Narrenschiff
Nef des fous (1494)
On peut dire que la parution du Narrenschiff à Bâle en 1494 constitue le premier événement médiatique européen de la très jeune « galaxie Gutenberg », comme on la caractérisera bien plus tard. Brant écrira d’ailleurs quelques années après, en 1498, un éloge de l’imprimerie dédié à son éditeur et ami Johann Bergmann von Olpe, De praestantia artis impressoriae a Germanis nuper inventae elogium. On verra que dans l’ouvrage qui nous occupe, Brant adopte une attitude plus ambivalente vis-à-vis des effets de l’imprimerie tels qu’on pouvait les constater dès cette époque.
Sommaire
- 1 Une œuvre déjà abondante et engagée dans la défense de l’ordre établi
- 2 Un retentissement considérable : traductions et adaptations innombrables
- 3 Des piratages très nombreux, y compris strasbourgeois
- 4 L’écrit et l’image : une adaptation à des publics très différents
- 5 Des illustrations attribuées au jeune Dürer
- 6 La Nef des fous ou le monde à l’envers : un manifeste à la veille de la Réforme
- 7 Les vraies voies de la sagesse
- 8 Des traductions contemporaines
- 9 Bibliographie
- 10 Notices connexes
Une œuvre déjà abondante et engagée dans la défense de l’ordre établi
Situons d’abord l’ouvrage dans l’œuvre et la carrière de Sebastian Brant, né en 1458, fils d’un aubergiste strasbourgeois et qui a déjà derrière lui une belle carrière universitaire : ayant fait toutes ses études à l’université de Bâle, il devient docteur utriusque, c’est-à-dire en droit canon et en droit romain, en 1489, doyen de sa faculté en 1492 et enfin professeur en 1496. On peut noter qu’outre le droit, il a également donné des cours de poésie. En dehors d’un manuel de droit (Expositiones…), paru la même année que le Narrenschiff, et dont on connaît 54 rééditions jusque dans les années 1630, Brant a énormément publié dans les domaines les plus divers, aussi bien en prose qu’en vers. Sa période la plus féconde se situe nettement dans les années bâloises entre 1490 et 1500, durant lesquelles il rédige notamment des textes tirés en feuilles volantes souvent illustrées à partir d’événements contemporains, de naissances « miraculeuses » (Die Sau zu Landser) ou de phénomènes naturels (la météorite d’Ensisheim), qu’il interprète comme « signes de la volonté divine », assez souvent en faveur de l’empereur Maximilien, dont il est un fervent admirateur et qu’il exhorte à réformer l’Empire. Il publie aussi de nombreuses œuvres religieuses, en prose ou en vers, et consacre plusieurs opuscules à défendre l’Immaculée Conception de la Vierge. Même s’il attaque assez vigoureusement dans le Narrenschiff les tares du clergé, il n’en restera pas moins toute sa vie durant un défenseur décidé du trône et de l’autel.
Un retentissement considérable : traductions et adaptations innombrables
Toujours est-il que c’est bien le Narrenschiff qui est resté dans les mémoires depuis sa parution. Il y aurait eu en effet 144 éditions incunables et 424 au XVIe siècle. On estime que certaines éditions ont pu être tirées à 400 ou 500 exemplaires. Même si le rythme se ralentit au XVIIe siècle (41 éditions) et plus encore au XVIIIe (4 éditions), il s’agit évidemment d’un succès européen phénoménal, mais il faut souligner d’emblée qu’il s’agit fort rarement du texte précis de Brant. En effet, si la presque totalité des traductions ont été faites à partir de la version latine de Jacob Locher, disciple et ami de Brant, la Stultifera navis, parue en 1497, celle-ci présente des modifications du contenu et de la « mise en livre », selon l’expression de Frédéric Barbier, même si Brant a supervisé l’édition.
