Franc-maçonnerie

De DHIALSACE
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Freimaurerei

Venue des Îles britanniques, où elle avait pris naissance en Écosse à la fin du XVIIe siècle et s’était structurée à Londres au début du XVIIIe, la franc-maçonnerie spéculative s’étendit rapidement à travers toute l’Europe. Les premières loges apparurent à Paris vers 1725, surtout dans les milieux de la haute aristocratie gagnée à l’anglomanie de l’époque, et, de là, se répandirent dans les villes d’importance du royaume, où elles attirèrent aussi la bourgeoisie aisée.

Traditionnellement lieu de rencontre et d’échanges culturels des zones d’influence française et de celles de l’Europe germanique, nordique et slave, Strasbourg devint rapidement un point de convergence de la franc-maçonnerie européenne. Un arrêté de sa Chambre de police de 1744 mentionnait pour la première fois la présence de « Francs Massons », même si ce ne fut que pour interdire leurs « assemblées secrètes et mystérieuses » (AMS 1MR 35, no 36), qui n’en subsistèrent pas moins et sortirent bientôt de leur ostracisme pour se développer dans la ville et dans la province, avec un nombre croissant de loges et d’adeptes « de tous états, rangs, conditions et religions ». En dépit de cet interdit, probablement tombé en désuétude, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, environ 1 500 maçons fréquentèrent près d’une trentaine de loges plus ou moins éphémères implantées à Strasbourg.

Malgré les apparences, ces loges n’étaient pas homogènes, mais relevaient de diverses obédiences : Grande Loge puis Grand Orient de France, Grande Loge d’Angleterre, Grande Loge de Heredom de Kilwinning d’Edimbourg, Stricte Observance Templière, etc., passant parfois de l’une à l’autre. Une loge suédoise aurait déjà été implantée à Strasbourg dans les années 1740, mais la première loge strasbourgeoise vraiment connue est celle de « Saint-Jean d’Heredom de Sainte Geneviève » constituée en 1757 et qui subsista jusqu’à la Révolution. Ses membres se recrutaient parmi des négociants locaux ou étrangers, des officiers de régiments étrangers, des Russes, des Polonais, quelques nobles. La seconde en date est la loge de « La Candeur », la plus prestigieuse de l’Orient de Strasbourg, représentative « de la Franc-maçonnerie strasbourgeoise huppée » (P.-Y. Beaurepaire), installée en 1763. Ayant rompu avec la Grande Loge de Paris, elle se plaça sous l’obédience de la Grande Loge de Londres, puis, dix ans plus tard, s’affilia en outre à la Stricte Observance Templière, dans la mouvance de la franc-maçonnerie germanique, pour devenir le siège du directoire de la Ve province templière, dite de Bourgogne. « La Candeur » absorba en 1777 la loge de « l’Amitié » (fondée en 1764), puis, en 1785, celle de « Ferdinand aux Neuf Étoiles » (fondée en 1781), qui avait ellemême fusionné avec « Iris » (fondée en 1779). Sa réputation, étendue à tout le continent, contribua largement à l’adhésion de princes du Saint-Empire possessionnés en Alsace, de gentilshommes alsaciens, d’officiers généraux et supérieurs, de magistrats de la Ville, de banquiers, de nombreux étrangers, Allemands, Anglais, Russes et Baltes, Suédois et Danois, Irlandais, quelques négociants et financiers, ainsi que l’un ou l’autre membre du haut clergé catholique. « La ‘Candeur’ a largement puisé membres et cadres dans l’Université luthérienne », initiant de nombreux étudiants, souvent étrangers et nobles, pour qui Strasbourg constituait une étape indispensable de leur « Grand Tour. » Bien des frères étrangers de marque la visitèrent, créant ainsi un vaste réseau de correspondants couvrant toute l’Europe maçonnique. L’accès à
cette loge restait néanmoins lié au niveau de fortune, car il en coûtait 120 livres pour y être reçu dans les premiers grades, à quoi il fallait ajouter la cotisation annuelle de 60 livres, sans compter les contributions à la « boîte des pauvres ». Elle s’ouvrit aussi aux femmes en créant une loge d’adoption. L’année suivante apparut « La Modestie », une loge de juristes ; en 1767 fut créé le « Parfait Silence », autre loge templière qui eut à faire face à quelques tourmentes financières provoquant son déclin jusqu’à sa reconstitution en 1778. Elle réunissait des négociants, des avocats, etc., mais en majorité des officiers des régiments français et étrangers en garnison à Strasbourg, d’où parfois sa désignation de « Loge militaire ». Des dissidents fondèrent en 1782 une « Nouvelle loge écossaise des Beaux-Arts », agréée par la Souveraine Loge d’Edimbourg, regroupant quelques étudiants, surtout de médecine et de droit, tant régnicoles qu’étrangers, dont une partie migra ensuite vers « Heredom de Sainte-Geneviève ». On trouve encore mention des loges « Les Vrais Amis » (1765), « La Triple Union de Sainte-Cécile » (1765), « Saint-Jacques » (1770), « Saint-François des Vrais Amis » (1773). Une autre retiendra particulièrement l’attention, « Isis », fondée en 1781, fréquentée de 1781 à 1783 par le thaumaturge et alchimiste Cagliostro (NDBA, p. 440) qui, ayant pris l’énigmatique titre de « Grand Cophte », y initiait à son nouveau rite égyptien et gagna rapidement de nombreux adeptes, dont le plus célèbre ne fut autre que le prince-évêque de Strasbourg, le cardinal Louis René Édouard de Rohan-Guéménée. Autre singularité : vers la fin des années 1780, le magnétisme mesmérien avec son baquet guérisseur, enrichi du somnambulisme du marquis (et maçon à la « Candeur ») Armand de Puységur (NDBA, p. 3062), envahit le microcosme maçonnique strasbourgeois.

