Nibelungen
Le cycle des Nibelungen (Nibelungenlied) est l’un des grands monuments de la littérature médiévale allemande. Il a façonné l’imaginaire de ses lecteurs et de ses auditeurs et donne une image pertinente de la société chevaleresque, de son éthique et des rapports de forces qu’elle met en œuvre. Il est intimement lié à l’Alsace. Son auteur principal est inconnu, mais appartient vraisemblablement à la cour des Hohenstaufen : le noyau de la légende aurait été rédigé au début du XIIIe siècle, dans l’entourage de l’évêque Wolfger de Passau, protecteur de Wolfram von Eschenbach, qui transpose et enrichit Perceval en Parzifal. Composé en moyen haut allemand, fort de 2 429 strophes de quatre vers, le Lied se décompose en deux éléments, le récit des 39 aventiuren qui gravitent autour de Siegfried, dans la région du Rhin, et la « plainte », qui suit l’anéantissement des Burgondes, sur le Danube. Ses personnages apparaissent dans d’autres œuvres plus anciennes, le Waltharius (Walthari-Lied) latin et les exploits de Dietrich von Bern de même que dans des rédactions postérieures comme Der hürnen Seyfrid (Siegfried à la peau de corne), édité à douze reprises entre 1530 et 1642, notamment à Strasbourg, par Frölich, en 1550 puis Berger (1563) et à Bâle, par Schröter (1594). Des compilations manuscrites ou imprimées sont connues sous le titre Heldenbuch, à l’instar du recueil dit Strassburger Heldenbuch, composé par l’orfèvre Diebold von Hanau, vers 1480 ou de l’incunable de 1479 attribué à J. Prüss.
L’histoire de Walther, alias Gautier ou Walter d’Aquitaine remonte au Xe siècle et a pu être composée, ou copiée, par le clerc Gerald à la demande de l’évêque Erchembald de Strasbourg (965-991). Elle est également attribuée au moine Ekkehard de Saint-Gall († 973). Elle relate la fuite de Walther, qui parvient de s’enfuir de la cour d’Attila, sur le Danube, en compagnie de sa fiancée Hildegonde, après s’être emparé du trésor du roi des Huns, traverse le Rhin aux alentours de Worms et se réfugie dans un rocher des Vosges, où il affronte les onze preux lancés à sa poursuite par le roi Gunther. Le combat se solde par la mort de ses adversaires : le héros y perd la main droite, coupe la jambe de Gunther et crève l’œil de son ami Hagen puis reprend la route vers son pays natal.
Pour les spécialistes, ce poème épique juxtapose des éléments empruntés à la tradition orale et des références issues de la littérature savante, dans une stratigraphie complexe. Ses protagonistes renvoient à la fin de l’Antiquité, Burgondes fixés autour de Worms (entre 411 et 437), Wisigoths du sud-ouest, Ostrogoths d’Italie et Huns, en même temps qu’à l’époque carolingienne, puisque les premiers sont à présent identifiés aux Francs, et les derniers aux Avars et que leurs exploits s’inscrivent dans l’imaginaire chevaleresque de la « mutation féodale ». La place de l’Alsace dans ce contexte a fait l’objet de nombreux débats, sans qu’on puisse corroborer la thèse d’une origine rhénane de l’ensemble du cycle, proposée jadis par les germanistes Ernest Tonnelat et Jean Fourquet. Le sobriquet de Nibelungen qui fait écho au latin Nebulones, garnements, vauriens, serait issu de la même racine que Nebel, brouillard, et ferait allusion aux brumes de l’île de Bornholm, dans la Baltique, berceau originel des Burgondes, mais peut également se rapporter aux Francs établis à Nivelle, en Brabant. Pour autant qu’on puisse le dire, le cycle relève d’un fond commun aux peuples germaniques (y compris scandinaves, sans qu’on puisse accréditer une source nordique), et s’épanouit dans l’environnement institutionnel du Moyen Âge central, parallèlement aux chansons de geste et à la culture de cour.