Des piratages très nombreux, y compris strasbourgeois
Mais déjà l’original a fait très vite l’objet d’éditions pirates et de contrefaçons ; celle qui a visiblement irrité le plus l’auteur est celle d’un imprimeur strasbourgeois spécialiste du plagiat (mais il faut dire qu’il n’existait pas encore de droits d’auteur), Johannes Grüninger, qui sort quelques mois après l’édition bâloise une version dite « interpolée », qui comporte 10711 vers au lieu des 6346 de l’édition princeps, mais seulement 63 gravures sur bois au lieu des 105 initiales. De façon générale et quelle que soit la langue, il s’agit presque à chaque fois d’adaptations et non de traductions rigoureuses. Retenons aussi que s’il y a eu des éditions en bas-allemand, en néerlandais, en français et en anglais, l’Italie et la péninsule ibérique ne semblent guère avoir eu d’intérêt pour l’ouvrage.
L’écrit et l’image : une adaptation à des publics très différents
Il est clair en tout cas que les deux facteurs principaux du succès de l’ouvrage, du moins dans sa forme primitive, ont été le choix de la langue vernaculaire et le grand nombre des illustrations, à quoi s’ajoute la technique très calculée de la « mise en livre », qui, comme le montre de façon minutieuse F. Barbier, rompt à beaucoup de points de vue avec la pagina médiévale. Le choix de l’allemand en premier lieu, puis du latin dans un second temps, même si le travail a été fait par Locher, mais sous la surveillance de Brant, reflète bien le personnage de Brant, citadin de deux villes proches à beaucoup de points de vue, mais aussi juriste et enseignant, membre du petit monde européen des intellectuels « humanistes », dont la langue véhiculaire était le latin. Cette double position linguistique sera également celle des réformateurs. L’ouvrage s’adresse à des citadins curieux et un peu éduqués, l’alphabétisation de la partie masculine de la population dans les principaux centres urbains européens ayant assez fortement progressé à la fin du Moyen Âge ; la version en latin était évidemment destinée au public érudit, mais elle a surtout servi de point de départ pour les traductions ultérieures en langue vernaculaire. Ajoutons que cette leçon de morale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, ressemble fort à un ensemble de prédications ; ce n’est pas un hasard si un des meilleurs amis de Brant, Geiler, en a fait plus tard le thème général d’une série de sermons. Il ne s’agit d’ailleurs nullement de réflexions théologiques, mais de religiosité appliquée au quotidien.
Des illustrations attribuées au jeune Dürer
En ce qui concerne les illustrations, elles ont été depuis longtemps attribuées en totalité ou en partie (la plupart des auteurs lui attribuent 73 ou même 76 gravures) au jeune Dürer, qui séjournait à l’époque à Bâle dans le cadre de son tour de compagnon. Les appréciations les plus récentes sont plus prudentes : s’il est probable que Dürer soit l’illustrateur d’un autre succès de l’édition bâloise, le Ritter vom Turn, cela n’implique pas obligatoirement sa participation à l’illustration du Narrenschiff, mais il y a des rapprochements stylistiques assez probants. On peut penser que ce grand nombre de gravures a pu être réalisé dans le cadre d’un travail de groupe, d’autant qu’il ne devait pas non plus y avoir un seul graveur. Toujours est-il que si le niveau de qualité esthétique est assez bon dans l’ensemble, sans atteindre celui de la Schedelsche Weltchronik parue à Nuremberg en 1493 ou même celui du Térence de Grüninger de 1496, la verve et l’inventivité de ces illustrations sont indéniables et l’humour y est bien plus accentué que dans les vers de Brant.
