Obernai, vue du sud, gravure de Barbier et Weis fils 1761
En 1759, Schoepflin prépare le tome II de l’Alsatia illustrata, ouvrage financé par l’État. L’Intendant de la généralité en impose l’achat aux villes d’Alsace, ainsi à Cernay, dès 1756 (RA 1933, p. 316-317, note Oberreiner).
Il doit être illustré par des vues de villes alsaciennes, de monuments archéologiques, de monnaies. Pour les villes, le dessinateur choisi est Jacques-Étienne Barbier, « inspecteur des lignes d’Alsace et dessinateur et géographe des places de ladite province » (cit. par Ph. Mieg, RA 1928, p. 672). C’est aussi l’Intendant, qui impose aux villes de prendre à leur charge les contrats et honoraires du dessinateur choisi pour les illustrations du t. II de l’Alsatia, comme à Guebwiller, et à Obernai, où la ville paye, « à Barbier Dessinateur pour avoir levé le plan en perspective''? de lad(ite) ville qui doit être inséré dans le 2. Volume de l’histoire D’Alsace composée par Mr. Schoepflin la somme de quarante huit livres… Pour acquit Barbier. 2 juillet 1759 ». (Comptabilité communale Obernai 1759, relevé par Christine Muller). Les ingénieurs sont payés 200 L par mois (Pichard 1).
Deux graveurs se partagent la tâche, qui reproduisent sur cuivre, les dessins de Barbier : le Strasbourgeois Weis, fils de Jean-Martin (qui dessiné et gravé une partie des planches de la Représentation des Fêtes paru en 1745, (v. Image) et le Bâlois Jacques-Antoine Chovin, (né à Lausanne en 1720, mort en 1776 à Bâle), qualifié de « soigneux et précis, mais bien en deçà des exigences d’un art authentique (Perret Jean-Pierre, Les imprimeries d’Yverdon au XVIIe et XVIIIe siècle, Paris 1981, p. 106). Il avait gravé quelques planches de Bruckner, Versuch einer Beschreibung historischer und natürlicher Merkwürdigkeiten der Landschaft Basel, publié par fascicules à Bâle de 1753 à 1762, sur des dessins de divers artistes.
L’Alsatia Illustrata II comprend la gravure de 22 villes, deux par planches d’in-folio : Altkirch-Ferrette-Thann, Wissembourg et Landau, Fort-Louis et Lichtenberg, Belfort et Huningue, Rouffach et Neuf-Brisach, Kaysersberg-Ribeauvillé, Ensisheim et Guebwiller, Colmar et Sélestat, dues à Chovin. De Weis fils, Obernai et Rosheim, Munster et Turckheim ; Molsheim et Benfeld (ancienne et neuve), Bouxwiller et Saverne. Strasbourg est représenté par une vue silhouette et par les célèbres plans de l’évolution de la ville romaine à la ville de Vauban.
Il faut bien reconnaître qu’au siècle où va s’imposer le paysage pittoresque de l’Alsace, avec Silbermann et Walter, théorisé par Valencienne, les dessins de Barbier s’inspirent avant tout du dessin topographique des ingénieurs militaires (Beck-Saiello, Émilie).
Thann, Ensisheim et Guebwiller seuls peuvent prétendre à une vue de la ville légèrement surplombante. On se borne pour les autres aux silhouettes de vues lointaines où pointent des clochers dûment cotés dominant les remparts. Mais le choix du dessinateur et le style des illustrations semblent répondre à un autre programme que celui du professeur Schoepflin, qui relate l’histoire des corps institutionnels, principautés, seigneuries, villes, communautés d’Alsace. « Depuis longtemps, l’Alsace est riche en villes, en villes fortes, en châteaux, en forteresses. Elle comptait avant sa réunion à la France, quatorze villes libres d’Empire, plus de soixante villes fortes et mille bourgs et villages. Le nombre de ses citadelles s’élevait à plus de deux cent et l’on peut en voir sur nos montagnes le plus grand nombre imposant encore par leurs débris ». (J.-D. Schoepflin, Alsatia Illustrata, II, Germanica, Gallica. Trad. Ravenez IV 5).
Les illustrations de villes d’Alsace nous présentent un catalogue des places fortes d’une Alsace désormais française : Strasbourg, Haguenau, Wissembourg, Lauterbourg, Landau, Fort Louis, Neuf-Brisach, Sélestat, Huningue et Belfort. Sont présentes aussi des villes dont les fortifications sont rasées comme Colmar et Saverne, ou en partie démolies comme Obernai, qui ne sont plus classées comme forteresses, mais ont encore des commandants de place. Et quand il n’y a plus de fortifications, les illustrateurs nous présentent l’image des fortifications du passé, puisant dans les dossiers des très abondantes archives des places-fortes de France constituées depuis Sully, et l’image actuelle, comme Colmar, Benfeld…
La gravure Obernai vue du sud, œuvre d’un dessinateur des forteresses et d’un graveur expérimenté, Weis fils, est particulièrement remarquable et c’est l’une des plus intéressantes avec ses emboîtements d’angles de vue et de changements d’échelle, pour les différents éléments du paysage. Voilà incontestablement un « paysage composé », selon la classification qui se met en place au milieu du XVIIIe siècle.
