Milice bourgeoise
Milice urbaine, Bürgerwehr
La milice bourgeoise, Bürgerwehr, constitue la force armée d’une ville. Elle doit en assurer la défense passive, ou active, à l’extérieur et le maintien de l’ordre public. Les milices des grandes villes sont des atouts essentiels de la puissance et de l’influence de leurs villes. En 1262, à Hausbergen, la milice de Strasbourg met en déroute l’ost des chevaliers levée par l’évêque Walter de Geroldseck, comprenant trois cents cavaliers et quelques milliers de fantassins : pour la première fois, au nord des Alpes, une milice urbaine défait la chevalerie.
Sommaire
Le service militaire et son organisation
Dans toutes les villes, les bourgeois doivent le service militaire et participent à la défense de la cité, et ces devoirs sont rappelés lors de leur prestation de serment.
La force armée de Strasbourg
L’organisation militaire de Strasbourg a été dès le XIIIe siècle très développée, comme on le voit par la victoire de Hausbergen. Le contingent mis sur pied en 1363 contre les Anglais compte 3 000 fantassins, 1200 cavaliers, 600 arbalétriers, soit 4 800 hommes.
La majorité de la milice de Strasbourg est constituée de bourgeois habitant la ville ou les bailliages ruraux. Initialement, les patriciens (constofler) constituent la majorité des cavaliers, puis les corporations les dépassent au cours du XVe siècle tout en fournissant la grande majorité des miliciens à pied. L’unité militaire de base était la constafel et la corporation. Chacune formait un détachement sous les ordres d’un capitaine, qui l’amenait en cas de réquisition au lieu de rassemblement général, bannière en tête. L’unité de combat de la cavalerie était la lance (Glefe), appelée aussi heaume (Helm). Elle comprenait un chevalier lourdement armé et cuirassé, entouré de deux ou trois cavaliers plus légers, éventuellement un archer. Toute « lance » comportait donc au moins trois combattants à cheval. Assez nombreux cependant étaient les cavaliers seuls, appelés Einspänniger. L’infanterie dispose de chars de transport. Tout bourgeois devait s’armer et s’équiper à ses propres frais. Les « Trois de l’écurie » veillaient au parfait état des chevaux, en interdisant le prêt ou la vente ; en temps de guerre, le propriétaire ne pouvait utiliser son cheval hors les murs sans autorisation spéciale. De leur côté, les maîtres des corporations effectuaient périodiquement des revues d’armes, d’équipement et de matériel.
Les milices urbaines de Mulhouse
Au moment de leur désignation, le porte-bannière de Mulhouse et sa garde doivent prêter serment de mourir plutôt que d’abandonner la bannière de la ville (Mœder, p. 129). En fonction de son importance, chaque corporation délègue un certain nombre de ses membres que le Magistrat appelle pour la défense des remparts en cas de besoin. Chaque homme est sensé connaître son affectation. Ainsi, au XIVe siècle, le périmètre de l’enceinte de la ville de Mulhouse est divisé en six secteurs attribués à chacune des six tribus de la ville. La milice se rassemble en armes devant l’étal du poissonnier au centre de la cité. La milice reçoit ses ordres du Magistrat qui lui affecte des locaux comme un corps de garde et un arsenal, et en assure l’entretien. Les Mulhousiens sont tenus d’acquérir l’équipement nécessaire au combat (Mœder, p. 128-129). L’organisation militaire semble efficace et relativement économique parce qu’elle repose sur des bourgeois qui participent activement à son fonctionnement : ils assurent la garde des remparts, les rondes de police et, le cas échéant, des expéditions militaires (Rapp, p. 382).
Pendant les périodes de paix, la milice intervient surtout en cas d’incendie, d’épidémies, d’émeutes etsurtout lors des entrées solennelles des souverains ou de grands personnages. Les membres de la milice bourgeoise effectuent le guet, des rondes de nuit et la garde des portes de la ville. Ces gardes ne sont normalement pas rémunérées, mais plusieurs villes emploient aussi des miliciens rétribués et pourvus de quelques exemptions de droits municipaux. Aux XIVe et XVe siècles, les bourgeois de Colmar forment une solide milice composée des membres des corporations. Chaque bourgeois possède un armement prescrit. Les membres de la milice s’entraînent habituellement dans des sociétés de tir à l’arbalète puis à l’arquebuse.
Les armes spéciales : arbalètes, artillerie
Les armes à feu avaient fait leur apparition à Nuremberg vers 1350, et c’est là probablement que Strasbourg acheta ses premières couleuvrines, d’abord défensives. Puis la ville développe sa propre production (voir : Artillerie). En réalité, l’artillerie n’eut au XVe siècle qu’une efficacité limitée, surtout psychologique, même quand les boulets de métal, remplacent les boulets de pierre.