La Nef des fous ou le monde à l’envers : un manifeste à la veille de la Réforme
Mais tout cela n’eût pas été suffisant si le propos de Brant n’avait pas été, comme on dit, dans l’air du temps. En effet, le thème de la folie et des fous, c’est-à-dire du monde renversé (la première édition du Narrenschiff était volontairement datée du jour du carnaval), était très présent dans l’art et la littérature de l’époque. Encore faut-il préciser que le fou ici n’est pas le malade mental, mais celui qui s’élève contre l’ordre « naturel » du monde. Nombre de gens qui voyaient les changements à l’œuvre dans une société d’ordres qui paraissait immuable se posaient des questions sur le sens à donner à ce bouleversement ; par le truchement d’une satire, Brant essayait de remettre ses contemporains sur le chemin de la « raison » entendue comme retour à un « Ordo » largement mythifié, pour éviter une catastrophe eschatologique annoncée, d’où l’importance du thème de l’Antichrist (chap. 103), le faux prophète des Derniers Temps, qui gouverne le navire des fous opposé au petit nombre d’élus voguant dans la barque de saint Pierre. Tout ce qui est de l’ordre du « monde » : attachement aux biens terrestres, instincts et pulsions du corps (d’où une misogynie affirmée), désir de connaissances, d’expériences nouvelles est violemment rejeté, ce qui amène Brant, de façon paradoxale, à critiquer l’imprimerie comme dispensatrice de contenus inutiles ou nuisibles, ainsi que la volonté de découvrir le vaste monde.
Les vraies voies de la sagesse
Selon Brant, le vrai sage doit rester chez lui à examiner ses actions, mais il doit aussi avertir ses semblables, les « fous » (et Brant se compte parmi eux !), qu’ils doivent s’amender, car Dieu leur laisse le choix, sinon ils seront précipités en enfer. En réalité, l’ouvrage recèle de nombreuses contradictions, notamment parce qu’à d’autres endroits, il semble que Dieu condamne de toute façon l’homme pécheur, c’est-à-dire le « fou » qui s’écarte de l’ordre voulu par Dieu et des lois qui traduisent cet ordre dans la pratique quotidienne, d’où une série de portraits parfois savoureux des « vicieux » en tous genres. Les commentateurs ont toujours souligné les vues conservatrices de Brant, la peur de la nouveauté et corrélativement la prescience d’une fin apocalyptique du monde ; une génération plus tard, Luther et d’autres réformateurs pensaient aussi que les Derniers Temps étaient proches, mais prônaient une attitude active face à ce constat.
Des traductions contemporaines
Pour finir, un mot sur les deux traductions françaises de l’ouvrage, remarquables toutes deux, car la langue de Brant est souvent allusive, pleine de jeux de mots, d’expressions inventées par lui, etc… La traduction de Madeleine Horst (1977) comme celle de Nicole Taubes (2004) prennent inévitablement des libertés destinées à mieux faire comprendre les intentions de Brant, la seconde, parfois plus elliptique, se voulant plus proche de la langue française de l’époque de Brant.
Bibliographie
KÖNNECKER (Barbara), Sebastian Brant, Das Narrenschiff. Interpretationen, Munich, 1966.
LEFEBVRE (Joël), Les fols et la folie. Étude sur les genres du comique et la création littéraire en Allemagne pendant la Renaissance, Paris, 1968.
FINK (Gontier-Louis), (éd.), Sébastien Brant, son époque et « la Nef des fols » – Sébastian Brant, seine Zeit und das « Narrenschiff », Actes du colloque international, Strasbourg, 1994 (Collection Recherches germaniques n°5).
Sébastien Brant, 500e anniversaire de « La nef des folz » = « Das Narren Schyff », zum 500 jährigen Jubiläum des Buches von Sebastian Brant, cat. d’exposition, Bibliothèques universitaires de Bâle et Fribourg/Brisgau, Badische Landesbibliothek de Karlsruhe, BNU de Strasbourg, Bâle, 1994.
BRANT (Sébastien), La Nef des fous, Paris, 2004 (Traduction de Nicole Taubes).
BRANT (Sébastien), La nef des fous, Strasbourg, 2005 (1ère édition, 1977) (Traduction de Madeleine Horst).
BRANT (Sébastien),Das Narrenschiff. Studienausgabe (éd. par Joachim Knape), Stuttgart, 2011 (1ère édition, 2005).
ROCKENBERGER (Annika), « Albrecht Dürer, Sebastian Brant und die Holzschnitte des Narrenschiff – Erstdrucks (Basel 1494) », Gutenberg-Jahrbuch, 2011, Wiesbaden, p. 312-329.
BARBIER (Frédéric), Histoire d’un livre la « Nef des fous » de Sébastien Brant, Paris, 2018.
Notices connexes
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