Papier, Papeterie

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Papiermühle

 

L’Alsace, terre d’apparition de l’imprimerie en Occident, appartient aussi aux premières régions du Saint Empire romain germanique à se lancer dans la fabrication de papier au cours du XVe siècle. Le développement de cette industrie s’appuie sur les besoins croissants des administrations laïques et ecclésiastiques du Rhin supérieur qui confère une certaine importance à cette activité tout au long de l’époque moderne en Alsace.

Probablement inventé en Extrême-Orient au cours du premier siècle de notre ère, le papier est diffusé dans le bassin méditerranéen durant l’expansion de la puissance musulmane. D’abord importé en Europe, les premiers moulins à papier apparaissent en Espagne au début du XIIe siècle puis en Italie durant la seconde moitié du XIIIe siècle. L’ouverture du passage par le Saint-Gothard favorise le commerce à travers les Alpes et contribue à l’apparition du papier en Alsace. Il s’agit alors d’un support d’écriture rare dont on redoute la fragilité supposée et dont le prix élevé avoisine celui du parchemin. Les documents en papier des XIIIe et XIVe siècles sont peu nombreux et ne dépassent pas la centaine de pièces dans les fonds des archives d’Alsace. Les plus anciens sont un état des biens relevant de la cour colongère de Guémar rédigé en 1300 et un acte d’aliénation par lequel Bourcard de Gueroldseck cède à Henri de Ribeaupierre, son gendre, les deux localités de Bergheim et d’Ohnenheim. Cet acte est daté du vendredi après la Saint-Georges (28 avril) de l’an 1301. L’accroissement de la culture du lin et du chanvre à la fin du XIVe siècle permet de substituer ces fibres à celles de la laine pour le linge de corps, dès lors cet amas de chiffon de fibres végétales bon marché contribue à l’essor de la fabrication de papier à un prix plus abordable. Ville commerciale de premier plan, Strasbourg devient un centre d’échange des balles de papier produite en Italie, en Lorraine, en Suisse ou dans le sud de l’Allemagne à partir de la moitié du XVe siècle. Le papier est, en particulier, vendu par des marchands tels que Conrad Decker ou la famille Gallizian, originaire du Piémont et implantée à Bâle entre 1451 et 1521.

Techniques de production et commercialisation

Les feuilles de papier, collées, séchées, lissées, étaient préparées pour l’expédition et la vente. On formait d’abord la main par la réunion de vingt-cinq feuilles pliées en deux. Vingt mains donnaient une rame, dix rames (douze selon le format et le poids) une balle. Le papier était expédié par balles, enveloppées dans une toile grossière, solidement ficelées et enfermées dans des caisses ou des cadres de bois. Aux termes d’une ordonnance du Magistrat de Strasbourg, de la seconde moitié du XVe siècle, relative aux droits d’entrée des marchandises étrangères, on payait pour une charge de papier – ein Fardel, un fardeau – composée de 27 rames, 4 deniers par rame de papier grand format, et 2 deniers par rame de papier petit format, alors que le papier d’emballage était taxé d’un schilling. Le péage pour les marchandises venant par chariot « d’au-delà des montagnes », c’est-à-dire d’Italie et de France, était de 5 schillings. Mais les papiers importés par les bateliers du Rhin ne payaient que 28 deniers par fardeau ou balle. Le prix de vente en détail variait selon les sortes et le format. En 1387, l’administrateur de Saint-Thomas de Strasbourg payait deux schillings pour un demi buch (une balle) ; en 1432, dix-huit schillings pour trois buch d’un papier grand format destiné au registre de correspondance du chapitre. De 1416 à 1475, le prix moyen du papier employé à Colmar et à Strasbourg était d’environ dix schillings.

Les besoins de l’édition manuscrite : les conciles rhénans, Constance et Bâle

Cet essor économique est favorisé par les réunions des conciles de Constance (1414-1418) et de Bâle (1431-1439), événements qui ont contribué à la circulation des idées mais aussi de leurs supports dans toute la vallée du Rhin. L’émergence du commerce du papier à Bâle coïncide véritablement avec l’ouverture du concile. En 1434, Heinrich Halbisen, riche marchand à la tête de la société commerciale éponyme, installa et fit fonctionner sur les bords du Rhin le premier moulin à papier de la ville, dans le quartier de Saint-Alban. S’il n’élabora pas directement de savoir-faire – Heinrich Halbisen était avant tout un marchand –, il profita de l’aubaine du concile et de la demande en découlant et suscita bien des vocations. La dynastie des Gallizian marqua à sa suite l’empreinte de l’histoire papetière de la ville et, à la fin du XVe siècle, douze moulins à papier y sont répertoriés, sans compter ceux situés hors les murs mais propriétés de ses bourgeois. Le papier produit dans les moulins de Bâle se taille vite une bonne réputation qui perdure les siècles suivants. Après le concile, les moulins à papier bâlois perdent passagèrement de leur activité, par suite de l’arrêt des travaux de cette assemblée et du départ massif des dignitaires ecclésiastiques et des clercs ; une nouvelle et puissante impulsion lui fut donnée par la création de l’université en 1460 et l’ouverture d’une série d’ateliers typographiques. Les Gallizian s’implantent à Ettlingen dans le pays de Bade, les Blum montent un moulin à Lörrach, les Durr s’en vont à Montbéliard. Les papetiers de Bâle ne semblent pas étrangers à la fabrication du papier en Alsace : ils s’implantent à Vieux-Thann, à Cernay ou encore à Colmar.