Sa popularité se manifeste par un certain nombre d’occurrences toponymiques. Le doublet Brünhilde/Brunehaut, qui renvoie à l’épouse mythique du roi Gunther aussi bien qu’à la souveraine franque (547-613) est présent dans la plaine de l’Ill, à l’est Colmar pour désigner une digue, Brunehildunc, au début du XIIIe siècle, et à Herbsheim, en 1322, pour qualifier un chemin – des infrastructures qu’on rattache généralement à la seconde. Des sources attribuées à Siegfried se trouvent à Stetten en 1290 (Sifritzbrunnen) et au Mont Sainte-Odile, en 1444, de même qu’une autre source dédiée à Gunther près de Rosheim en 1311. Une colline de Kriemhilde est citée près de Tagsdorf en 1300 (Krumhelt buichel), et un Dietrichstein, sur le ban de Guebwiller en 1314. L’éponymie est également sollicitée. Le héros Hagen de Troie ou Tronje, qu’on retrouve aussi bien dans le Waltharius que dans les versions ultérieures – c’est lui qui, sur l’ordre de Brunhilde, tue Siegfried –, est à mettre en relation avec Traenheim, dans la mouvance du palais mérovingien de Kirchheim/Marlenheim comme son neveu Patafrid et le guerrier Trogus de Strasbourg. Inversement, il semble bien que la ville de Berne ait été nommée ainsi par son fondateur, Berthold IV de Zähringen, à la fin du XIIe siècle.
Cet imaginaire peut également s’exprimer par le choix des prénoms des familles nobles, Walter, omniprésent, Dietrich ou Wolfdietrich (p. ex. chez les Ratsamhausen), Siegfried (p. ex. le schultheis de Colmar Siegfried de Gundolsheim, fin XIIIe), etc., voire par les noms de chevaux (Falke, le destrier de Dietrich von Bern, dans l’écurie du château de Ferrette vers 1445).
Il est présent dans l’iconographie : un bas-relief de l’abbatiale d’Andlau figure Dietrich combattant le dragon pour libérer son ami Sintram. La même scène se retrouve en ronde-bosse à Saints-Pierre-et-Paul de Rosheim. Les effigies de Siegfried et de Kriemhilde décoraient l’hôtel de ville de Worms, non loin de la tombe du héros, fouillée sur l’ordre de l’empereur Frédéric III en 1488.
Le combat de Walter a été mis en relation avec la construction du château du Wasigenstein par des vassaux des Hohenstaufen, au milieu du XIIIe siècle. Le site correspond à la description du poème – une anfractuosité entre deux rochers – et colle avec le toponyme Waskenstein, expressément cité au § 2344 du Nibelungenlied. Les armoiries d’une branche de la famille noble éponyme sont de gueules à six mains appaumées d’argent ordonnées 3, 2, 1, et peuvent avoir été inspirées par la mutilation du héros.
Sources
La Chanson de Walther (Waltharii poesis). Traduit par Sophie ALBERT, Silvère MENELGALDO, Francine MORA, Grenoble, Université Stendhal, 2008.
Gottfried-Portal de l’Unistra, sous la dir. de Peter ANDERSEN.
Bibliographie
TONNELAT (Ernest), La Chanson des Nibelungen ; étude sur la composition et la formation du poème épique, Paris, 1926.
HOFF (François), « Waltharius au Wasigenstein : histoire d’une légende »,Bulletin de l’association châteaux forts et villes fortifiées d’Alsace, 2003.
« Uns ist in alten Mären... ». Das Nibelungenlied und seine Welt, catalogue d’exposition de la Badische Landesbibliothek et du Badisches Landesmuseum de Karlsruhe, Darmstadt, 2003.
WILSDORF (Christian), « L’Alsace et les Nibelungen », L’Alsace des mérovingiens à Léon IX, Strasbourg, 2011, p. 17-44.
Georges Bischoff