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Dans une Alsace, région aux statuts politiques changeants, de forte démographie, de petites exploitations paysannes, d’émigration abondante (voir&nbsp;:&nbsp;[[Émigration|Émigration]]) et de recrutement militaire important, la «&nbsp;nostalgie&nbsp;» ou «&nbsp;''Heimweh&nbsp;''», prend une place marquante dans les sensibilités populaires, à partir du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle. Elle est renforcée par l’essor du piétisme et le réveil de la culture allemande en Alsace ([[Cercle|cercles]] littéraires de philanthropes strasbourgeois, colmariens, mulhousiens), de la fin du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle. &nbsp;
 
Dans une Alsace, région aux statuts politiques changeants, de forte démographie, de petites exploitations paysannes, d’émigration abondante (voir&nbsp;:&nbsp;[[Émigration|Émigration]]) et de recrutement militaire important, la «&nbsp;nostalgie&nbsp;» ou «&nbsp;''Heimweh&nbsp;''», prend une place marquante dans les sensibilités populaires, à partir du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle. Elle est renforcée par l’essor du piétisme et le réveil de la culture allemande en Alsace ([[Cercle|cercles]] littéraires de philanthropes strasbourgeois, colmariens, mulhousiens), de la fin du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle. &nbsp;
  
Le mot ''Heimwe'', ''Heimweh'', nostalgie ou «&nbsp;mal du pays&nbsp;» apparaît dans les parlers alémaniques vers le milieu du XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle (''Elsässisches Wörterbuch''). Mais en&nbsp;1688, le jeune Mulhousien Johannes Hofer, étudiant en médecine à l’Université de [[Bâle]], soutient une thèse avec pour titre «&nbsp;''Dissertatio medica de nostalgia, oder Heimwehe''&nbsp;». Il y fait une description complète de ce qui était une affection, «&nbsp;transformant comme l’écrira Starobinski, un phénomène émotionnel en phénomène médical&nbsp;». La maladie, nourrie par la nostalgie du pays natal, comprend anxiété, fièvre, tristesse ininterrompue, faiblesse accentuée, perte d’appétit, etc. pouvant conduire à la mort. Outre les remèdes médicaux –saignées, purges&nbsp;– il fallait distraire le patient, mais surtout lui faire miroiter la perspective du retour prochain au pays natal (''Heim'', ''Heimat''). Cette maladie était spécialement répandue dans les rangs des compagnies de [[Mercenaires|mercenaires]] suisses (qui comprenaient une bonne part d’Alsaciens). Popularisée par les professeurs de médecine suisses, puis par des facultés françaises, elle fait son entrée dans les ''Réflexions critiques ''de Dubos, et on en retrouve une définition dans l’''Encyclopédie'' de Diderot, où elle est décrite sous l’entrée ''hemvé ''ou «&nbsp;maladie du pays&nbsp;». «&nbsp;Ce violent désir de retourner chez soi, n’est autre chose qu’un instinct de la nature, qui nous avertit que l’air où nous nous trouvons n’est pas aussi convenable que l’air natal pour lequel nous soupirons et que nous envisageons secrètement comme le remède à notre malaise et à notre ennui.&nbsp;» (''Encyclopédie'', t.&nbsp;8, p.&nbsp;130). La réglementation des régiments suisses interdisait que l’on joue des chants populaires suisses, pour éviter des accès de ''Heimweh''. &nbsp;
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Le mot ''Heimwe'', ''Heimweh'', nostalgie ou «&nbsp;mal du pays&nbsp;» apparaît dans les parlers alémaniques vers le milieu du XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle (''Elsässisches Wörterbuch''). Mais en&nbsp;1688, le jeune Mulhousien Johannes Hofer, étudiant en médecine à l’Université de [[Bâle|Bâle]], soutient une thèse avec pour titre «&nbsp;''Dissertatio medica de nostalgia, oder Heimwehe''&nbsp;». Il y fait une description complète de ce qui était une affection, «&nbsp;transformant comme l’écrira Starobinski, un phénomène émotionnel en phénomène médical&nbsp;». La maladie, nourrie par la nostalgie du pays natal, comprend anxiété, fièvre, tristesse ininterrompue, faiblesse accentuée, perte d’appétit, etc. pouvant conduire à la mort. Outre les remèdes médicaux –saignées, purges&nbsp;– il fallait distraire le patient, mais surtout lui faire miroiter la perspective du retour prochain au pays natal (''Heim'', ''Heimat''). Cette maladie était spécialement répandue dans les rangs des compagnies de [[Mercenaires|mercenaires]] suisses (qui comprenaient une bonne part d’Alsaciens). Popularisée par les professeurs de médecine suisses, puis par des facultés françaises, elle fait son entrée dans les ''Réflexions critiques ''de Dubos, et on en retrouve une définition dans l’''Encyclopédie'' de Diderot, où elle est décrite sous l’entrée ''hemvé ''ou «&nbsp;maladie du pays&nbsp;». «&nbsp;Ce violent désir de retourner chez soi, n’est autre chose qu’un instinct de la nature, qui nous avertit que l’air où nous nous trouvons n’est pas aussi convenable que l’air natal pour lequel nous soupirons et que nous envisageons secrètement comme le remède à notre malaise et à notre ennui.&nbsp;» (''Encyclopédie'', t.&nbsp;8, p.&nbsp;130). La réglementation des régiments suisses interdisait que l’on joue des chants populaires suisses, pour éviter des accès de ''Heimweh''. &nbsp;
  