Strasbourg et l’imprimerie

Strasbourg fut longtemps considérée aux côtés des villes de Nuremberg ou de Ratisbonne comme l’un des premiers lieux de création d’un moulin à papier dans le Saint Empire romain germanique. En 1882, Charles Schmidt évoque la date de 1408 à partir de l’analyse d’un filigrane. D’autres recherches au cours du milieu du XIXe siècle, notamment celles de Louis Schneegans en 1858, mettent en avant l’existence d’un moulin à papier, propriété d’Andreas et de Nicolas Heilmann, à partir d’une charte datée du 13 novembre 1441, disparue depuis. Néanmoins, cette hypothèse a été remise en question, en particulier par François-Joseph Fuchs dans un article de la Revue d’Alsace de 1960. Il établit que le premier moulin à papier strasbourgeois a été construit en 1445 par Guillaume (Wilhelm) d’Altomonte, originaire d’Asti en Italie du Nord, il est aussi dénommé Guillaume de Montealto, Guillaume vom Hohenberg ou Guillaume Medicis vom Hohenberge dans les sources. La Ville de Strasbourg lui loue un terrain sis sur les terres des communs municipaux pour qu’il puisse y établir un moulin à papier. Le lieu se situe à proximité du « Rosengarten » et d’un chemin dit viehweg menant vers Schiltigheim, soit non loin de l’actuelle place de Haguenau. Pour faire tourner le moulin, Guillaume d’Altomonte obtient le droit de faire creuser, à ses frais, un canal alimenté par les eaux de la petite Aar. Sans doute pour ne pas concurrencer les moulins communaux situés près de la Tour blanche, ce moulin doit exclusivement être consacré à la fabrication du papier. Une charte de 1445 donne de nombreux détails sur la construction du moulin et les demandes de la Ville, en revanche peu de sources subsistent concernant son rendement. Malgré la présence à Strasbourg d’un approvisionnement facile et suffisant en chiffons, d’une clientèle d’imprimeurs dont l’activité est en plein essor ou de services administratifs laïcs ou ecclésiastiques demandeurs de papier, l’entreprise d’Altomonte semble en difficulté dès 1447. Il se trouve alors contraint de négocier le versement d’une rente de 8 florins avec Agnès, fille de Nicolas de Haguenau et épouse de Nicolas Heilmann, moyennent un capital de 100 florins gagés sur le moulin et ses dépendances. En 1451, l’insolvabilité d’Almonte entraîne la saisie de son moulin au profit de Nicolas Heilmann et de son épouse. Guillaume Altomonte partit à Rome en 1450 pour le jubilée, disparaît vraisemblablement durant son voyage et ne donne plus signe de vie. Heilmann obtient du Magistrat de Strasbourg l’autorisation d’exploiter le moulin à papier dans les mêmes conditions que celles de son premier propriétaire. L’entreprise fonctionne encore jusqu’en 1454, date à laquelle le Magistrat lui demande la démolition du moulin car son canal d’alimentation rendait les eaux stagnantes, provoquant des dégradations du mur d’enceinte et des moulins sis près de la Tour Blanche. Il est probable que l’exploitation du moulin du Rosengarten ne fut rentable ni pour son fondateur italien, ni pour son successeur strasbourgeois, d’où l’acceptation de cette destruction. Il faut attendre le début du XVIe siècle pour retrouver la trace d’un moulin à papier à Strasbourg, il s’agit cette fois d’une propriété directe de la Ville alimentée par un canal sur la Bruche à proximité de la Tour Blanche. Il est loué par Gabriel Schwartz désigné comme fabricant de cartes à jouer et de papier. Hans Volpis lui succède un peu plus tard, il est à son tour remplacé à partir de 1525 par Wolf Koepel. À partir de 1550, l’imprimeur Wendelin Rihel puis ses héritiers exploitent ce moulin à papier. D’autres moulins à papier ne sont pas connus à Strasbourg lors de la première moitié du XVIe siècle : la ville reste par conséquent une place importante pour l’impression des livres ou la vente de papier, mais elle ne développe pas sa production localement.

