Pain
Brot
« L’homme est un animal qui mange du pain » : la réflexion, quelque peu simpliste et caricaturale, que nous livre en 1778 le célèbre démographe Jean-Baptiste Moheau dans ses Recherches et considérations sur la population de la France (éd. 1912, p. 135), trouve sa confirmation dans la place privilégiée occupée par le pain dans les gages en nature des domestiques (Fruchtbesoldung) comme dans les rations des corvéables ou dans les pensions alimentaires consenties aux parents âgés le jour où ils abandonnent aux jeunes la direction de l’exploitation. L’importance que le traité accordé par Haenlé, en 1747, aux grains panifiables en est une nouvelle illustration. En effet, les informations pour une étude historique du pain se trouvent dans les traités agronomiques ou les récits des voyageurs (L’Hermine, Maugue, Goethe, Young), dans la rigoureuse réglementation des autorités (ordonnances somptuaires, mercuriales, relevés d’octroi et taxations diverses) relayée par le contrôle sourcilleux des inspecteurs de boulangerie (Brotschauer), dans les documents comptables des institutions (abbayes, hôpitaux, collèges), enfin dans les inventaires après décès des actes notariés, l’ensemble devant être replacé dans une époque où le pain constituait l’essentiel d’une alimentation moins diversifiée que de nos jours. On n’oubliera pas enfin ni les précieuses informations fournies par les musées (pétrins domestiques, panetières et sacs de dot), dont les objets remontent néanmoins rarement en deçà du XIXe siècle, ni les emblèmes de métier figurant sur les façades des maisons.
Sommaire
Priorité aux composantes céréalières
Entre la traditionnelle bouillie (Brei), la panade (soupe épaisse à base de farine, puis de pommes de terre) et le pain lui-même, parfois par tranchoir interposé (épaisse tranche de pain sur laquelle on verse la soupe) ou sous la forme de croûtons qu’on y incorpore, il n’y a guère de différence de nature, si ce n’est l’expulsion progressive de l’eau par la cuisson. Pour fournir les 2 400-3 500 calories nécessaires par jour, le minimum vital se situant autour de 1 500, il faut pouvoir compter en moyenne sous l’Ancien Régime sur trois livres de pain pour les hommes, deux pour les femmes et une pour les enfants, ce qui porte au XVIIIe siècle les débours en pain à 80 % des dépenses alimentaires et à 50-60 % d’un budget familial. Dans le contexte d’une précarité alimentaire (en particulier lors des crises de subsistance en 1691-1693, 1709-1710, 1817), l’intervention des autorités, seigneuriales ou urbaines, s’exercera donc sur plusieurs tableaux : réprimer les vols de grains, prévenir les émeutes de la faim, assurer des réserves suffisantes tout en luttant contre la spéculation.
Pain blanc et pain noir
Mais si « manger du pain » relève de la simple alimentation, voire d’une nécessité vitale, « manger du bon pain » renvoie au plaisir et à la gastronomie. Car il y a pain et pain : les tarifications successives de la Ville de Strasbourg (notamment en 1440, 1474 et 1736) font bien la distinction entre le pain de froment (Simmelbrot), le pain-bis (Bollebrot) et le pain de seigle (Rocken- ou Kornbrot), en mentionnant éventuellement le « pain de ménage » (Haus- ou Schwarzbrot), mais en faisant souvent l’impasse sur le pain de méteil et celui d’épeautre, peu commercialisés, ainsi que sur l’avoine qui entre essentiellement dans la composition de la bouillie.
Le pain-bis, écrit de Turckheim (ADHR 2 E 70, lettre au bailli Hell, 10 mars 1789), « est composé de deux tiers de froment et d’un tiers de seigle » ou encore dans d’égales proportions mi seigle, mi orge ou avoine (Halb ein Halb ander). Il est confectionné à la demande par des fourniers ambulants, Hausfeurer ou Hausbrotbecker, également appelésSchwartzbäcker, qui, dépourvus de four et d’échoppe, ne sont pas établis à demeure dans telle ou telle localité, mais opèrent à domicile chez leurs clients, tandis que le pain de froment est élaboré longtemps par les seuls « boulangers français » (Weissbeck). Entre boulangers « français » et boulangers « allemands », la cohabitation n’est pas toujours facile, surtout si les seconds s’avisent à dépasser les limites de leur spécialité (ADHR C 227, Wissembourg, 1720).
