Odilienberg
Montagne sacrée des Alsaciens, le Mont Sainte-Odile est désigné sous ce nom à partir du XVe siècle (St Uttilienberg, 1473, in Monte Sancte Otilie d’après la lettre d’indulgence de Sixte IV en faveur de la reconstruction de l’abbaye en 1480). Sa première mention le nomme « Hohenburc » (783) : un oronyme sans mystère, qui décrit sa situation de promontoire au-dessus de la plaine d’Alsace, à 753 mètres d’altitude. La version latino-celtique Altitona, qui combine l’adjectif altus (haut) et le mot dunum, qualifiant aussi bien une enceinte fortifiée qu’un sommet générique, n’est attestée qu’au XIIe siècle : la chronique d’Ebersmunster en fait un synonyme d’Hohenburg. Elle est reprise par les humanistes (Franciscus Irenicus, 1518) et nourrit les innombrables spéculations relatives à ses origines.
Sommaire
Un site fortifié, un lieu de pouvoir
Le mur païen qui se développe sur une dizaine de km de part et d’autre de son noyau rocheux, entre le Stollberg, au nord, et la Bloss, au sud, est cité sous la première fois sous l’appellation de murus gentilis dans une fausse bulle du pape Léon IX, prétendument datée de 1050 mais postérieure d’un bon demi-siècle.
Cette enceinte dotée de cinq portes se présente comme une construction homogène faite de blocs de grès rouge bien équarris fixés par des agrafes en queue d’aronde.
Le premier récit hagiographique l’attribue à un roi imaginaire nommé Marcellinus, qui l’aurait élevée « pour la sécurité et la défense pendant les guerres » tandis que la chronique du XIIe siècle renvoie sa construction aux invasions des Hongrois, c’est-à-dire des Huns. La thèse d’une citadelle romaine reprise par Adalric est défendue par de nombreux commentateurs depuis le P. Albrecht (1751). Le mot urbs employé dès 783 pour situer l’abbaye a, semble-t-il, le même sens que le terme arx (forteresse), retenu en 1518.
Un relevé approximatif réalisé en 1603 par Johann Peter Müller, à l’occasion d’un litige forestier, a servi de point de départ à l’archéologue Jean-André Silbermann (1713-1783) pour sa célèbre Description de Hohenburg ou Mont Sainte-Odile et de ses environs (Beschreibung von Hohenburg oder dem Odilienberg, samt umliegenender Gegend) de 1781. Il a été repris et complété par les archéologues, notamment par Robert Forrer (Der Odilienberg: seine vorgeschichtlichen Denkmäler und mittelalterlichen Baureste, seine Geschichte und seine Legenden, Strasbourg, 1899) et alimenté d’innombrables supputations. Edouard Schuré a cru y voir un des principaux sanctuaires druidiques de la Gaule (Les grandes légendes de France, 1893), et Maurice Barrès, le symbole, à travers la sainte éponyme, de « la rédemption offerte au peuple franc débarrassé de ses racines barbares ». En 1521, Jérôme Gebwiller n’avait craint de suggérer une parenté avec Alésia, en invoquant une étymologie commune entre la cité gauloise et l’Alsace. Les observations et fouilles de l’archéologue nazi Hans Reinerth (1941-1943) n’ont pas dépassionné le débat. Les investigations de la deuxième moitié du XXe siècle (Heiler, 1961 ; Zumstein 1963-1972) et les travaux ultérieurs ont permis de retenir plusieurs hypothèses, mais excluent celle d’un oppidum gaulois. Les éléments mis au jour sur la plateforme de l’abbaye – 10 000 tessons – peuvent être rapportés à une occupation du bronze final (1200-1000), puis, longtemps après, de la Tène D 2 (70-30 av. J.-C.), en relation avec les Médiomatriques du piémont vosgien. Une phase de reprise, datable de la fin du IIIe siècle au 3e quart du IVe siècle, ne semble pas s’être manifestée par un sanctuaire. Depuis les analyses dendrochronologiques réalisées à l’initiative de F. Letterlé en 2001, à partir de 22 des 46 tenons de bois retrouvés sur une section de 2 km, la thèse d’une construction ou d’une réfection du dernier quart du VIIIe siècle s’impose à la plupart des commentateurs. « Le caractère monumental et ostentatoire [du Mur païen] ne peut que laisser supposer la présence d’un dignitaire de haut rang » (M. Châtelet, J. Beaudoux), en relation avec les sarcophages dans lesquels ont été inhumés le duc Etichon, fondateur du monastère, et sa fille Odile, sa première abbesse. Contemporaine de celle de Hohenbourg, l’enceinte de la Frankenburg, qui domine les vallées de la Lièpvrette et du Giessen est, elle aussi, liée à la période mérovingienne.