Les imprimeries strasbourgeoises favorisent aussi l’essor de moulins à papier dans le Bade ; les filigranes d’incunables de la ville produits en 1490 portent la marque héraldique de la ville de Gengenbach, où se trouvait un moulin à papier qui fut un temps loué par Hans Volpis au cours des années 1520, alors qu’il exploitait déjà le moulin de Strasbourg.

Les moulins de haute Alsace : la proximité avec Bâle

Au cours du XVe siècle, deux autres moulins à papier sont connus en Alsace : l’un à Vieux-Thann et l’autre à Cernay. À Vieux-Thann, le papetier Peter von Genf fonde son atelier en 1463, à Cernay c’est Lorentz Jörg qui exploite un moulin à papier entre 1497 et 1519. Une correspondance entre Jörg et l’imprimeur bâlois Johann Amerbach atteste de ces dates. Plus tard en 1527, le moulin de Cernay est exploité par Hans Zub puis entre 1543 et 1550 par Bernhard Mörstatt. Ces moulins disposaient de débouchés à la chancellerie d’Ensisheim ou dans les greffes des villes et communautés de la Régence autrichienne. Leurs productions partaient aussi dans les ateliers typographiques de Bâle et de Strasbourg, et dans les entrepôts des marchands strasbourgeois, d’où ils étaient acheminés vers les Pays-Bas, l’Angleterre, le nord de l’Allemagne et jusque dans les cités de la Hanse. Les entrepôts de Strasbourg, alimentés par des marchands en gros, tel Adolphe Rusch, l’imprimeur, ou Conrad Mayr, ou encore les frères Anthoni, furent les principaux fournisseurs de Koberger à Nuremberg et d’Ammerbach à Bâle. Rusch mourut en 1489. À sa place restée vacante se glissent les Ingold et les Prechter, bourgeois de Strasbourg et grands financiers.

Implantations ultérieures et difficultés rencontrées par les entreprises papetières en Alsace

En 1503, un troisième moulin est monté sur la Bruche, dans le finage de Strasbourg ; vers 1509, une lettre de Johann Amerbach atteste l’exploitation d’un moulin à papier à Erstein par un dénommé Albius. Dans son courrier, Amerbach lui demande la fourniture de 400 balles de papier. En 1513 un moulin à papier est attesté à Colmar ; un autre encore en amont de Cernay en 1546. Au sein de ces moulins, le développement de l’industrie aidant, le maître, peu à peu, dut songer à l’embauche de compagnons. Qui dit maître et compagnon, pense nécessairement à un corps de métier. Or, les archives d’Alsace ne livrent aucune trace d’une corporation de papetiers, et elles ne font pas le moindre état d’une association provinciale ou d’une confrérie créée sous le vocable d’un saint patron. De fait, les papetiers sont déliés des obligations corporatives, situation qui peut être liée à leur implantation majoritairement dans le plat pays. Mais il fallait penser à la succession et donc former des apprentis. L’apprenti devait être issu de famille honnête. Il était astreint à un apprentissage d’une durée de quatre ans. Les archives conservent pour la papeterie de Colmar le contrat d’apprentissage conclu, en 1516, devant les autorités municipales, entre maître Georges Dietz et les parents du jeune Blaise Sperlin. Aux termes de cet acte, le maître devait assurer au garçon le couvert et le gîte, et lui verser annuellement une somme de trois florins. En échange, le jeune apprenti devait à son maître obéissance et dévouement, faute de quoi il pouvait être traité publiquement de parjure. L’apprentissage terminé, il fallait faire preuve d’une parfaite connaissance du métier, en travaillant durant quinze jours dans un moulin voisin, véritable période d’examen qui était sanctionnée par la remise, à l’apprenti, de son titre de compagnon.

La crise de la guerre de Trente Ans

Cependant l’activité de ces entreprises reste relativement limitée en Alsace ; jusqu’à l’avènement des temps modernes, cette industrie est gravement concurrencée par celle des pays limitrophes, la Lorraine, la Franche-Comté, le margraviat de Bade et avant tout par Bâle dont le Kanzlei-Papier va conquérir, peu à peu, le marché allemand. Cependant, la fin du XVIe siècle et les quelques années du XVIIe précédant la guerre de Trente Ans verront encore la création de moulins à papier à Châtenois (1597), à Dinsheim (vers 1600), à Lembach (1605). Ils sont loin de connaître la prospérité des moulins du XVe siècle. Durant la guerre de Trente Ans, les vieux moulins à papier, souvent isolés, toujours situés hors des murs d’enceinte des cités fortifiées, sont pillés par les mercenaires, renversés, incendiés parfois. Les moulins de Colmar, de Dinsheim ou de Lembach ne s’en relèvent pas ; les autres végètent. Au lendemain des Traités de Westphalie, l’Alsace se reconstruit. Quelques moulins à papier renaissent ; on en crée de nouveaux, à Jungholtz ou à Kaysersberg. Mais leur production reste faible, souvent médiocre et ne peut rivaliser avec aucun des papiers étrangers.