Barbier peut cependant disposer de cartes issues des archives, et le terrain qu’il dessine est celui de la carte de Cassini. L’on procédait alors de 1757 à 1759, avec le concours de deux dessinateurs locaux, aux levées de la carte 163 – Colmar – de Cassini, qui paraîtra en 1761. Aisément reconnaissable, la chaussée bordée d’arbres qui va d’Obernai à Goxwiller ainsi que l’un des calvaires relevés par Barbier. Celui-ci place son point de départ sur cette route, bordée d’arbres, en léger surplomb. Les chaussées sont mises en valeur dans la plupart des gravures dont ils constituent un décor majeur ainsi qu’un motif de fierté de l’Intendance et des ingénieurs. Le surplomb de ce premier plan met en relief un parcellaire de labours et on dessine même les ackerberg, abondants dans cette plaine. En deuxième plan de culture, les vignes, aux pieds individualisés et avec leurs arbres fruitiers de place en place, et des arbres en limites de culture. Alors que l’intendant de Lucé lance en 1760 les opérations de confection du cadastre, on ne reconnait dans la gravure que les grandes lignes des masses, et le sur dimensionnement accordé aux arbres bornes ou repères.
Changement d’angle et autre dessin pour la ville d’Obernai : le dessinateur militaire nous donne sur une ligne, un profil de ville, où surnage le Kappellturm et les autres clochers. Ce profil urbain est la convention qu’ont adopté dessinateur et graveurs pour la grande majorité des villes illustrées. C’est presque caricatural pour Huningue, avec une vue de remparts sur une ligne. Changement d’échelle encore pour les montagnes qui dominent Obernai, le Stadtberg et l’Ingmarsheimberg.
Restent sur la gauche de la gravure, la représentation vers l’ouest, et non pas face au sud versus meridiem, des montagnes. La ligne de crête qui va du Landsberg aux châteaux d’Ottrott est pourtant l’une des vues plus célèbres d’Alsace, mais impossible à articuler avec la perspective de la vue principale qui va sur Obernai. Barbier et / ou le graveur choisissent de changer de point de départ et d’angle de vue et de nous donner une suite de croupes et de sites aux étagements fort différents qui vont du Landsberg au lointain Guirbaden.
C’est le propre d’un paysage composé que de réunir des éléments qui ne figurent pas dans le cône de vision d’un paysage portrait. Le recours à plusieurs dessins pour cette partie de la gravure expliquerait l’oubli du village de Bernardswiller, que le dessinateur ne pouvait pas ne pas voir et dont le clocher existe depuis la fin du XVe siècle (Christine Muller, DBO, 2002, p. 90, mais l’hypothèse d’une erreur de légende attribuant ce clocher caractéristique au Chapitre Saint-Léonard n’est pas exclue).
Églises et chapelles des villes, châteaux forts sur les montagnes, la légende de l’estampe résume ce tableau d’une Alsace ecclésiastique et féodale que veut donner cet historien de l’Alsace et son ouvrage.
Philippe Mieg (RA 1928, Question 82 et Wetterwald réponse p. 519-520 identifie le signataire des gravues – Barbier del – Jacques-Étienne Barbier, inspecteur des ponts et chaussées (viarum inspector) † 1777 à Strasbourg). Cet acte de décès de Barbier a été consulté à nouveau par C. Wolff le 25/5/2022, « J.-E. Barbier est mort le 16 juin et a été enterré à Sainte-Madeleine en grande pompe, célibataire, âgé d’environ 60 ans, inspecteur des routes en Haute Alsace et Justitiae, politiae, reddituumque exercituum regium supremi praefecti veteranus secretzrius. Plusieurs Barbier ayant exercé à Strasbourg, parents entre eux, sont cités sur le site Geneanet, sauf lui. Le NDBA attribue – très improbablement – les dessins à un général A.-D. Barbier. Mais Catherine Grodecki identifie J. E. Barbier comme auteur (CAAH, 1967, Travaux Rohan Saverne, p. 100, note 11. « Dessin original de J. E. Barbier pour l’Alsatia Illustrata de Schoepflin, 1761. Strasbourg Cab. Estampes »). Berthaut relève un Barbier, dessinateur de l’ingénieur en chef à Huningue Beaudouin, et donne la liste des documents (cartes et plans) de la Direction de Strasbourg avant 1777 (p. 85).
Bibliographie
Alsatia illustrata, Germanica, Gallia, II, auctor Jo. Daniel Schoepflinus, Colmariae Ex Typographia Regis, 1761.
Johann Daniel Schoepflin (1694-1771). Sammlung der aus Joh. D. Schoepflin’s Alsatia illustrata ausgeschuittenen Abbildungen / Johann Daniel Schoepflin [Colmar], [1761].
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François Igersheim