Muttersprache

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Définition

La dénomination « Muttersprache » est polysémique, les différents sens pouvant présenter une proximité par un effet d’association d’idées en quelque sorte. Le(s) sens peut/peuvent varier selon le contexte et le contexte d’emploi, l’époque et l’espace où le terme est utilisé. La métaphore de la mère semble se rattacher sémantiquement à l’idée de la mère « naturelle, biologique » (qui élève des enfants) et bien moins à l’idée d’un espace-matrice, c’est-à-dire un référent collectif (cf. Goebl 1986 : 76), même si le sens socio-spatial « langue de l’espace où l’on a grandi » reste fortement présent depuis la fin du Moyen Âge.  

Sermo patrius, la langue des ancêtres (mâles)

« La langue qu’on parlait à Rome, c’était la langue des ancêtres (mâles), qui faisait partie du patrimoine : sermo patrius. » Aussi, les désignations locutio maternalis oulingua materna n’auraient-elles pas été pensables dans l’Antiquité (Batany, 1982 : 31). Il y a une sorte de consensus pour voir dans la dénomination Muttersprache (« langue maternelle ») un calque formel du latin médiéval lingua materna (Kluge, 1967 : 497  ; DWB VI : 2827- 2828 ; etc.) dont le premier usage est daté de 1119 à Strasbourg (Kluge, 1967 : 497) : elle aurait désigné la langue (germanique) du foyer dans la zone frontalière de la Lorraine au XIe siècle. Cette interprétation est largement discutée, l’objection principale étant qu’au Moyen Âge, il est rare que deux vernaculaires soient distingués (ici : roman vs germanique), mais c’est bien plus le couple ‘latin’ vs ‘langue vernaculaire’ qui est visé. Parmi beaucoup d’autres hypothèses formulées par les chercheurs, Batany (1982, p. 31) propose une lecture presque psychanalytique de cette création du latin médiéval : « C’est sans doute au XIe siècle, en France, quand le vrai Père (le roi) fait cruellement défaut par son impuissance, que s’est créée, dans les étranges possibilités translatives d’un préconscient orphelin, une formule saugrenue aux yeux d’un Romain de l’Antiquité : locutio maternalis, lingua materna, la « langue maternelle ».  

À la fin du XVe siècle : le passage de la dénomination latine à l’allemand

Le passage à l’allemand de la dénomination latine –Muttersprache – est attesté au XIVe siècle dans l’espace bavarois, puis d’autres langues germaniques ou dialectes allemands fournissent aussi des exemples de transfert linguistique. Les langues romanes se sont également approprié cette formule du latin médiéval sans doute plus précocement que les langues germaniques, qui ont dû utiliser une sorte de calque d’adaptation.  

Des variantes peuvent aussi apparaître : « mütterliche zunge » est, par exemple, utilisé dans la Chronik von Reichenau de Oeheim (fin XVe siècle, cité par DWB VI : 2822). Pour l’essentiel, il s’agit de distinguer la langue du peuple (quelle qu’elle soit) du latin médiéval des lettrés et des pouvoirs politiques (cf. aussi Goebl 1986, p. 76 ; Ahlzweig 1994, p. 29).  

C’est à partir du XVIe siècle que la dénomination semble devenir plus fréquente en allemand (quel que soit le dialecte). Cependant, dans le royaume de France, le syntagme « langue maternelle » aura une autre histoire à partir de cette époque-là, plus politique et idéologique, dans la mesure où il renvoie notamment à la langue du Roi, donc de l’État, et non à la langue de la mère biologique ou encore à celles des espaces où vivent les sujets du roi. (Parmi beaucoup d’autres interprétations, Batany [1982] et Urbain [1982] proposent, pour la France, des lectures plus psychanalytiques et philosophiques, Tabouret-Keller [2002] tente de croiser les axes historique et psychanalytique.)  

La palette sémantique semble aussi déjà relativement ouverte et s’élargir encore :  

  • la langue non savante vs le latin (comme c’est déjà le cas durant tout le Moyen Âge. Dans un règlement scolaire de 1525 d’une école latine strasbourgeoise (voir : École), où sont énumérés les jeux autorisés, il est précisé : « Dies soll das Gesetz des Spieles sein, dass keiner seine angeborene Muttersprache reden soll, sondern eine Sprache, die nicht zu gemein ist; daher kommt, dass man auch im Spielen lernt » (cité par Engel 1886, p. 45) ;
  • en parallèle, la propre langue du scripteur et/ ou de sa communauté (au sens hyperonymique probablement, c’est-à-dire quelle que soit la désignation singulière utilisée) vs une langue étrangère ; et dès la fin du Moyen Âge (fin XIVe et XVe siècles), également :
  • la langue parlée par la population. Berić (1986 : 15) relève deux passages chez Luther, où la dénomination renvoie (comme en bas-allemand de la même époque le terme modersprake) au parler dialectal de la population. Kluge (1967 : 497) et surtout Ahlzweig (1994 : 39 sqq.) citent d’autres passages de Luther où les sens peuvent être plus ou moins différents en cotexte. Il est possible que la fréquence d’utilisation de « mutter sprach » par Luther ait accéléré la graphie liée des deux lexèmes (Berić 1986 : 16), qui semble être acquise dans la seconde moitié du XVIe siècle ;
  • la langue de la population d’un territoire défini ;
  • la langue de socialisation et/ ou d’usage…

Muttersprache : langue écrite allemande ou variété locale ?