Qualité médiocre, concurrence étrangère et marché saturé

Peloux, le secrétaire de Feydeau de Brou, intendant d’Alsace, dans un mémoire rédigé en 1735, livre un jugement sévère sur la papeterie alsacienne : « Il y a, en Alsace, écrit-il, plusieurs papeteries qui composent en tout huit moulins ; mais elles travaillent si médiocrement qu’elles ne méritent guère place dans ce mémoire. On y fabrique, cependant, annuellement dix milles rames de papiers de toutes espèces, et qui ne sert que pour les usages grossiers et communs. Il se consomme presque tou [sic] dans la province, où celuy qui s’emploie aux écritures propres se tire de Lyon, d’Auvergne, de Basle et de Fribourg. Comme ce papier, quoique gros et un peu brun, ne laisse pas que d’être fort, on s’en sert assez volontiers dans les imprimeries de cette province, où l’on imprime rarement des ouvrages qui demandent du papier fin. »

Cette situation désastreuse n’était cependant pas particulière à l’Alsace. Elle était celle de la France tout entière dont l’industrie papetière florissante au XVe siècle a été mise à mal par la révocation de l’édit de Nantes puis les guerres du règne de Louis XIV, marquées notamment par l’interdiction de l’importation de papiers français par les Provinces‑Unies, dont le papier de grande qualité se vend partout en Europe.

L’essor de la seconde moitié du XVIIIe siècle

En Alsace, quelques papeteries succombent encore, d’autres se maintiennent, réduites à exister, diminuées ; d’autres pourtant, encouragées par les pouvoirs publics, bénéficiant de leur protection, portent leurs produits à un plus haut degré de perfection. Tel est le cas notamment de la papeterie Schœpflin de Luttenbach, celle de Pasquay de Wasselonne, celles de Sainte-Croix-aux-Mines et de Sainte-Marie-de-Lorraine. Aux remarques dédaigneuses de Peloux, Jean David Oesinger, l’inspecteur des papeteries, oppose un regard plus conciliant. Il parcourt le pays, allant d’un moulin à l’autre, aidant de ses conseils, utilisant ses connaissances pour rectifier telle erreur et imposer telle amélioration. Il cherche surtout à écarter le spectre de l’asphyxie économique en s’opposant à la création de nouveaux moulins, les papeteries en activité lui paraissant, en effet, largement suffisantes pour les possibilités de la province en matières premières. Il cherche aussi à écarter les papetiers étrangers, « Saxons, Souabes, Suisses et autres, pour la plupart fortes têtes et sans discipline… qui prennent à bail des papeteries et qui n’ont pas les moyens de les exploiter ou de les entretenir seulement », mais qui profitent de leur position pour ramasser les vieux linges et les exporter clandestinement. On devait, selon lui, former les jeunes de la province à une technique à laquelle ils n’avaient pas eu accès jusqu’alors, en leur accordant des privilèges, en les envoyant, l’apprentissage terminé, « dans les pays où se fait le meilleur papier, en Hollande, etc. ». Le rapport de M. d’Aigrefeuille qui lui a succédé à l’inspection des manufactures d’Alsace est déjà plus optimiste. Les Alsaciens, selon M. d’Aigrefeuille, travaillaient aussi bien que les Bâlois, sinon mieux. « Je fus à Bâle [dit-il en juin 1771] à l’effet de connaître par moi-même l’état des papeteries établies en cette ville, et de voir les papiers qui s’y fabriquent. » C’était évidemment de l’espionnage économique. « On ne voit dans les fabriques de papier d’Alsace [dit-il encore en 1782], ni tous les vices reprochés à la méthode française, ni toutes les pratiques sages adoptées par les Hollandais. » Et M. d’Aigrefeuille dresse le tableau des moulins en activité, qui reflète véritablement l’effort de l’Intendance pour assurer à l’industrie papetière des assises solides et durables. Dans le court espace de quarante ans, elle avait fait des progrès considérables. En cette année 1782, ces moulins transforment 15 720 quintaux de chiffons. Dans vingt-quatre cuves, on puise la pâte pour 5 670 balles, en d’autres termes pour 56 700 rames ou 28 350 000 feuilles de papier.