En dehors de Strasbourg, d’autres loges battaient maillet dans la province. Il y avait, parmi elles, les loges militaires (d’officiers) à l’Orient de leurs régiments, de ce fait même, nomades au gré des affectations (« Maréchal de Saxe » à l’Orient du régiment de Hesse-Darmstadt, « Frères d’Armes » à l’Orient du régiment de Berry Cavalerie, « l’Amitié » à l’Orient de celui de Strasbourg-Artillerie, etc.). À Colmar, siège du Conseil_souverain d’Alsace, la loge de « La Concorde » de la Stricte Observance Templière, fondée en 1775 et essentiellement fréquentée par des gens du monde judiciaire, était d’effectifs réduits ; elle cessa ses activités en 1790. Affiliée à la « Candeur » de Strasbourg, la « Bienfaisance » était installée à Bouxwiller depuis 1778. Au château de Saverne, Cagliostro tenait épisodiquement loge avec le cardinal et quelques initiés.

La Révolution vint tout bousculer alors que ses idéaux, exprimés dans la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, correspondaient à ceux de la franc-maçonnerie, ce que d’ailleurs avait confirmé le Grand Orient de France en 1792. Ainsi, à Strasbourg, parmi les 51 membres fondateurs de la Société de la Révolution du 15 janvier 1790 (qui prit ensuite le nom de Société des Amis de la Constitution), au moins 17 (un tiers) d’entre eux peuvent être identifiés comme ayant été francs-maçons à ce moment. Par la suite, pas loin d’une centaine de maçons adhérèrent à cette société politique au cours de ses cinq années d’existence. Cependant, très rapidement, les passions révolutionnaires et anti-révolutionnaires firent voler en éclats la belle confraternité maçonnique, faisant place à des antagonismes ravageurs entre frères d’hier. Avec la radicalisation de la Révolution, les loges fermèrent les unes après les autres ou se mirent en sommeil. À partir de 1792, il n’y eut plus d’activité maçonnique, les frères s’étant dispersés. Les uns avaient émigré, d’autres se rangèrent avec les monarchistes constitutionnels ou les Girondins, d’autres encore devinrent Jacobins et ultra-révolutionnaires ; plusieurs connurent les prisons et quelques-uns périrent sur l’échafaud (Frédéric de Dietrich, Louis Edelmann, Junius Frey, Euloge Schneider).

La question du rôle de la franc-maçonnerie dans le déclenchement de la Révolution et de l’abolition de l’Ancien Régime reste controversée. A-t-il existé un complot maçonnique pour renverser l’ordre social ? Pour soutenir cette thèse, fallait-il – ou faut-il encore – pour autant attribuer un rôle capital à l’éphémère ordre des « Illuminés » (Illuminaten) de Weishaupt, qui ne dut une notoriété posthume qu’à l’épouvantail qu’en fit l’abbé Barruel (1740-1820) à la fin du XVIIIe siècle, repris en cela en 1942 par Adolf Rossberg dans un ouvrage commandé par le régime nazi ? Si deux ou trois maçons d’Alsace peuvent être considérés comme ayant adhéré à cet ordre « secret » – un « secret » de polichinelle ! –, pour tous les autres, désignés comme tels, ce ne sont que suppositions fondées sur aucun document bien probant.

La secousse révolutionnaire passée, les loges commencèrent à se reconstituer sous le Consulat et à se développer sous l’Empire, à la faveur d’une tolérance gouvernementale contrôlée. La maçonnerie française, désormais placée sous la seule obédience du Grand Orient de France, fut dès lors inféodée au pouvoir impérial et sa direction passa entre les mains des premiers dignitaires de l’État, à commencer par les frères de Napoléon et tous ceux qui furent ses obligés. « Acceptez une soumission sans bornes à notre auguste Empereur et Frère, Napoléon le Grand. » (Discours du 3 mai 1805 du maréchal Kellermann, Grand Administrateur de l’ordre de France, à la « Concorde » de Strasbourg, alors au 10 Grand’rue (aujourd’hui disparu), chez le négociant Jean Daniel Saum fils).

