Lessive

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Lauge.

Rapportée par Thomas Murner (Eine andächtig geistliche Badenfahrt, 1514-1516), la technique ancestrale du lessivage (bauchen und waschen) a subsisté, dans certaines contrées alsaciennes, jusque dans les années 1950. C’est que « battre la cendre » pour « faire une buée » ou « une buande » faisait traditionnellement partie, au même titre que la cuisine, des qualités requises d’une fille à marier (cf. le dicton alsacien que rappelle Georges Klein) :

« Koche, büeche, backe (…) Maidel, d’r no kannsch hirote ».

Des gestes immémoriaux : de la buanderie au lavoir

Un linge propre est nécessairement un linge bouilli. La première étape de la lessive (Kochwäsche ou Äscherbuche) consiste donc à entasser le linge sale dans une cuve (Laughafen, Laugkessel), au fond de laquelle on aura placé au préalable un sac en toile de lin contenant des cendres de bois récupérées qui, en guise de détergent, sont censées le nettoyer en libérant la soude. Il vaut mieux éviter les cendres de chêne ou de châtaignier qui, trop chargées en tanin, risqueraient de tacher le linge. L’opération consistant à y ajouter de l’eau chaude est renouvelée, avec la même eau, dix à quinze fois. Le fait de devoir remuer l’ensemble nécessite un équipement approprié et, parfois, un local spécialement destiné à cette opération (buanderie, Bauchküche, Waschküche). Avec sa Waschbank, ce dernier peut prendre l’aspect soit d’un petit bâtiment annexe – tel est souvent le cas à la campagne –, soit en ville, où l’on manque de place, celui d’une cave spécialement affectée à cet effet et dont l’usage est parfois partagé entre plusieurs familles voisines.

Cet espace privé cède aussitôt la place à l’espace public que représente le lavoir, car rares sont les familles privilégiées, celles dont les maisons sont situées en bord de rivière, qui bénéficient de lavoirs privés. Le linge est porté dans des baquets à la rivière, à l’étang, à la fontaine ou au puits communal (Dorfbrunnen) où se déroulent les opérations de finition –  rincer, savonner, frotter, brosser – avec planche à laver (Waschbrett), battoir (Mangelbrett ou Bloejel, Waeschbloejel) et parfois ce cuveau en bois (Kastel) expressément conçu pour protéger les genoux des laveuses. À défaut de pouvoir disposer de sources archivistiques pour des besognes somme toute banales, l’historien a parfois la chance de pouvoir convoquer ces menus objets, souvent décorés, en tant que témoins d’une activité disparue, comme l’ont fait Adolphe Riff et Georges Klein : tel est le cas du battoir décoré de Blaesheim ou de celui d’Eschentzwiller (1745), malheureusement volé au Musée alsacien de Strasbourg en 1977, et des deux bassins à linge de la vallée de Guebwiller (1772 et 1773).

Le lavoir (Wäsch(e)), qu’on ne confondra pas avec l’abreuvoir ni avec l’égayoir pour chevaux (Schwemm, Rossbad), n’est pas absent du paysage villageois, mais il semble avoir été plus tardif (XIXe et XXe siècles) et plus rudimentaire qu’en vieille France où il revêt, dès la Franche-Comté et la Bourgogne, un aspect monumental. En Alsace, on se contente parfois de simples dalles de grès (Britsche) qui ne nécessitent pas forcément d’abri ou se satisfont d’une construction rudimentaire avec toit débordant porté par des piliers en bois. À titre d’exemple, Rosheim en possédait deux, qui semblent dater du début du XIXe siècle : l’un, au sud-est de la ville, à l’entrée dans l’enceinte par l’Unterthor, a laissé des traces dans la toponymie (Wasch, Waschpfad) ; le second se situait à proximité du Niederthor. À Scherwiller, l’Aubach, rivière qui traverse le village de part en part, autorisait l’installation de près de quelque 70 Britschen. Une mention spéciale revient aux lavoirs à plateforme mobile, donc ajustables en fonction du niveau de l’eau grâce à un système de poulies et de chaînes, à Woerth, Gunstett et Oberdorf-Spachbach, qui ont été tous construits au XIXe siècle.

Lavandières bavardes et médisantes au lavoir. Extrait de Das buch der sünden des munds, (Sermons de Geiler de Kaysersberg) Strasbourg, 1518. La berge d’une eau courante a été aménagée : un quai à deux marches permet aux lavandières de laver au battoir debout sur la marche inférieure et de rincer leur linge, agenouillées sur la marche supérieure. À gauche, une marchande vend un pain de savon à une dame avec hotte.