Le «&nbsp;mal du pays&nbsp;» des Suisses au service du roi de France a été évoqué dans de nombreuses publications du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, notamment dans le ''Dictionnaire de Musique'' de Jean-Jacques Rousseau (1767, p.&nbsp;317) qui le met en rapport avec le «&nbsp;ranz des vaches&nbsp;», «&nbsp;''Kuhreihen&nbsp;''», une mélodie utilisée dans les alpages pour rassembler les troupeaux. «&nbsp;Cet air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisoit fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendoient tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays. On chercheroit en vain dans cet air les accens énergiques capables de produire de si étonnans effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs, de milles circonstances qui, retracées par cet air à ceux qui l’entendent et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse & toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La [[Musique|musique]] alors n’agit point précisément comme musique, mais comme signe mémoratif.&nbsp;» &nbsp;
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Le «&nbsp;mal du pays&nbsp;» des Suisses au service du roi de France a été évoqué dans de nombreuses publications du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, notamment dans le ''Dictionnaire de Musique'' de Jean-Jacques Rousseau (1767, p.&nbsp;317) qui le met en rapport avec le «&nbsp;ranz des vaches&nbsp;», «&nbsp;''Kuhreihen&nbsp;''», une mélodie utilisée dans les alpages pour rassembler les troupeaux. «&nbsp;Cet air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisoit fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendoient tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays. On chercheroit en vain dans cet air les accens énergiques capables de produire de si étonnans effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs, de milles circonstances qui, retracées par cet air à ceux qui l’entendent et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse & toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La [[Musique_en_Alsace_(XVIe-XVIIIe_siècles)|musique]] alors n’agit point précisément comme musique, mais comme signe mémoratif.&nbsp;» &nbsp;
  
 
Ces propos sont illustrés par une chanson dont le premier vers ''Zu Straßburg auf der Schanz'', «&nbsp;à Strasbourg, sur le bastion&nbsp;», lui a valu le titre de ''Déserteur'', en préfigurant, de loin, le succès de son homonyme composé par Boris Vian en&nbsp;1954. Diffusés sous la forme d’une feuille volante, vers&nbsp;1786, ses couplets évoquent le désarroi d’un soldat poussé à la désertion par l’appel inexorable du cor des Alpes, sa capture, puis la terrible condamnation qui le frappe. &nbsp;
 