Par sa situation, le sommet de l’Odilienberg peut être effectivement considéré comme une sorte de « tour de contrôle » de la région rattachée aux Francs d’Austrasie, à la suite de la soumission des Alamans. Les attaches en bois datées de 675 à 681 correspondent très précisément au règne du duc d’Alsace Etichon (670- v. 700 ?), troisième titulaire de cet office et premier d’une lignée qui se poursuit avec son fils Aldalbert († 722) et son petit-fils Liutfrid, jusqu’à la suppression du duché par Charles Martel.
Une abbaye ducale, royale, impériale
Postérieure de deux siècles à la mort de sa première abbesse (720), la Vita Odilie attribue la fondation du monastère aux parents de celle-ci, le duc d’Alsace Etichon (Adalric, Attic), en fonction entre 670 et 700, et sa femme Bereswinde, l’un et l’autre issus de l’aristocratie franque d’Austrasie et de Neustrie. Odile pourrait être, par sa mère, une cousine germaine de saint Léger d’Autun ; ses nièces Eugénie, Attale et Gerlinde suivent la même voie qu’elle. Le Mont passe pour être la première des abbayes des Etichonides : il est probable que l’installation de religieux ait été, comme ailleurs, l’occasion d’une mainmise sur les biens du fisc royal, en les offrant à l’Église et en les contrôlant ensuite à titre personnel, en tant qu’Eigenklöster. Comme à Remiremont ou sur d’autres grands sites d’influence « iro-mérovingienne », le « monastère castral » de Hohenbourg a pu héberger, à ses débuts, une communauté d’hommes et une communauté de femmes, sous la règle mixte colombano-bénédictine (R. Bornert). Une stèle historiée conservée dans le cloître actuel et une miniature de l’Hortus Deliciarum, toutes deux romanes, représentent l’acte fondateur du duc qui, assis sur son trône, remet à sa fille la preuve de sa fondation, une charte, sur la sculpture, ou une clé, sur l’enluminure.
À la disparition du duché d’Alsace, le monastère passe sous la tutelle des Carolingiens. Charlemagne lui confère l’immunité, confirmée par Louis le Pieux en 837. Ce statut d’abbaye royale est validé par le traité de Meersen (870), qui l’attribue au royaume de Francie orientale. Elle lui permet d’échapper à la juridiction de l’évêque de Strasbourg, qui finit cependant par mettre la main sur son temporel au milieu du XVIe siècle. La mémoire des Etichonides peut avoir joué son rôle dans la protection accordée par Léon IX. Reconnue comme « terre salique », exempte de toute juridiction extérieure, vers 1196, et bénéficiant de ce fait de l’avouerie de l’Empereur, Hohenbourg jouit de la sollicitude des Hohenstaufen. L’empereur Frédéric Barberousse lui rend visite le 27 janvier 1153, tandis que son fils Henri VI y assigne l’ex-reine de Sicile Sibylle, après s’être emparé du trône de son mari (v. 1194), et que son cadet Othon de Bourgogne fait construire le château de Landsberg, dans la perspective, probable, d’un accaparement du Mont.