Comme ailleurs, l’implantation des loges dans les deux départements du Rhin se développa considérablement par rapport au siècle précédent. La franc-maçonnerie devenue une quasi-institution du régime, notables, magistrats, fonctionnaires de tous grades s’empressèrent dans les loges, « et bientôt il sera difficile d’être préfet ou sous-préfet sans être franc-maçon » (E. Boeglin), d’où une importante présence de loges réparties dans diverses villes d’Alsace. La première réapparue à Strasbourg fut celle de « La Concorde » en 1803, qui prit la suite de « Saint-Jean d’Hérédom de Sainte Geneviève », en sommeil depuis le début de la Révolution, et devint alors la loge de l’élite impériale. En 1805, elle admit une loge d’adoption, « Joséphine de la Bienfaisance », dont la grande maîtresse fut « La Veuve Dietrich-Ochs ». La deuxième loge à s’installer, en 1804, fut « La Vraie Fraternité », issue de la loge militaire d’une unité déplacée à Cologne, dont les membres civils étaient restés à Strasbourg. Bien que son recrutement fût plus large, elle comptait cependant une proportion non négligeable de membres de l’élite politique, judiciaire, administrative, militaire et économique de la ville. Une troisième loge se constitua à Strasbourg en 1811, celle des « Frères Réunis ». Ne comprenant aucun membre influent, elle se trouva confrontée à l’opposition des deux autres, en raison d’une composition plus modeste, et ne put obtenir du Grand Orient ses constitutions qu’avec beaucoup de peine, pour ne s’installer réellement qu’en 1814. En dehors de Strasbourg, étaient implantées à Landau (« Union Philanthropique », affiliée à la « Vraie Fraternité » de Strasbourg), Lauterbourg (« La Persévérance »), Wissembourg (« La Triple Union »), Haguenau (« La Bienfaisance »), Sélestat (« La Parfaite Alliance » installée par « La Vraie Fraternité » de Strasbourg), Colmar (« La Concorde », sortie de son sommeil), Mulhouse (« La Parfaite Harmonie », à l’origine de la Société Industrielle de Mulhouse), Huningue (« La Parfaite Union » et « La Triple Lumière »), Neuf-Brisach (« Mars » et « La Parfaite Amitié »), Altkirch (« Les Amis Réunis »), Belfort (« Les Amis Philanthropiques » et « La Parfaite Harmonie »).

La fin de l’Empire en 1814, le changement de régime politique et l’occupation par les troupes étrangères, interrompirent les travaux des loges qui fermèrent pour ne reprendre vie qu’à partir de 1817.

Sources - Bibliographie

Registre des Procès-verbaux de la Loge de la Candeur constituée mère des loges du Grand Orient de Strasbourg (1763-1776), BNUS, Ms 5437.

BARRUEL (Augustin de), Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 5 vol., Londres, 1797-1799 (nombreuses rééditions).

ROSSBERG (Adolf), Freimaurerei im Zeitalter der Französischen Revolution, Berlin, 1942 (particulièrement la partie « Die Strassburger Propagandazentrale », p. 150-159).

LEUILLIOT (Paul), « Bourgeoisie d’Alsace et Francmaçonnerie aux XVIIIe et XIXe siècles », dans La Bourgeoisie alsacienne, Strasbourg-Paris, 1954, p. 343-376.

BOPP (Marie-Joseph), « L’activité maçonnique en Alsace pendant la Révolution française », RA, 94, 1955, p. 125-144.

BOPP (Marie-Joseph), « Cagliostro, fondateur de la Maçonnerie égyptienne. Son activité, particulièrement en Alsace. Étude sur une secte maçonnique », RA, 96, 1957, p. 69-103.

BRASSEL (René), Franc-maçonnerie de Strasbourg. Legs Paul Gerschel. Répertoire numérique détaillé. Strasbourg, 1975 (aux Archives municipales de Strasbourg).

HARSANY (Zoltan-Étienne), « La Franc-maçonnerie à Strasbourg sous le Consulat et l’Empire », Ann. de la Société des Amis du Vieux Strasbourg, VII, 1977, p. 79-86.

LIVET, RAPP, Histoire de Strasbourg (1980-82), t. 3, p. 438-440.

DIRINGER (Bertrand), Franc-maçonnerie et Société à Strasbourg au XVIIIe siècle, mémoire de maîtrise, Strasbourg, 1980.

KELLER (Jules),Le théosophe alsacien Frédéric-Rodolphe Saltzmann et les milieux spirituels de son temps. Contribution à l’étude de l’illuminisme et du mysticisme à la fin de XVIIIe et au début du XIXe siècle, Berne – Francfort-sur-le-Main – New-York – Nancy, 2 vol., 1985.

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LOETSCHER (Michel), « Petit précis d’histoire maçonnique de l’Alsace », Les Saisons d’Alsace, no 19, 2003, p. 37-43.

BOEGLIN (Édouard), « La loge la Parfaite Harmonie 1809-2009 », Annuaire de la Société d’Histoire et de Géographie de Mulhouse, vol. 20, 2009, p. 53-60.

BURST (Éric), « La loge des Frères Réunis : une existence difficile (1811-1841) », Chroniques d’Histoire maçonnique, Paris, no 69, 2012, p. 5-24.

Claude Betzinger