Mais diverses variantes viennent nuancer une distinction aussi tranchée. Au début du XVIIIe siècle, l’armée utilise, en proportions inversées, un pain composé d’un tiers de froment et de deux tiers de seigle (AN G 7/81) ; vers 1810, on mélange même deux tiers d’orge à un tiers de froment (ADBR 63 J 15, Mémoire de Hammer sur l’économie rurale du Bas-Rhin, 1807, et 11 M 36, rapport du canton de Truchtersheim au préfet) pour en faire du « pain de ménage qui peut être composé d’un tiers de seigle et d’un tiers d’orge et de seigle mêlés » (J.-P. Graffenauer, Topographie physique et médicale de la ville de Strasbourg, Strasbourg, 1816, p. 91-92). Un double critère semble présider à la qualité du pain, celui de la couleur et celui de la densité, mais il serait audacieux d’opposer d’emblée le pain blanc qui serait « français », au pain noir qui serait « allemand ».
Le pain, marqueur social
Il n’en reste pas moins qu’un pain de couleur foncée, rendu compact, pour des raisons d’économie, par un blutage et une cuisson insuffisants, a mauvaise réputation auprès des « honnêtes gens » sensibles, surtout en ville, à la blancheur, et n’encourt pas la faveur des voyageurs français de passage, il est vrai d’un niveau social élevé, habitués à un pain de froment bien levé et bien cuit. La lente démocratisation du pain blanc, dans la seconde moitié du XVIIIe et au début du XIXe siècle, relève d’une double révolution alimentaire, celle de la couleur et celle du goût.
Outre ses qualités intrinsèques, le pain blanc se charge ainsi de prestige social. S’il est plus aéré et plus digeste du fait de sa forte teneur en gluten, l’élimination par blutage d’une partie de ses matières nutritives le rend sans doute moins nourrissant que le pain de seigle et que celui d’épeautre qui bénéficie pourtant de la blancheur recherchée. Toutes les nuances trouvent d’ailleurs leur place à l’intérieur de cette opposition trop tranchée : à Haguenau, on consomme du pain blanc, demi-blanc et bis-blanc (AM Haguenau BB 22/15 et 150/40, 1766-1767) ; dans la Hardt haut-rhinoise, on relève au moins sept farines différentes – Grobmehl, Schwartzmehl, Kochmehl, Brodmehl, Weissmehl, Simmelmehl – en fonction de l’usage qu’on en fait (à titre d’exemple, ADHR Not. Heiteren, XVIIIe siècle). Or, plus la farine est blanche, plus le volume obtenu est intéressant : un sac de froment donne 20-30 miches à 6 livres, soit de 120 à 180 livres, tandis qu’à poids égal le sac d’épeautre, bluté et décortiqué, ne donne qu’une dizaine de miches, soit environ la moitié. Le prix du pain se réfère non pas au poids de la miche, mais au prix du moment (miches d’un demi-kreutzer, d’un kreutzer, d’un pfennig), ce qui permet aux boulangers – pratique parfaitement tolérée – de fournir en poids moins de pain pour le même prix (v. Brotsatz).
« Laib » et « Wecken »
Nous disposons de plus de renseignements sur les composants du pain que sur la forme et la longueur des miches. Les mesures-étalons figurant sur la façade de la cathédrale de Strasbourg (Bretzel sur la façade Sud) et sur celle de Fribourg-en-Brisgau (1270-1320) permettent néanmoins de distinguer différentes sortes de pain. Sous le terme de « Laib » se cache la réalité tantôt du pain long fendu (langer Laib) ou celle du pain rond (runder Laib). Pose davantage de problèmes le terme de « Wecken », qui désigne dans le Sundgau un grand pain long, synonyme de Semmel, et, en Basse-Alsace, les petits pains (Spitzwecken, Klein Brot, Brötchen) parfois attachés les uns aux autres (Zeilenbrot).