Le titre générique de princesse, donné furtivement à une abbesse du XIIIe siècle, n’est pas pérennisé. Le patrimoine foncier de l’abbaye, plutôt dispersé, n’est pas retenu au titre de l’immédiateté, dans la matricule qui recense les principautés ecclésiastiques.
Apogée et déclin
Placée sous les mêmes vocables que Remiremont, le Christ, la Vierge, saint Martin, et plus spécialement vouée à la mémoire de la dynastie, comme les autres maisons religieuses fondées par cette famille (Murbach, Saint-Étienne de Strasbourg, Niedermunster), Hohenbourg semble avoir compté 130 moniales sous l’abbatiat d’Odile. Sa transformation en chapitre de chanoinesses s’esquisse dans la seconde moitié du IXe siècle, après un bref (?) passage sous la règle de saint Benoît. Elle conserve ce statut, validé par la règle de saint Augustin, jusqu’à sa dissolution en 1546, à la suite d’un incendie dévastateur et du passage à la Réforme d’une partie de ses effectifs. La liste des abbesses est incomplète : elle a été établie par l’abbé Grandidier et complétée par les historiens ultérieurs : la dernière citée est Agnès d’Oberkirch, élue en 1542.
Les moniales, qui étaient encore très nombreuses au XIIe siècle (de l’ordre d’une soixantaine de religieuses), sous les abbatiats fameux de Relinde (1162-1176) et d’Herrade (v. 1176-1196), vont progressivement s’étioler, pour réduire leur recrutement à la noblesse de la région. L’apogée intellectuelle dont témoigne l’Hortus deliciarum, encyclopédie théologique illustrée, réalisée sous la direction d’Herrade, et par un rayonnement spirituel auquel contribuent sa jumelle de Niedermunster et les prieurés masculins de Saint-Gorgon et de Truttenhausen, ne permet pas de fixer durablement sa réputation. Celle-ci est relayée par le pèlerinage sur les reliques de sa fondatrice.
Un grand pèlerinage
La notoriété des reliques de la sainte et la diffusion du culte afférent se traduisent par un succès précoce, avant 1200, dans le sud de l’Allemagne, comme l’a montré Philippe Nuss. L’historicité de la sainte repose sur une tradition hagiographique antérieure à l’an mille ; elle est corroborée par la présence de ses reliques dans un sarcophage, qui peut être daté du haut Moyen Âge. Née aveugle, éveillée à la lumière du baptême, elle est invoquée contre la cécité et les pathologies oculaires. À l’instar de sainte Lucie, dont la fête tombe le même jour, le 13 décembre, elle peut être mise en relation avec le solstice d’hiver, dans la mesure où le calendrier julien, en usage au Moyen Âge, retarde par rapport au calendrier solaire, jusqu’à la réforme de Grégoire XIII (1582). Cette interprétation métaphorique n’est probablement pas étrangère à sa notoriété. Elle a pu contribuer à sa renommée de thaumaturge.
Le pèlerinage de Hohenbourg et son relais de Niedermunster sont assez bien documentés par les sources mais leur dimension qualitative est difficile à mesurer, faute de Liber miraculorum. Le prélèvement d’un bras de la sainte par le roi Charles IV fait partie des grands moments de son histoire, le 3 mai 1354 : la relique se trouve toujours à la cathédrale Saint-Guy de Prague. En 1500, la carte de l’Europe dessinée par le Nurembergeois Erhard Etzlaub mentionne expressément Sankt Otilia sous la forme d’une petite icône : c’est un privilège réservé aux sites les plus importants : Aix, Einsiedeln, Saint-Antoine de Viennois… Cette promotion semble avoir été un feu de paille : la brochure de l’humaniste Jérôme Gebwiller consacrée à la sainte paraît en 1521, au moment même où s’embrase la Réforme luthérienne. Niedermunster est mise à sac par les paysans insurgés de 1525, mais rien n’indique que Hohenbourg ait été livrée au pillage. Les deux monastères sont abandonnés en 1545, faute de religieuses, et les propriétés réunies à la mense épiscopale. L’évêque en confie la garde de Hohenbourg à quelques pères prémontrés.
