Marcaire

De DHIALSACE
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Melker, Marcairie, Melkerei

Marcaire, forme francisée de Melker

« On appelle marcaire celui qui tient à bail ou qui a en propriété des vaches et qui vend du lait et du beurre. Marcairerie est l’habitation du marcaire. Ces mots n’ont aucun synonyme. On appelle encore marcaire le domestique qui a soin d’une vacherie ». Extraite du Dictionnaire des expressions vicieuses usitées dans un grand nombre de départemens et dans la ci-devant Province de Lorraine, de Jean-François Michel, paru à Nancy en 1807, cette définition coïncide avec l’apparition de ces termes sur le versant alsacien des Vosges, mais n’évoque pas leur origine allemande et l’usage plus ancien de Melker et de ses dérivés.

La forme francisée marcaire est, semble-t-il, inconnue auparavant. Jérémie Jacques Oberlin l’ignore dans son Essai sur le Patois Lorrain des environs du Comté du Ban de la Roche (Strasbourg, 1775). En 1810, dans son « mémoire sur les anabaptistes » (Mémoires…de la Société d’Agriculture du département de la Seine, t. XV, p. 465-495), le Belfortain Louis Ordinaire qualifie de vacherons les fabricants de fromage du Ballon d’Alsace. 

Melk, Melken, Melker

Le germanique Melk (lait), à l’origine du mot Milch et ses composés, melken, traire, sont attestés depuis le Moyen Âge (Martin-Lienhart, Wörterbuch, t. I, p. 677-678), notamment dans la toponymie, aussi bien en plaine (Melkerthor à Ribeauvillé, Melkerei à Pulversheim…) qu’en montagne (Melkerhof, Thannenkirch, etc.). Le sommet de 1125 appelé Molkenrain en 1550 est cité dès 1297 sous la forme Melkorn, dans un acte relatif au partage du château de Freundstein, ce qui invite à y voir un pâturage d’altitude lié à des pratiques de transhumance.

Il n’est pas impossible que le passage de l’alsacien melker/malker au français marcaire ait été contaminé par le terme mark/marche, désignant à la fois un espace commun et une limite (Markstein) et encouragé par les historiens qui ont pu y voir l’écho de l’abbé de Munster Marquard, dont le coutumier de 1339 est tenu pour une référence incontournable. Fondé sur la transhumance des troupeaux des vallées en direction des estives des hautes Vosges (« grand pâturage » lorrain, gazons d’altitude, « alpes », weid ou weidgang), le système agropastoral dont la vallée de Munster est l’exemple le plus connu est probablement en place depuis le Moyen Âge central, comme le suggèrent les exemples du Molkenrain et du Ballon d’Alsace, dès avant le XIVe siècle. Il se traduit par le défrichement des sommets, au moyen du surcenage (Brandrodung), qui consiste à détruire la végétation d’origine en la brûlant : pour le Glossarium germanicum du philologue strasbourgeois J. G. Scherz, édité par Jérémie J. Oberlin en 1781, le mot sennerey est l’équivalent de melkerey, le mot senn(er) de marcaire. Selon Grimm, Dt. Wtb., senn vient de sahne et signifie à l’origine « écrémeur ».

Les infrastructures nécessaires au déplacement et à l’entretien des animaux ainsi qu’à la fabrication de produits laitiers – beurre et fromage – sont encore mal connues : les chemins appelés viehweg ou kühweg se retrouvent dans toute la région, de même que le toponyme kühläger ; les trois principales voies empruntées par les troupeaux munstériens pour passer la crête sont bien identifiées. L’aménagement des abreuvoirs reste à étudier, de même que l’archéologie des bâtiments d’exploitation, initiée par J.-B. Ortlieb à propos du Rossberg. Au Grand Ballon, l’évêque de Strasbourg dispose d’une milchhütte au début du XVIe siècle, tandis que la seigneurie de Belfort possède au Ballon d’Alsace un « ouvrage en massonerie » sans doute bien antérieur à 1630. En 1779, quand l’abbaye de Masevaux reconstruit sa hütte plus près du sommet de Rossberg, l’abbé de Murbach lui accorde l’autorisation de capter une source située sur ses terres (AD Haut-Rhin, 9 G 52) en contrepartie de l’usage de celle que possédaient les religieuses.