Durant la Révolution, l’industrie du papier en Alsace connut un fort développement : les besoins en papier des services administratifs à tous les échelons favorisent alors ce mouvement. Les citoyens étaient « imposés » d’une livre de vieux linge par tête d’habitant. Les effets militaires usagés, les bandes, compresses et charpies des hôpitaux, tout était jeté sous les maillets pour toujours avoir les cuves remplies de pâte à papier. Les chiffons étaient triturés, effilochés, broyés au détriment de la qualité. Les effectifs du personnel employé par la papeterie alsacienne passent de 283 en 1782 à 350 en l’an VI (1798). La principale caractéristique de cette main-d’œuvre est alors sa qualification. Chaque moulin, petite manufacture, employait des maîtres, des plongeurs, des rabatteurs, des apprentis et des sallerans dont la rémunération oscillait entre 1,50 à 2,00 francs par jour ouvrable pour les hommes, le salaire journalier des femmes étant de 0,60 à 0,75 francs.

À l’orée du XIXe siècle, les vieux moulins alsaciens continuaient à travailler selon les méthodes ancestrales. Pourtant, une transformation radicale s’étant produite dans l’industrie papetière : l’apparition d’une machine, capable de fabriquer le papier mécaniquement, inventée par un modeste ouvrier papetier d’Essonnes, Nicolas-Louis Robert. Cette machine, munie d’une table de fabrication dotée d’une toile métallique sans fin, permet alors la fabrication du papier en continu. Associé à l’aboutissement des recherches pour répondre au problème d’approvisionnement posé par le chiffon et remplacer cette matière première par d’autres permettant de produire un papier d’aussi bonne qualité, l’industrie papetière en Alsace et ailleurs connaît par la suite, durant le XIXe siècle, de profonds bouleversements et un essor sans précédent.

Les moulins à papier en Alsace entre le XVe siècle et 1815

Alors que le mémoire de Peloux, déjà cité, fait état de huit moulins et la statistique industrielle de 1772 de dix, d’Aigrefeuille, dans son rapport de 1782, en mentionne seize. À ce nombre, Pierre Schmitt en ajoute dix-huit autres dans son article de 1960, Jean-François Fuchs y ajoute le premier moulin à papier de Strasbourg attesté en 1445. Au total, ce sont donc 34 moulins à papier qui sont recensés en Alsace avant 1815 à ce jour. Ils sont recensés ici par ordre chronologique de la première occurrence mentionnant leur présence.

Strasbourg

Moulin à papier fondé par Guillaume d’Altomonte en 1445 à proximité du Rosengarten sur un terrain loué à la Ville de Strasbourg. Le moulin passe entre les mains de Nicolas Heilmann et de son épouse en 1451 avant d’être détruit en 1454 sur demande de la Ville et contre une indemnité.

Moulin à papier, sur un canal dérivé de la Bruche. Propriété de la ville, outillé par elle et affermé en 1503 au papetier et cartier Gabriel Schwartz, puis à Hans Volpis qui l’exploite jusqu’en 1525. En 1526, le moulin est affermé à Wolf Koepfel, imprimeur, et en 1550 à Wendel Rihel dont les descendants le gardent jusqu’en 1605, date à laquelle la ville cherche à l’aliéner, sans succès d’ailleurs.

En 1676, le moulin est détruit au cours d’un incendie. Reconstruit, comme poudrerie, en 1676, il saute en 1681. Trois années plus tard, il devient martinet à cuivre. Nouveau changement de destination où le moulin devient propriété de Geoffroy Plarr.

Moulin à papier au Wacken. Construit en 1726 sur l’Aar, au lieu-dit Wacken, non loin de l’auberge appelée Zum Waldbruder, par Louis-François Rousselot, libraire et marchand de papier. Passe par héritage en 1739 entre les mains de François Le Roux, imprimeur, qui le cède à Louis Beyerle, directeur de la monnaie royale de Strasbourg. Dès lors atelier d’affinage de métaux précieux jusqu’en 1778. Transformé en moulin à garance, il fut englobé en 1827 dans les agrandissements des Tanneries Herrenschmidt.

Moulin à papier du sieur Levrault, qui fournit au ministère du Commerce à Paris des échantillons de papier. Ce moulin n’a encore pu être situé.

Vieux-Thann

Le moulin à papier situé sur la Thur, en face du couvent des Dominicaines, est construit, en 1463, par Peter von Genf (Genève). Ce moulin est capable d’alimenter les premières imprimeries de Strasbourg et de Bâle. Il est exploité successivement par les papetiers Burckard, père et fils, puis par Sontag Charles et son fils Jacques. En 1551, la papeterie est acquise par Hermann Gülferich, imprimeur-éditeur à Francfort et passe, à sa mort, survenue en 1554, entre les mains de son beau-fils, Weigand Han.