C’est Strasbourg qui, avec ses 84 lavoirs publics vers 1830, connaît une véritable politique municipale des espaces publics de lavage dans la première moitié du XIXe siècle (AMS Div. VI 434, enquête de  831, dossiers travaux municipaux et « Weschspritschen »), motivée par deux préoccupations majeures, l’une gestionnaire, l’autre sanitaire : le nombre croissant de lavandières et, partant, la concurrence entre elles, conduit précocement à rendre les places payantes ; le souci hygiéniste répond aux risques de propagation épidémique. À Strasbourg, les bateaux-lavoirs, eux aussi qualifiés tantôt de Britschen, tantôt de Waschbrücken, dont les plus anciens remontent au XVe siècle, remplissaient la même fonction. Les mères de famille assumaient tout naturellement le rôle de lavandières et le lessivage tenait alors le rôle convivial de rencontres féminines au cours desquelles les langues, parfois médisantes, allaient, dit-on, plus vite que les battoirs ! C’est ce que confirme déjà Geiler de Kaysersberg dans son Narrenschiff (Strasbourg, 1511) sous la légende évocatrice de « Sünden des Mundes »…

Si l’on en croit le récit de Daniel Martin qui remonte au début du XVIIe siècle, la « buée », réalisée par des lavandières ou buandières (Bauchwäscherinen) attitrées de Strasbourg, était bien réglementée, mais concernait en général une clientèle plus fortunée, tout comme la prestation des blanchisseurs (Bleicher). Il fallait prévoir quatre à cinq jours de beau temps pour assurer le séchage, ce qui engageait la lavandière à retourner le linge, en général récupéré le lundi, le samedi suivant. Cette dernière n’avait pas toujours bonne réputation : on lui reprochait fréquemment de voler du linge, ce qui rendait indispensable une liste accompagnant toute savonnée, ou de céder à des aventures extra-conjugales en l’absence de la maîtresse de maison. Pour le reste, l’opération répondait à des gestes invariables : verser « les pots de chambre dessous la cuve à lessive (Bauchbütte) dans le cuveau (Kübel) » ; utiliser un cendrier (Äschertuch) en bon état ; se servir exclusivement de savon de Venise (Schmierseif), « car le savon noir sent trop mauvais » ; « encuveler » avant le transport au lavoir et faire sécher le linge sur les galeries du grenier. La lavandière, qui s’engageait à faire recoudre les pièces déchirées, était chargée d’éventuelles opérations annexes, comme celle qui consiste à empeser les éventuels fraises et rabats, « avec de l’amydon et la couleur bleue dont on fait l’empoix », qu’elle fera sécher à part sur une platine de laiton surmontant un réchaud à braises (« ein Tüchelhut daran man eine Glutpfanne setzt »). La rémunération s’élevait tantôt à « huit sols et quatre repas par jour », tantôt à « deux florins et demi par chaland ».

Fréquence des lavages et activités associées

La fréquence des lavages, sur laquelle les archives sont peu prolixes, ne semblait pas répondre à une rigoureuse périodicité et pouvait d’ailleurs varier selon la nature des textiles traités. Le Waschtag intervenait probablement à une cadence d’une semaine ou deux pour la petite lessive (kleine Wäsche) qui concernait le linge de corps, constitué essentiellement de chemises, tandis que la grande lessive (grosse Wäsche), pour les pantalons, les robes et le linge de maison (nappes et draps), n’intervenait au mieux qu’une fois par mois, le plus souvent une ou deux fois l’an. À la campagne, on pratiquait en général des lessives exceptionnelles au printemps et à l’automne, au moment où les travaux des champs laissaient quelque répit et où les tâches ménagères étaient suspendues, car l’ensemble des femmes se trouvaient mobilisées durant plusieurs jours d’affilée. Les lessives prolongées finiront par requérir l’emploi d’un personnel spécialisé : des lavandières professionnelles passaient, à partir du XIXe siècle, de maison à maison, parfois à raison de deux jours par lessive familiale, pour maîtriser la prise en charge de plusieurs dizaines de chemises et de draps. Mais c’est en ville que la professionnalisation s’impose : avant même l’ère des blanchisseries industrielles, laveuses, lavandières et blanchisseuses, nombreuses dans les faubourgs de Strasbourg au XIXe siècle, proposent leurs services à titre privé.