Ces propos sont illustrés par une chanson dont le premier vers ''Zu Straßburg auf der Schanz'', «&nbsp;à Strasbourg, sur le bastion&nbsp;», lui a valu le titre de ''Déserteur'', en préfigurant, de loin, le succès de son homonyme composé par Boris Vian en&nbsp;1954. Diffusés sous la forme d’une feuille volante, vers&nbsp;1786, ses couplets évoquent le désarroi d’un soldat poussé à la désertion par l’appel inexorable du cor des Alpes, sa capture, puis la terrible condamnation qui le frappe. &nbsp;
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Version du 19 novembre 2022 à 09:32

Heimweh, Nostalgia  

État de tristesse et de mélancolie causé par l’éloignement du pays natal.  

Dans une Alsace, région aux statuts politiques changeants, de forte démographie, de petites exploitations paysannes, d’émigration abondante (voir : Émigration) et de recrutement militaire important, la « nostalgie » ou « Heimweh », prend une place marquante dans les sensibilités populaires, à partir du XVIIIe siècle. Elle est renforcée par l’essor du piétisme et le réveil de la culture allemande en Alsace (cercles littéraires de philanthropes strasbourgeois, colmariens, mulhousiens), de la fin du XVIIIe siècle.  

Le mot Heimwe, Heimweh, nostalgie ou « mal du pays » apparaît dans les parlers alémaniques vers le milieu du XVIIe siècle (Elsässisches Wörterbuch). Mais en 1688, le jeune Mulhousien Johannes Hofer, étudiant en médecine à l’Université de Bâle, soutient une thèse avec pour titre « Dissertatio medica de nostalgia, oder Heimwehe ». Il y fait une description complète de ce qui était une affection, « transformant comme l’écrira Starobinski, un phénomène émotionnel en phénomène médical ». La maladie, nourrie par la nostalgie du pays natal, comprend anxiété, fièvre, tristesse ininterrompue, faiblesse accentuée, perte d’appétit, etc. pouvant conduire à la mort. Outre les remèdes médicaux –saignées, purges – il fallait distraire le patient, mais surtout lui faire miroiter la perspective du retour prochain au pays natal (Heim, Heimat). Cette maladie était spécialement répandue dans les rangs des compagnies de mercenaires suisses (qui comprenaient une bonne part d’Alsaciens). Popularisée par les professeurs de médecine suisses, puis par des facultés françaises, elle fait son entrée dans les Réflexions critiques de Dubos, et on en retrouve une définition dans l’Encyclopédie de Diderot, où elle est décrite sous l’entrée hemvé ou « maladie du pays ». « Ce violent désir de retourner chez soi, n’est autre chose qu’un instinct de la nature, qui nous avertit que l’air où nous nous trouvons n’est pas aussi convenable que l’air natal pour lequel nous soupirons et que nous envisageons secrètement comme le remède à notre malaise et à notre ennui. » (Encyclopédie, t. 8, p. 130). La réglementation des régiments suisses interdisait que l’on joue des chants populaires suisses, pour éviter des accès de Heimweh.  

Le « mal du pays » des Suisses au service du roi de France a été évoqué dans de nombreuses publications du XVIIIe siècle, notamment dans le Dictionnaire de Musique de Jean-Jacques Rousseau (1767, p. 317) qui le met en rapport avec le « ranz des vaches », « Kuhreihen », une mélodie utilisée dans les alpages pour rassembler les troupeaux. « Cet air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisoit fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendoient tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays. On chercheroit en vain dans cet air les accens énergiques capables de produire de si étonnans effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs, de milles circonstances qui, retracées par cet air à ceux qui l’entendent et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse & toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La musique alors n’agit point précisément comme musique, mais comme signe mémoratif. »  

Ces propos sont illustrés par une chanson dont le premier vers Zu Straßburg auf der Schanz, « à Strasbourg, sur le bastion », lui a valu le titre de Déserteur, en préfigurant, de loin, le succès de son homonyme composé par Boris Vian en 1954. Diffusés sous la forme d’une feuille volante, vers 1786, ses couplets évoquent le désarroi d’un soldat poussé à la désertion par l’appel inexorable du cor des Alpes, sa capture, puis la terrible condamnation qui le frappe.  