Les compagnies d’arbalétriers se multiplièrent, organisant des concours de tir dans diverses villes, à Strasbourg aussi (1442, 1449, 1456,1472). Cependant, dans la seconde moitié du XVe siècle, une arme à feu nouvelle, l’arquebuse ou « canon à main » (Handbüchse), se répandit rapidement. Il semble que trois cents arquebusiers, partis de Strasbourg, aient participé à la bataille de Nancy. L’effort accompli par Strasbourg pour se pourvoir d’armes à feu ressort d’un relevé effectué pendant les guerres de Bourgogne : en 1476, la ville disposait de 585 pièces, dont 55 couleuvrines, 63 pierriers, 40 canons fixés sur étaux et 427 arquebuses.
Les mercenaires
Très tôt, les villes de Strasbourg et de Mulhouse engagent des mercenaires, qui semblent jouer le rôle de troupes d’élite. Ils sont chargés d’effectuer des missions spéciales, comme la traque de bandits ou la garde des emplacements stratégiques des murailles (Le Berre). Au XVe siècle, leur recrutement s’avère indispensable du fait du manque de discipline et d’entraînement des miliciens strasbourgeois. « Pendant les années de crise, Strasbourg fut un marché que la main d’œuvre militaire en quête d’emploi fréquente volontiers. » (Rapp, p. 401). Pourtant, l’engagement de mercenaires aguerris coûte très cher, mais le recours aux soldats de métier devient parfois indispensable. « Naguère les républiques urbaines mobilisaient assez de monde pour affronter et défaire l’ost d’un seigneur féodal. Maintenant, elles redoutaient les batailles rangées car leurs miliciens y étaientsubmergés par le nombre des ennemis. » (Rapp, p. 379).
Une armée au service d’une politique extérieure d’alliances et de coalitions
À l’origine, les milices urbaines se bornent à la défense des remparts, et les villes se contentent de participer aux guerres féodales qui reviennent pratiquement tous les ans. Mais à partir de la fin du XIIIe siècle, le plus souvent au sein d’alliances (Ligues de villes d’Empire, de princes et villes), ou dans le cadre des décisions collectives des États de l’Alsace, délibérations des Landstände (Landesrettungen), elles mobilisent leurs contingents (voir : États de l’Alsace, Landstände, Landsrettungen), déploient de véritables interventions armées et mettent sur pied des expéditions militaires. Après 1392, Strasbourg met sur pied des corps expéditionnaires de plusieurs centaines d’hommes pourvus d’artillerie et entreprend des raids, d’abord d’une journée, puis de plusieurs jours, qui toutefois n’avaient qu’un rayon d’action limité, inférieur à une quarantaine de kilomètres. Par contre, durant les guerres de Bourgogne, Strasbourg fut en mesure d’organiser des campagnes lointaines, en Lorraine, en Franche-Comté, en Suisse, comptant parfois plusieurs milliers d’hommes traînant un lourd matériel, assurés de recevoir du ravitaillement et des renforts aux lieux d’étape, de percevoir leur solde et soumis à une stricte discipline ; les chefs informaient régulièrement la ville des opérations et en recevaient des instructions par courriers.
Les guerres de Bourgogne
Lors des guerres de Bourgogne de 1473 à 1477, Strasbourg, Colmar, Sélestat, Mulhouse et Bâle s’unissent aux cantons suisses face aux ambitions de Charles le Téméraire. Strasbourg entretient trois contingents de plusieurs centaines d’hommes. Cependant, les milices strasbourgeoises se montrent fort inefficaces. À deux reprises, à Blâmont et en Lorraine, les troupes se mutinent et décident de rentrer, exaspérées par la longueur de la campagne. En 1475, la milice de Strasbourg n’est plus assez nombreuse ni suffisamment armée, le Magistrat doit faire appel aux « gens de la campagne » pour renforcer les effectifs de la milice urbaine. Strasbourg fait alors la pénible expérience de sa faiblesse militaire. Le rôle de la milice se borne désormais à la garde des remparts et la ville de Strasbourg adopte une stratégie défensive en perfectionnant ses fortifications. La milice strasbourgeoise n’était qu’une « garde nationale » tout juste bonne à jouer les sentinelles (Rapp, p. 417).
Les guerres d’Italie
Alliée aux cantons suisses, la ville de Mulhouse envoie des contingents de sa milice lors des guerresd’Italie au début du XVIe siècle. Vingt hommes sont incorporés aux troupes bâloises qui prennent Pavie le 18 juin 1512. Dix Mulhousiens combattent à la bataille de Novare en 1513. Cent combattants mulhousiens affrontent les troupes françaises à Marignan le 13 septembre 1515. De nouvelles troupes sont envoyées en Lombardie en 1522 et 1523 (Mœder, p. 129). En 1545, le grand bailli impérial dresse la liste des forces disponibles en cas de conflit avec le roi de France. La milice colmarienne mobilise 256 hallebardiers, 377 piquiers, 146 arquebusiers et 16 hommes maniant la grande épée de combat. En 1574, l’artillerie des fortifications colmariennes nécessite à elle seule 116 hommes. Le service de la garde relève également de la milice bourgeoise, assurée à tour de rôle par plusieurs patrouilles (AMC EE 19 et 278, Dictionnaire historique de Colmar).