En dehors de la Vita d’Odile et de l’iconographie qui en dérive, on possède peu d’artefacts en provenance du sanctuaire : une dizaine d’éditions du texte hagiographique, sous l’impulsion des Prémontrés qui font revivre son culte à partir du début du XVIIe siècle, à l’initiative du vicaire épiscopal du cardinal de Lorraine, Adam Petz. Le couvent fondé en 1605 à l’emplacement de l’abbaye survit à la guerre de Trente Ans. Son église est reconstruite entre 1687 et 1692, sous sur l’impulsion de Hugues Peltre : dès lors, le pèlerinage reprend une importance régionale qui perdure jusqu’à la Révolution, au début de laquelle il est pillé par les villageois des environs.
Avant le départ des chanoinesses, éprouvées par des incendies successifs et par les retombées de la Réforme, le pèlerinage a été encouragé par une indulgence du pape Sixte IV (1479), imprimée l’année suivante par le Strasbourgeois Henri Eggestein avec une xylographie de la sainte en prière. On ne connaît guère d’images contemporaines et une seule enseigne en métal du XVe siècle qui représente Odile en abbesse (Kunstgewerbemuseum, Berlin). Cette iconographie s’enrichit considérablement à partir du XVIIe siècle, comme l’ont notamment montré les recherches de J.-M. Le Minor.
Patronne secondaire du diocèse de Strasbourg en 1807, reconnue comme patronne de l’Alsace par Pie XII en 1946, Odile est devenue la figure de proue du catholicisme alsacien au milieu du XIXe siècle. Le site qui lui est consacré est donc un acteur majeur de l’imaginaire régional, un lieu de mémoire au sens plein.
La littérature relative au mont Sainte-Odile est pléthorique. On ne retiendra donc qu’un petit nombre d’ouvrages :
Bibliographie
BARTH (Médard), Die heilige Odilia : Schutzherrin des Elsass. 'Ihr Kult in Volk und Kirche', Strasbourg, 1938.
SCHNITZLER (Bernadette), dir., Le Mont Sainte-Odile, haut lieu de l’Alsace. Archéologie, Histoire, Traditions, Strasbourg, 2002.
FISCHER (Marie-Thérèse), Treize siècles d’histoire au mont Sainte-Odile, Strasbourg, 2006.
BORNERT (René), Les monastères d’Alsace, t. I, Eckbolsheim, 2009, p. 490 et suiv.
LE MINOR (Jean-Marie), Chronique du Mont Sainte-Odile de 1789 à 1883, Bernardswiller, 2011.
WILSDORF (Christian), « Le mur païen dans les textes anciens. Données nouvelles pour la solution d’une vieille énigme », L’Alsace des Mérovingiens à Léon IX, Strasbourg, 2011, p. 45-82.
CHÂTELET (Madeleine), BAUDOUX (Juliette), « Le « Mur païen » du Mont Sainte-Odile en Alsace : un ouvrage du haut Moyen Âge ? L’apport des fouilles archéologiques », Zeitschrift für Archäologie des Mittelalters, 43, 2015, p. 1-28.
NUSS (Philippe), Odile d’Alsace, sainte d’Europe, Bernardswiller, 2021.
Notices connexes
Abbaye (Frühkloster, Sainte-Odile, Niedermunster)
Chapitre (Hohenbourg, Saint-Gorgon, fondé par Herrade sur le chemin de Sainte-Odile, Niedermünster)
Dorflinde (tilleuls de Niedermunster, plantés par sainte Odile)
Femme (droit de la femme religieuse, Hauskloster)
Femme, nom de la (prénoms Odile)
Fortifications (Mur Païen)
Hôpital (de Niedermunster)
Images (produits des scriptoria monastiques, dont Sainte-Odile)
Louis (saint, pèlerinages à Sainte-Odile)
Langues de l’Alsace (l’Hortus Deliciarum, dû à l’abbesse Herrade, est rédigé en latin avec des gloses en langue populaire allemande)
Georges Bischoff