Cernay

Le moulin du bas, en aval de Cernay, sur le Mühlbach dérivé de la Thur. Cité une première fois en 1497 en même temps que son propriétaire, Jörg Lorentz, qui livre du papier à Johann Ammerbach, imprimeur bâlois et à l’officine d’Adolphe Rusch de Strasbourg. Jörg Lorentz est encore maître du moulin en 1519 : il livre du papier à Wolfgang Stockei de Leipzig.

Successeurs : Hans Zub (1527) ; Bernard Mörstatt (1543-1550) qui eut comme exploitant Hans Blum ; Hermann Gülferich, imprimeur-éditeur de Francfort et son beau-fils Weigand Han (1550-1556) ; Claude Baga et son fils du même nom (1556-1607) ; Hans During (1607-1620) ; les héritiers de Nicolas de Turckheim (1620-1632).

Après avoir souffert pendant la guerre de Trente Ans, le moulin est renfloué en 1639 par la famille Hérissé, suisse d’origine. Sontag Hérissé ; Louis Hérissé (1666-1690) ; Pierre Hérissé (1690-1745) ; François-Joseph Jacquet (1745-1750) ; Ours Obrist (1750), co-propriétaire avec Jérôme Blum, Martin Moser et Gaspard Ihler. Vers la fin du XVIIIe siècle, le moulin est transformé en fabrique d’impression sur tissus (Eck-Schwartz et Cie).

Le moulin du haut. Créé en 1543 par Walter Kuntz qui l’exploite jusqu’en 1570. Il eut comme successeurs son fils Mathieu (1571-1611) et son petit-fils Jean-Georges (1611-1621). Loué en 1618, pour trois ans, à Michel Mergen de Zurich, le moulin fut vendu en 1621 à Gallus et Claus Meyer de Ribeauvillé. Arrêté pendant la guerre de Trente Ans, il se trouve, vers 1690, entre les mains de Martin et de Séverin Meyer. Successeurs : Pierre Meyer (1704-1739), Jacques Meyer (1739-1748), Ours Obrist (1748-1761), Emmanuel Heusler de Bâle (1761-1772), Jean Thiebaud Mambré (avec Joseph Huchel et Monin comme associés) (1772-1777), Jean-Georges et Joseph-Siegfried Faelmae (1777-1779), Gaspard Oehl et ses fils (1780-1846).

Moulin de Hans Blum, en aval de Cernay. Année de la création inconnue. Cesse son activité avec la mort du papetier en 1543. Son nom nous est connu par une procédure introduite au tribunal de Francfort en avril 1544.

Erstein

En 1509, un certain Albius d’Erstein fournissait du papier d’impression à Johann Ammerbach. Aucun autre renseignement sur son moulin.

Colmar

La papeterie est issue d’un vieux moulin à grain, appelé « Uff-mühle » appartenant aux Dominicaines d’Unterlinden. Créé vers 1512, incendié en 1632.

Châtenois (Bas-Rhin)

Moulin à papier sis sur la Lièpvrette, au lieu-dit Bois L’Abbesse. Ancienne scierie, transformée en 1595 par son propriétaire François Rengli. Reste dans cette famille jusqu’en 1755. Exploitants : Jacques Greder (1751) ; Isaac Braguer (1755). Passe à cette époque entre les mains d’une famille Meyer qui l’exploite encore en l’an VII. Appartient, en 1846, à un certain Hatterer.

L’ancienne Weyerlucksmühle, appartenant au château de Weversbourg, à 4 km de Scherwiller et 3 km de Châtenois, à l’entrée du Val de Lièpvre. Apparaît en 1782 comme papeterie exploitée par Joseph Danner. Il existe encore en l’an XIII.

Troisième moulin à papier, sans que sa situation puisse être exactement définie. Cité en 1751 comme propriété du sieur Weinemer, avocat au Conseil souverain d’Alsace. Exploitants : Jean-Georges Gerster, sous-locataire : Jean-Georges Imler. En 1755, entre les mains de Jean Gratz, d’Ebersmunster, Jacques Muller étant l’exploitant. Est par la suite transformé en huilerie.

Enfin, un quatrième battoir, construit pendant la Révolution, tout près de la Weyerlucksmühle, aux citoyens Charmet et Comte, de Sélestat, le premier rentier, le second imprimeur.

Dinsheim

Construit peu après 1600, par Hans Schumacher, sur la Bruche, en amont du village. Abandonné rapidement, il est renfloué par un certain Jean Grossier (1620), dont les descendants l’ont exploité jusqu’à la fin du siècle. Vendu par Sabine Denninger, veuve de Nicolas Grossier, en 1710, à Jean-Christophe Mader, de Strasbourg qui, dès 1712, cède le moulin, déjà ruiné, à Jean Ferry, prévôt de Schirmeck.