La guerre de Trente Ans
Les milices bourgeoises de Colmar, Mulhouse et de Strasbourg sont renforcées pendant la guerre de Trente Ans mais la ville de Strasbourg préfère finalement confier sa protection à des mercenaires. On craint le manque d’efficacité de la milice et l’on déplore son indiscipline. La milice mulhousienne est renforcée par des contingents de Zurich, Berne et Bâle, dont l’alliance se montre suffisamment dissuasive pour garantir la neutralité de la cité.
À partir du XVIIe siècle, avec le développement de l’artillerie, les milices bourgeoises voient leur rôle militaire se réduire à des tâches auxiliaires de surveillance ou de parades lors des cérémonies publiques comme le serment annuel des Magistrats ou les processions solennelles. On leur donne parfois un bel uniforme comme à Saverne où, en 1665, la compagnie bourgeoise est réorganisée, chaque membre devait porter un chapeau et un habit rouge (Reuss, p. 351).
Les milices sont encore convoquées parfois pour des exercices de tir comme dans le comté de Belfort en 1662 (Reuss, p. 351), mais on ne les emploie plus, ni pour un service militaire, ni même pour un service d’ordre et de police. « Elles n’avaient plus de raison d’être en un temps d’armées de mercenaires ou d’armées permanentes contre lesquelles elles n’avaient pu protéger le pays à aucun moment de son histoire plus récente. » (Reuss, p. 352).
La dernière session des États de l’Alsace
La dernière tentative, avortée, de mettre sur pied une coalition des villes et de leurs milices est envisagée par les Etats de Basse Alsace réunis en diète provinciale à Strasbourg le 14 décembre 1672. Ils envisagent alors de mettre sur pied un corps de troupes pour empêcher les méfaits et les pillages des groupesqui parcourent le pays et menacent les pauvres paysans. Cette initiative n’est finalement pas réalisée dans une province où l’autorité du roi de France s’affirme nettement. La maréchaussée est alors chargée de veiller à la sécurité des grands chemins.
La suppression des milices urbaines
La suppression des milices urbaines
Avec la conquête française, les milices bourgeoises sont supprimées dans les anciennes cités impériales. Ainsi, à la suite du coup de force militaire contre Colmar le 29 août 1673, les bourgeois doivent livrer leurs armes. L’armement de l’arsenal stupéfie les Français par son importance : on dénombre 96 canons, 50 mortiers, 600 arquebuses, 4000 mousquets, plus d’un millier de piques. Toutes ces armes sont immédiatement confisquées et transportées à Brisach. De même, à Strasbourg, la milice bourgeoise est dissoute en 1681 lorsque le gouverneur de Chamilly défend aux bourgeois de détenir des armes.
Ailleurs, dans les petites cités alsaciennes, les milices urbaines ont pu subsister, mais leur rôle n’est plus très important, ni même honorifique. Au XVIIIe siècle, la participation à la milice bourgeoise est déconsidérée et les bourgeois cherchent à obtenir des exemptions. À l’instar du reste du royaume, les milices bourgeoises sont chargées de faire respecter les ordonnances municipales, elles participent à la lutte contre les incendies, à l’organisation de cordons sanitaires, aux cérémonies publiques. Le service de sécurité est attribué à de simples gardes, souvent des anciens soldats.
De la milice urbaine à la garde nationale
Dans l’ensemble, les villes sont demeurées longtemps attachées à leurs milices parce que celles-ci étaient peu coûteuses à entretenir, elles justifiaient leurs privilèges et permettaient d’affirmer leur autonomie. Les milices bourgeoises constituaient donc une des expressions des oligarchies municipales et l’autonomie des cités. En les abolissant, lors de sa conquête de l’Alsace, Louis XIV met fin à des groupes armés de faible valeur militaire, mais surtout impose son autorité exclusive et incontestable. La dernière manifestation d’une milice bourgeoise, forte de 230 hommes, se déroule le 15 mars 1798 à Mulhouse lors de la cérémonie marquant la réunion de la ville à la France.
La milice urbaine renaît en 1789 sous le nom de Garde nationale.
Bibliographie
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MARTIN (Paul), Das Wehrwesen der Freien Stadt Strassburg im 14. Jahrhundert, Thèse ronéo, 1943.
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DOLLINGER (Philippe), Histoire de Strasbourg, t. 2., Strasbourg, 1981.
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LE BERRE (Gilles), L’organisation d’une armée communale au XVe siècle : l’exemple de Strasbourg, Paris, Position de thèse de l’Ecole des Chartes, 2015.
Notices connexes
États provinciaux de Haute-Alsace
Philippe Jéhin