Le fait que l’écrit « allemand » s’appuie de plus en plus sur le haut-allemand (vs bas-allemand) semble amener un sens supplémentaire possible au XVIIe siècle : « Muttersprache » peut, selon le contexte thématique, désigner aussi la langue écrite par tous les germanophones (Muhr, 1986, p. 146) et désigner, au XVIIIe siècle, la langue littéraire en train de se standardiser (c’est-à-dire qu’elle ne renvoie pas, dans ce cas, aux variétés orales ou à des espaces singuliers), de même qu’elle peut désigner la langue d’une nation d’un point de « culturel » (Kulturnation) (cf. aussi Ahlzweig 1992, p. 88-90).  

XVIIIe et XIXe siècles : langue de la mère et de la famille

Ça n’est sans doute que lorsque la famille comme institution parentale plus délimitée commence à émerger et à exister sociologiquement dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, puis au XIXe siècle, (Ahlzweig 1992, p. 104 sqq.) que « Muttersprache » pourra commencer à renvoyer également à la langue de la famille et, singulièrement, à celle de la mère.  

L’aspect polysémique de « Muttersprache » se maintient tout le long des temps modernes et contemporains. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle et singulièrement durant la période de la Révolution, les exemples sont multiples qui montrent que « Muttersprache » et, parfois, en Alsace, le syntagme qui se veut équivalent « langue maternelle » sont opposés à « Fremdsprache »/« langue étrangère », d’une part, et désignent la forme écrite allemande (en voie de standardisation), d’autre part. C’est dans ce sens que Goethe commente les choix linguistiques de Schoepflin (qui écrit en latin) : « Was hilft ihm aber das Verläugnen seiner Muttersprache, das Bemühen um eine fremde? » (cité d’après Lévy, 1929 I, p. 333). En 1791, dans un numéro de la Geschichte der gegenwärtigen Zeit, le journaliste, acquis à la Révolution, réagit à la décision de l’Assemblée nationale instituant qu’un enseignement des règles essentielles de la grammaire française serait donné dans toutes les écoles communales, en locuteur-scripteur du groupe linguistique auquel il appartient : « J’espère qu’on enseignera les règles élémentaires de la langue allemande dans les régions de l’Empire français où l’on parle allemand afin que nous apprenions à connaître d’abord […] l’esprit de notre langue maternelle avant de passer à l’étude d’unelangue étrangère » (Reuss, 1910, p. 25, note 1).  

À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, le philologue Johann Christoph Adelung semble se sentir en quelque sorte obligé d’évoquer le rôle maternel, mais en souligne le sens le plus habituel qui n’est pas réduit à une relation duelle, mais bien à l’espace sociétal où l’individu vit et grandit (tout en maintenant, dans le même temps, la distinction d’avec une langue étrangère) : Eine Sprache, welche jemand von seiner Mutter erlernet hat [...]. Am häufigsten in weiterer Bedeutung, eine Sprache, welche an dem Orte üblich ist, wo man geboren und erzogen worden, welche man daher auch gemeiniglich von Jugend auf erlernet, im Gegensatze der fremden Sprachen. (Adelung 1808, p. 349).  

Langue de la nation allemande

Ahlzweig (1994, p. 14) rappelle qu’à partir du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, les occurrences et les emplois du terme « Muttersprache », y compris dans ses innombrables nuances sémantiques (et sans doute référentielles), sont tellement nombreux et finement nuancés qu’il ne parait pas encore possible d’en proposer une histoire suffisamment complète. Or l’Alsace de la fin du XVIIIe siècle et surtout du début du XIXe siècle est beaucoup moins concernée par la valeur référentielle nationaliste ou patriotique, nettement politique et idéologique, qui monte en puissance en Allemagne, en particulier après les guerres de la fin de l’Empire napoléonien (dites « de libération » dans l’espace allemand). Ainsi la logique patriotique pourrait être résumée sous une formule minimaliste un peu abrupte : « Muttersprache » = langue de tous les Allemands = langue de l’appartenance à la nation allemande de manière naturelle (« Natursprache ») (cf. Ahlzweig, 1994, p. 142-143).  