On mesurera l’importance de la cuisson dans la panification. Faisant partie intégrante des banalités à l’instar de celles du moulin ou du pressoir, elle s’opère au four seigneurial, devenu progressivement communal, en attendant la multiplication, au XVIIIe siècle, de fours individuels construits en encorbellement à l’extérieur de la maison d’habitation, de façon à limiter les risques d’incendie. À Strasbourg comme à Haguenau, on cuit le pain deux à trois fois par semaine aux XIVe et XVe siècles (Debus Kehr, p. 69), mais, à la campagne, dans un souci d’économie de combustible, on allume le four beaucoup plus rarement, ce qui explique à la fois la grandeur de certaines miches et les problèmes de conservation qu’elles posent. En témoigne la présence, dans les musées d’art populaire, dont le Musée alsacien de Strasbourg, de la panetière suspendue ou Brothenk.
Le symbolisme du pain quotidien
La sacralisation du pain quotidien, symbole de vie et d’hospitalité et dont la blancheur renvoie à la pureté du pain liturgique, se lit au travers d’une série de pratiques que l’historien a du mal à dater, mais dont les musées portent témoignage (la prière universelle du Notre Père, le geste du maître de maison traçant le signe de croix sur la miche avant de l’entamer). Elle rend compte du comportement, répréhensible et coupable, qu’il y aurait de le gâcher, ce qui est assimilé à une véritable profanation (d’où l’incorporation des croûtons à la soupe et les diverses utilisations du « pain perdu »).
Le rôle des succédanés : pain de fèves et pain de pommes de terre
Le prestige du pain explique la manie de vouloir tout réduire en farine en vue de la panification. Peuvent faire partie des farineux les pois ou les fèves (Saubohnen), ces dernières étant en principe destinées à l’engraissement du bétail, que l’on mélange avec divers grains ou de l’orge vescée (Wickgerst), ce qui permet d’obtenir un pain noir et lourd au goût aigrelet. C’est au moment des crises céréalières que l’on prend conscience du fait que la pomme de terre est elle aussi panifiable (ADHR C 1119/14, Baron de Rathsamhausen, 1785 ; ABR 63 J 15 et 120, F. L. Hammer, mém. cit.) au point d’être considérée par le bailli de Hell comme « un pain tout fait » (ADBR C 336 et 391, rapports à l’intendant de Blair, 1770-1780) à condition qu’on la mélange à de la farine, sans quoi elle manquerait de gluten, et qu’on se donne la peine de la pétrir avec de la farine de froment ou d’orge, du son, de l’avoine, des féveroles et des vesces (ADHR C 1507, cité par Ch. Hoffmann, op. cit., t. I, p. 321, 1771 ; ADHR 2 E 70, correspondance de Hell avec le Journal d’Agriculture et l’intendant, 1773 ; AN F 10/210, Discours à l’Assemblée et rapports sur les moyens de panifier la pomme de terre, 1789-an III). Hell l’Alsacien est en plein accord avec Parmentier qui propose de récupérer jusqu’aux pommes de terre gelées (discours à l’Académie de Besançon, 1773), Duhamel du Monceau (Éléments d’agriculture, Paris, 1779), et les auteurs de l’Encyclopédie préconisant, les uns et les autres, le « pain de pommes de terre » déjà utilisé comme « pain des troupes » (Masson de Pezay, Les soirées helvétiennes, alsaciennes et francomtoises, 1771, p. 151) et longtemps considéré comme un « pain raté »(Graffenauer, op. cit., p. 91) ou un pis-aller (Ersatz).
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Notices connexes
Banal (four) ; Boulangers ; Brotsatz ; Brotschauer
Frucht-Grains ; Gastronomie_alsacienne ; Getreide ; Grenier d’abondance
Halb ein - Halb ander ; Haus ;
Jean-Michel Boehler