Lembach

Peu de renseignements sur ce moulin construit en 1605, avec l’autorisation des nobles de Fleckenstein. Voici quelques noms de papetiers relevés dans les registres paroissiaux : Jean, d’origine lorraine ; Jean-Georges During, Jean et Georges Datt, Mathis Datt (1615) ; Ambroise Franck (1617) ; Hans Walter et Thomas Fischer, Antoine d’Ulm, Georges Eberlin (1647) ; Daniel Emmerich (1649) ; Jean- Henri Kuhling (1659).

Sainte-Marie-aux-Mines

Moulin à papier situé sur la Liverselle « alors séparatif des provinces d’Alsace et de Lorraine ». Créé en 1699 par un dénommé Ferrand, procureur de la prévôté. Est exploité en 1748 par Nicolas Lamouche, son beau-frère, avocat à la Cour souveraine de Lorraine et de Barrois, qui le possède par moitié. En 1765, le moulin est vendu à Jean-Dominique Vautrinot qui convertit la papeterie en huilerie.

Turckheim

Créé en 1713 par la transformation du moulin inférieur de la seigneurie du Haut-Landsberg appartenant au baron de Redwitz. Cédé à titre d’emphytéose à Séverin Meyer, papetier, qui avait appris son art au moulin paternel de Cernay. Il meurt le 3 mars 1725, laissant à sa femme la lourde tâche de continuer l’exploitation. Son fils, Séverin II lui succédera en 1728. En 1737, le moulin se trouve entre les mains de Jean Gambs, de Colmar. Vendu à David Wetzel, de Colmar, en 1738, puis à Jean-Frédéric Schœpflin en 1749 qui eut comme successeurs Jean-Dietrich Fahlmer (1761-1762), Cornélius-Jacques Weyher (1762-1776) et Chrétien-Louis Weyher (1776- 1798). Le 14 mai 1798, le moulin est acquis par Ignace Schwindenhammer dans la famille duquel il est resté pour devenir la puissante manufacture que l’on connaît.

Wasselonne

À 2 km en amont de la ville, à l’endroit où la Mossig reçoit les eaux de Kronthalbach. La papeterie est composée de deux moulins. Elle est créée par Benjamin Bury en 1716. Son fils lui succède en 1735 puis ses descendants : les Pasquay qui restent à la tête de l’entreprisse durant le XIXe siècle.

Kaysersberg

Moulin à papier situé au lieu-dit « im Flie », construit en 1727 par un nommé Antoine-Joseph Zeiger, natif de Hattstatt. N’a tourné qu’une dizaine d’années : le battoir fut en effet vendu à la demande des créanciers, en 1737. Repris par Paul Greder qui l’exploita en 1751, il fut vendu en 1755 à Joseph Denny et transformé en huilerie.

Papeterie « im Froeschengraebel », ancien foulon ayant appartenu à Jean-Jacques Schiélé d’Ammerschwihr, vendu en 1654 à Mathias Huffel, Stettmeister. Transformé en moulin à papier et affermé à Joseph Denny en 1751 par la veuve de Mathias Huffel, Marie Barbe Karcher, qui a épousé en secondes noces Joseph Petit, capitaine réformé du Royal suédois. Nouveau bail avec le papetier Jean Ringenbach en 1782. Est à nouveau exploité par les Denny en 1799. Moulin à papier « auf der Leidschweide », créé par Jean Denny, sur la rive gauche du « Walhbaechel » ou « Schleifbaechel », près de la Porte des Pucelles, en 1775-1776. Était encore exploité en 1782 et en 1799.

Petit moulin à papier, situation imprécise, exploité par la veuve de Jean Denny, en 1782, et son fils en 1799.

Roppentzwiller

Fondé en 1737 sur la Fecht par Emmanuel Stickelberger, sujet suisse. En 1751, le moulin est cédé à Gaspard Oehl, papetier, originaire de Kienbach (Wurtemberg). Il l’exploite encore en 1772 en association avec Jean Oehl, qui en devint seul propriétaire à cette époque. En l’an V, il est acheté par Jean-Jacques Turneysen, imprimeur et libraire à Bâle, des mains duquel il passe entre celles de Jean Zuber, fabricant de papiers peints à Rixheim. En 1845, tout le matériel, de même que les ouvriers spécialisés furent transférés à l’usine nouvellement créée à l’Île Napoléon. La papeterie de Roppentzwiller, louée à l’entreprise Schlumberger-Steiner, se transforma en un tissage mécanique.

Luttenbach

Créé en 1741 par Jean-Frédéric Schœpflin. Passe vers 1780 entre les mains de la famille Kiener qui l’exploite jusqu’en 1894. Converti en tissage par M. Immer.