Le texte a été publié par Achim von Arnim et Clemens Brentano sous le titre Der Schweitzer, dans le premier recueil de la série Des Knaben Wunderhorn, en 1805. Il a été mis en musique à de nombreuses reprises, notamment par Brahms et par Mahler. Dans les recueils de chansons populaires d’Alsace réalisés au XIXe siècle, les chants de nostalgie voisinent avec de forts nombreuses chansons militaires, inspirés en particulier par le culte de la grande armée et de Napoléon.  

Le mal nommé « nostalgie » connaît une extension importante avec les levées en masse et la conscription. Marcel Reinhard a consacré une étude approfondie aux diagnostics réalisés par les médecins militaires de la Révolution sur les soldats malades de nostalgie jusqu’à en mourir, une affection répandue déjà parmi les recrues des sergents enrôleurs des armées d’Ancien Régime, où entrent en jeu la répartition régionale et les origines sociales des nostalgiques. Mandrou commentant cet article insiste sur ce qu’il révèle des « structures mentales, des états de sensibilité, des mœurs d’une époque », où la nostalgie était une maladie. Pour les historiens anthropologues de la fin du XXe siècle, « la nostalgie est une émotion historique, qui naît et se développe avec la modernité elle-même » (S. Boym). La nostalgie se développe dans le sillage de la Révolution française et des guerres de Napoléon, période de ruptures et de migrations, avec le sentiment de pertes irréparables, souligne Peter Fritzsche. La nostalgie-Heimweh est une « structure de sensibilité » liée à la mémoire, à la culture littéraire et artistique, à la recherche historique et à la réinvention d’un patrimoine (Dodman). Mais la nostalgie est double, elle déplore le passé révolu, mais aspire à transformer présent et avenir. Elle alimente les patriotismes, de grandes ou de petites patries. C’est tout particulièrement le cas dans une région frontière comme l’Alsace.  

Bibliographie

HOFER (Jean), Dissertatio medica de nostalgia,  oder Heimwehe, Bâle, 1688.  

Abbé DUBOS (Jean-Baptiste),Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, 1719.  

DIDEROT (Denis), Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751-1772, t. 8, p. 130, art. Hemvé (D.J).  

MARTIN-LIENHARD, « Heimwe », Wörterbuch der Elsässischen Mundart, t. 2, p. 775-777.  

Schweizerisches Idiotikon : Schweizerdeutsches Wörterbuch, édition numérique, t. 14, p 43.  

REINHARD (Marcel), « Nostalgie et service militaire pendant la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, 150, 1958, p. 1-15.  

MANDROU (Robert), « Pour une histoire de la Sensibilité », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 14/3, 1959. p. 581-588.  

STAROBINSKI (Jean), «  Le concept de nostalgie  », Diogène, 54, 1966, p. 92.   LEFFTZ ( Joseph), Das Volkslied im Elsass, Strasbourg, 1966.  

BOYM (Svetlana), The Future of Nostalgia, Harvard, 2001.   FRITZSCHE (Peter) The Work of Memory, New Directions in the study of German Society and Culture, University of Illinois, 2002.  

RICE-DAVIS (Charles B.), « “La maladie des Suisses”  : les origines de la nostalgie », Dix-huitième siècle, 47, 2015, p. 39-53.  

SCHMID (Christian), « Mal du pays », Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 31.03.2010, traduit de l’allemand. Online : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017439/2010-03-31/, consulté le 29.12.2020.  

DODMAN (Thomas), What Nostalgia was, War, Empire, and the time of a deadly emotion, Chicago, 2018.  

Notices connexes

Langues de l’Alsace (Lied)  

Musique  

Muttersprache  

Volkslied

François Igersheim, Georges Bischoff