Langue que parle le peuple tous les jours

En revanche, le terme garde les valeurs que lui attribuent les tenants du mouvement « romantique » pour qui « authenticité », « langue du peuple », « langue-source de la langue standard », etc.) sont des caractéristiques essentielles de « Muttersprache » et qui seront bien documentées en Alsace dans les tout premiers écrits dialectaux à partir du Pfingstmontag (1816) d’Arnold. Cet aspect plus émotionnel, « heimatverbunden », de « Muttersprache » que l’on trouvera encore tout au long de l’époque contemporaine chez les poètes et les écrivains en Alsace utilisant – aussi, et parfois principalement – leur parler dialectal comment moyen de création correspond, d’une certaine manière, aux conseils que donne le poète alémanique Johann Peter Hebel à la famille D. Schneegans dans une lettre de 1805 : « Für Ihre Kinder will ich eine Fürbitte einlegen. Lehren Sie die angebohrne Muttersprache, und am liebsten im häuslichen heimischen Dialekt sprechen; mit der fremden ist’s noch lange Zeit. » L’opposition est conforme à un distinguo ancien, mais le fait que l’oralité du cocon où l’on vit (« häuslich heimisch ») soit préférée est typique de ce ressenti du mouvement romantique. Plus loin cependant, Hebel distingue la langue de l’appartenance politique de la langue identitaire, qui reprend et poursuit la tradition, tout en représentant en même temps celle du cœur, valeurs qu’il inclut implicitement dans « Muttersprache » : « Wollen Sie Ihre Söhne zu Franzosen machen, so ist nichts daran auszusetzen, dass Sie sie im ersten Jahr des Lebens schon durch die Sprache der Franzosen dazu einweihen. Sollen sie aber an Herz und Sinn wie Vater und Mutter werden, so ist das Französiche nichts nutz dazu. » (cité d’après Lévy 1929 II, p. 106).  

Il n’est pas impossible que cette logique ressemble à celle que ressentent aussi (ou encore) une partie de la bourgeoisie lettrée en Alsace, formée dans les deux cultures, durant le premier tiers du XIXe siècle, mais aussi les poètes écrivant notamment en dialecte, y compris ceux issus de couches plus modestes, qui désignent par « Muedersproch » très précisément cette langue « häuslich heimisch » ou celle de la petite patrie, c’est-à-dire les parlers dialectaux, dans leur singularité ou leur ensemble (cf. aussi Martin/Lienhart II 1907, p. 556-557).  

Cela dit, en Alsace comme ailleurs, la désignation « Muttersprache » est avant tout comprise comme la langue du quotidien de l’espace où vivent les locuteurs (cf. aussi Muhr 1986, p. 151) à laquelle peuvent être attribuées des valeurs émotionnelles.  

Muttersprache et conflits alsaciens

Avec son pendant « bilinguisme », le terme « Muttersprache » désignant « la langue ‘régionale’ de l’Alsace » prend un relief particulier au cours de l’évolution historique de l’Alsace dans la deuxième partie du XIXe et au XXe siècles, et figure au cœur des conflits politiques, idéologiques, scolaires (voir : Langues de l’Alsace).  

Si le terme est encore aujourd’hui largement employé dans la langue courante avec la valeur majoritaire de « langue dans laquelle un individu a grandi », les contours de ses sens restent toujours flous et variables selon les valeurs, fonctions du terme et du contexte idéologique politique et sociétal (psychologique, éducatif…) de son emploi, de sorte qu’il ne devrait plus être retenu comme dénomination et encore moins comme notion ou concept dans le champ scientifique contemporain. Mackey soulignait déjà en 1984 que « la réalité sous-jacente à la notion de « langue maternelle » est variable et instable, quand elle n’est pas confuse et sans valeur pratique » (Mackey, 1984, p. 38). Il utilise pourtant cette dénomination dans ses propres écrits (antérieurs et postérieurs à son article) à l’instar d’autres chercheurs qui, jusqu’à nos jours, ne définissent que très rarement ce qu’ils entendent par « langue maternelle », comme si le savoir commun pouvait suffire.  

Bibliographie

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MARTIN - LIENHART, Wörterbuch (1899-1907), Zweiter Band, Straßburg, Karl J. Trübner : http://woerterbuchnetz.de/cgi-bin/WBNetz/wbgui_py?sigle=ElsWB.  

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URBAIN (Jean-Didier), « La langue maternelle, part maudite de la linguistique ? », Langue française, n°54, Langue maternelle et communauté linguistique, sous la direction de Émile Genouvrier et Nicole Gueunier, 1982, p. 7-28 : www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1982_num_54_1_5275  ; DOI : https://doi.org/10.3406/lfr.1982.5275.  

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Notices connexes

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Dominique Huck