Niederbronn

Moulin de Wasenbourg, sur le Falkensteinerbach, près de la chapelle du même nom. Créé vers 1747 par un certain Immler, auquel succède vers 1766 son gendre, Ignace Schmidt. Le moulin, qui est une emphytéose des nobles de Gayling, reste entre les mains des descendants d’Ignace Schmidt jusqu’en 1867, où il fut détruit par le feu et remplacé par une scierie.

Moulin sur le Falkensteinerbach (ou Niederbronnbach). Créé vers 1751 par Grégoire Blum, il reste entre les mains de ses descendants jusque vers 1860.

Moulin à papier au lieu-dit « Lisklamme », sur le Falkensteinerbach. Créé en 1757 par François-Grégoire Blum, dont un fils, Mathieu, l’exploite encore en 1804.

Deuxième moulin à papier au lieu-dit « Lisklamme » légèrement en amont du précédent. Créé vers 1760 par le papetier Staedel. Passe entre les mains de la famille Wild qui l’exploite encore en 1812.

Sainte-Croix-aux-mines

Papeterie importante, créée vers le milieu du XVIIIe siècle par François-Joseph Picquet, avocat au Conseil souverain d’Alsace, demeurant à Molsheim. Passe en 1756 entre les mains de C.-F. De Chanassin, C. Guédon et Gonant et, vers 1779, entre celles de Collombel, capitaine de Dragons retiré. Subito y commanda 4 800 rames de papier pour l’édition de Kehl des œuvres de Voltaire. La papeterie semble avoir été transformée en fabrique d’indiennes vers la fin du XVIIIe siècle.

Oberbronn

Un plan du finage d’Oberbronn, du XVIIIe siècle, mentionne la « Kastanienmühle », située sur un petit cours d’eau appelé Luterbach. A été transformée en moulin à papier, mais n’a travaillé que très peu de temps.

La Wantzenau

Moulin à papier de Louis-François Rousselot, libraire et marchand de papier. Devenu inutilisable faute d’eau suffisante, il est démoli vers 1726 et les matériaux ont été employés pour la construction du moulin à papier du « Wacken » (Strasbourg).

Reichshoffen

Moulin de Wohlfahrtshofen, sur le Schwartzbach, près de la chapelle du même nom. Création de François-Grégoire Blum, vers 1757. Reste dans sa famille jusque vers 1866. Devient propriété des comtes de Leusse après avoir appartenu à la famille de Turckheim.

Moulin de Windstein, situé sur le Schwartzbach, au pied de la colline que couronne le château du même nom. Aucun renseignement sur cette petite usine qui a travaillé dans la première moitié du XVIIIe siècle. Son existence, connue par tradition orale, est prouvée par les milliers de boutons d’habits qu’on trouve à Windstein, qui proviennent évidemment des chiffons du délissage.

Munster

Moulin sur la Fecht, appartenant en 1782 à François Hodel et Jean Graff. Sa situation n’a pu être fixée avec précision. Deux petits moulins, sis sur un canal, creusé en 1722 par Jean-Ulrich Goll, stettmestre de Colmar, pour l’exploitation de ses trois martinets, entre les lieux-dits « Nagelstall » et « Leymel ».

Le martinet du haut, après avoir changé plusieurs fois de propriétaire, est acquis en 1800 par Jean Hodel de Turckheim. Après s’être associé avec Jean-Martin Jaeglin, il le transforme en papeterie, mais se voit promptement écarté des affaires par son associé qui en devient seul propriétaire en l’an XI. Le moulin est exploité jusqu’au 9 janvier 1844.

Le martinet du milieu fut vendu en 1803 à un certain Guillaume Schrick, commerçant à Colmar qui le transforme en papeterie. Après sa mort, la papeterie est exploitée par son gendre Jean-Daniel Kargès jusqu’en 1815, puis convertie en filature.

Molsheim

Vieux moulin communal, affermé à Frédéric Strohmeyer qui vend ses droits à Antoine Rebhun, de Molsheim. Rebhun le transforme en moulin à papier comme en font foi les papiers filigranés à son nom, en 1800.

Bibliographie

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Fuchs (François-Joseph), « Le plus ancien moulin à papier de Strasbourg », RA, 101, 1962, p. 102-105. URL : https://www.numistral.fr/ark:/12148/bpt6k94069653/f109.item.

Bourgeois (David), « Commerce et industrie dans le Rhin supérieur entre la fin du Moyen Âge et le milieu du XVIe siècle », RA, 147, 2021, p. 79-101, consulté le 15 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/alsace/5039.

Schultz (Sandra), Papierherstellung im deutschen Südwesten: Ein neues Gewerbe im späten Mittelalter, Berlin-Boston, 2018, consulté le 15 janvier 2023. JSTOR, URL : http://www.jstor.org/stable/j.ctvbkjt8c.

Notices annexes

Bâle (concile de)

Écriture

Gazettes

Images ; Imprimerie

Librairie

Jérôme Schweitzer