Les modalités de la transhumance sont-elles réglées par une tradition immuable comme on le croit généralement ? La montée des troupeaux a lieu à la Saint-Georges (23 avril), la dévalade à la Saint-Michel (29 septembre), mais il n’est pas exclu que des pratiques d’hivernage soient possibles (le nom Ventron, calqué sur l’allemand Winterung, en est vraisemblablement issu). Le nombre de vaches laitières est difficile à apprécier, mais le chiffre d’une trentaine ou d’une quarantaine de bêtes par site est possible – en 1547, les bourgeois de Masevaux ont le droit d’en entretenir 40 au Rossberg, qui peut alors en accueillir un total de 200. La délimitation des pâturages concernés fait l’objet de visites régulières.

Les travaux pionniers de Pierre Boyé ont mis l’accent sur la poussée des éleveurs alsaciens sur les hautes chaumes lorraines et les concurrences qui en découlent à partir de la fin du XVIe siècle. Les contrats d’amodiation par lesquels les Munstériens disposent d’un véritable monopole sur le « grand pâturage » sont conclus entre les autorités de la Ville et du Val et leurs partenaires, abbesse de Remiremont et duc de Lorraine, mais il est difficile de dire comment s’opère ensuite la répartition des différents gazons entre les marcaires. Il en va de même chaque fois qu’une communauté obtient l’amodiation d’un sommet : faut-il parler de troupeaux communaux, voire d’associations à caractère coopératif comme les fruitières du Jura ? En 1581, le bail du Ballon d’Alsace est accordé à deux amodiateurs originaire de la Vallée de Saint-Amarin, Simon Wisslen de Mollau et Côme Luthringer de Moosch, pour une durée de trois ans renouvelables moyennant un canon annuel de 60 livres et 12 bons munsters payables à la Saint-Martin (AD Belfort, 3 E 891). Ces « marcaires » sont des entrepreneurs, et non les représentants d’une communauté.

Le regard porté depuis le XIXe siècle sur la production laitière des hautes Vosges résulte en grande partie d’une reconstruction « more helvetico » de l’histoire de celle-ci, en insistant sur l’immigration venue de Suisse à la suite de la guerre de Trente Ans. Cette mythologie est-elle fondée sur une réalité ou procède-t-elle de la singularité de la Vallée de Munster, conçue comme une sorte d’Oberland alsacien, façonnée par un modèle importé des Alpes bernoises ? Le costume traditionnel des marcaires et l’irruption de l’alphorn s’inscrivent dans cette revendication. La nature du fromage éponyme, munsterkäs, cité comme tel depuis le XVe siècle et considéré par le poète Fischart comme un des attributs de l’Alsace, münsterkäs aus Weinsass, avec un jeu de mot sur le nom de la région (1573) incite à contester la thèse selon laquelle la pâte molle très typée du munster actuel s’est substituée à une sorte de tomme de forme plus haute sous l’influence des marcaires venus de Suisse. En effet, bien avant la « guerre des Suédois », on fait un distinguo précis entre le fromage ordinaire käs et l’appellation d’origine münsterkäs plus réputée, plus chère et plus fragile, comme l’indique un règlement de 1490. Le « fromage gras » proscrit au moment de la Terreur est incontestablement l’ancêtre du munster moderne et le descendant direct du celui qui est né au Moyen Âge.

Bibliographie

BOYÉ (Pierre), Les hautes chaumes des Vosges. Etude de géographie et d’économie historiques, Paris-Nancy, 1903.

SAVOURET (Georges), La vie pastorale dans les Hautes Vosges, Nancy, 1985.

LESER (Gérard), SCHNEIDER (Malou), D’Malker. Eleveurs et fromagers de Hautes Vosges, Strasbourg, 1987.

GEHIN (Jean-Pierre), Rencontre aux sommets, Metz, 2010.

Vivre dans la montagne vosgienne au Moyen Âge, conquête des espaces et culture matérielle, sous la dir. de Charles KRAEMER et Jacky KOCH, Nancy, 2017, Nancy, 2015.

ORTLIEB (Jean-Baptiste), « Du paysage à l’environnement : le massif du Rossberg aux périodes médiévales et modernes », RA, 2019, p. 109-134.

La Société d’Histoire de la Ville et du Val de Munster prépare un ouvrage sur le vocabulaire des marcaires

Notices connexes

Chaume

Fromage

Munster

Georges Bischoff