliographie
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VIALLON (Marie), Le concile de Trente et l’art, 2009, halshs-00550968.
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JACOB-FRIESEN (Holger), éd., Hans Baldung Grien. heilig|unheilig, cat. d’exposition, Karlsruhe, Kunsthalle, Berlin-Munich, 2019 (existe aussi en version française).
MULLER (Frank), Hans Baldung Grien. Entre christianisme et paganisme, Strasbourg, 2019.
Notices connexes
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