On peut donc mettre le nombre croissant de pièces, qu’il s’agisse du linge de corps ou du linge de maison (Leinwand und Getüch), que recèlent les inventaires après décès à partir du XVIIIe siècle, au compte de la nécessité qu’imposent les intervalles entre deux lessives plutôt qu’à l’affichage ostentatoire d’un trousseau bien fourni, monopole de quelques familles aisées. Il n’en reste pas moins que, dans une tradition culturelle qui privilégie les apparences face au regard des autres, la blancheur du linge, seconde peau visible, est censée révéler la propreté ou cacher la malpropreté d’un corps resté invisible. Le XIXe siècle est considéré, selon l’expression d’Alain Corbin, comme « le grand siècle du linge » tant par l’augmentation quantitative que par la diversification qualitative des pièces destinées à la lessive.

À l’instar de celles que décrit Daniel Martin, les opérations complémentaires sont révélées, dès le Moyen Âge et les débuts de l’époque moderne, par les archives des institutions hospitalières, Blatterhaus de Strasbourg (AMS 1 AH 238, règlement du milieu du XVIe siècle), léproserie de Haguenau (AMH AH 91, 1484-1485), Gutleuthaus de Rouffach (AM Rouffach GG 70-77, fin XIIIe-milieu XVIIe siècle) : on procédait, une fois l’an, à l’encollage de la literie (Bettekleiben) qui a valeur d’amidonnage. Il s’agit en effet d’imperméabiliser les draps pour éviter qu’ils ne se salissent trop vite, à l’aide d’une mixture essentiellement composée de farine et de thérébentine, dont on connaît les propriétés de détergent et de dégraissant, tout en préservant certaines pièces délicates d’un lavage répété qui pourrait leur être préjudiciable.

Reste une dernière étape : on fait sécher le linge essoré à tout vent ou au grenier de la maison ; quant à la toile, elle est étendue sur les prés (Bleich) pour la faire blanchir au soleil : de nombreux lieux dits en témoignent.

Bibliographie

NERLINGER (Charles), Daniel Martin ou la Vie à Strasbourg au commencement du XVIIe siècle, Strasbourg, 1900, p. 86-88 et 152-154, d’après MARTIN (Daniel), Parlement nouveau, Strasbourg, 1637.

Artisans et paysans de France, Recueil d’études d’art populaire, dir. A. RIFF, Paris, 1946, p. 231-232 (Louis Schély) : « Un battoir à linge décoré de Blaesheim (Bas-Rhin) et 1947, p. 215-218, (Adolphe Riff) : « Battoirs à linge décorés de 1772 et 1773 de la vallée de Guebwiller (Haut-Rhin) ».

KLEIN (Georges), Arts et traditions populaires d’Alsace. La maison rurale et l’artisanat d’autrefois, Colmar, 1984, p. 129 et 143-144 et pl. 66.

Encyclopédie d’Alsace, Strasbourg, 1984, t. 8, p. 4713 (notice « Lessive » signée T. F.).

BLOCH-RAYMOND (Annie), « Bateaux-lavoirs, buanderies et blanchisseries. Des relations entre espaces publics et espaces privés », Revue des Sciences sociales de la France de l’Est, 13-13bis, 1984, p. 3-21.

Id. « Les usages domestiques de l’eau : histoire des lavoirs et fontaines en Alsace  », Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse, 817, 1990/2, p. 163-168.

VIGARELLO (Georges), Le propre et le sale. Hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, 1985, p. 49-89.

CORBIN (Alain), « Le grand siècle du linge », Ethnologie française, 1986, p. 299-310.

MULLER (Christine), Bulletin municipal de Rosheim, 10, 1994, p. 47-51.

Service de l’Inventaire du Patrimoine culturel, Alsace, internet base Mérimée (lavoirs mobiles).

MICHEL (Gérard), « Lèpre, lépreux et léproseries à Rouffach », FAUST (P. P.), BOEGLY (F.) et MICHEL (G.), Histoire de la Maison Saint-Jacques de Rouffach, t. 3, Strasbourg, 2013, p. 155-156 et CLEMENTZ (Élisabeth), Les lépreux en Alsace  : marginaux, exclus, intercesseurs ?, thèse d’habilitation inédite, Tours 2019, ms. p. 286-287.

Notices connexes

Bateau-lavoir

Eau

Lauge

Savon-Savonnerie

Jean-Michel Boehler