Lépreux (commission d'inspection)

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Leprosen, feldsieche, maltzige, sondersieche, miselsüchtige, aussetzige (Schau).

Au Moyen Âge, dénoncer les personnes susceptibles d’être lépreuses est une obligation pour les médecins, les chirurgiens, les barbiers et les administrateurs de la léproserie de Strasbourg. À Winkel, tout un chacun devait dénoncer ceux qui étaient soupçonnés d’être lépreux lors du plaid de chrétienté (sendgericht). Les personnes ainsi dénoncées étaient examinées par une commission d’inspection dont la composition est fort variable selon les époques et les régions. Au haut Moyen Âge, ce sont probablement des prêtres qui examinent les malades, car certains possèdent des connaissances en médecine. En Souabe et dans les diocèses de Mayence et de Freising, l’Église contrôle encore l’inspection des lépreux à la fin du XIVe siècle. Dans de nombreuses autres régions, à partir du XIIe siècle, ce sont les lépreux les plus anciens, et donc les plus expérimentés, procèdent à l’inspection. En Alsace, aucune source n’évoque le rôle de l’Église en matière d’inspection, ni la participation des lépreux à un quelconque jury. Quand ces commissions apparaissent, au XIVe siècle, elles sont composées de chirurgiens-barbiers et/ou de médecins, qui prêtent serment au Magistrat qui les a nommés. La commission d’inspection de Haguenau, citée en 1354, est la plus ancienne connue dans toute l’aire germanique. Elle est formée de deux, puis de trois chirurgiens engagés par la ville. À Strasbourg, avant 1429, l’inspection est confiée depuis un certain temps déjà à deux médecins et deux chirurgiens, qui doivent prêter serment à la ville (AMS V 116h f°62r). À Colmar, au moins un médecin et un chirurgien sont chargés de l’inspection. À Mulhouse, d’après le livre des serments de 1551, le médecin engagé par la ville fait partie de la commission. À Sélestat, en 1520, trois chirurgiens forment la commission d’inspection (AM Sélestat BB 19, p. 2, 1520). À Rouffach, au XVe siècle, la commission est formée par un chirurgien de la ville et un autre de l’extérieur, de deux membres du Conseil et du Ratsbote lors d’une inspection-surprise du lépreux à son domicile (AM Rouffach AA 9 p. 15, XVe siècle). Dans des villes alsaciennes de moindre taille, la commission d’inspection apparaît plus tardivement dans les sources, mais sa composition ressemble à celle des autres villes de la région. À Saverne, vers 1520-1530, quatre chirurgiens (scherer) assermentés sont chargés de cet office (AM Saverne 10 f°146r). À Obernai aussi, trois chirurgiens sont chargés de l’inspection des lépreux en 1624, de même à Molsheim à la même époque. Les exemples cités montrent que c’est uniquement dans les commissions de Strasbourg, Colmar et Mulhouse qu’un ou deux médecins sont attestés  ; Haguenau, par contre, ne délègue cette tâche qu’à des chirurgiens au XIVe siècle et dans la première moitié du XVe. À Bâle, la présence dans la commission du médecin engagé par la ville est obligatoire selon une ordonnance de 1396. Dans les très grandes villes d’Empire comme Nuremberg, la commission d’inspection comprenait cinq, six, voire sept médecins à la fin du XVIe siècle. La présence de chirurgiens et de médecins dans les commissions d’inspection des villes d’Alsace et d’ailleurs à partir du XIVe siècle reflète le développement de ces professions et l’engagement par les villes de médecins ou chirurgiens municipaux ; elle est aussi l’un des aspects de l’ingérence des villes dans l’organisation de l’assistance, qui relevait traditionnellement des autorités religieuses. Ce transfert de pouvoir de l’Église au profit des villes, que l’on désigne parfois par le terme de « communalisation », apparaît de façon très précoce en Alsace en ce qui concerne la commission d’inspection des lépreux. À Haguenau, les chirurgiens nommés par la ville pour examiner les lépreux sont cités dès 1354. Dans les régions où, aux XIVe et XVe siècles, l’inspection est effectuée par les lépreux, des chirurgiens et des médecins vont peu à peu intégrer les commissions. On passe donc d’une pratique « archaïque » (le jugement par les pairs) à une pratique « moderne », « scientifique » (l’examen par des experts). Elle « procède d’un déroulement codifié, des modalités de convocation des experts à l’application (ou non) de leurs avis. La convocation des experts relève de l’autorité qui est en charge de la solution du problème ». En Alsace, ce sont les autorités urbaines qui gèrent les commissions d’inspection.

Se pose aussi le problème de la chronologie du fonctionnement de ces commissions. Toutes n’ont pas fonctionné en même temps pendant plusieurs siècles. De façon générale, on a l’impression qu’en Alsace, au fil du temps, les commissions situées dans les villes moyennes n’exercent plus leurs fonctions qu’occasionnellement ou plus du tout.

« Besehung der ußsetzigen » : inspection des lépreux. Source : GERSDORFF (Hans von), Feldtbuch der Wundt Artzney, Strasbourg, 1517 et rééd. anastatique de l’édition princeps, Darmstadt, 1967, f°77v.

Grâce à une gravure du Feldtbuch de Gersdorff, nous pouvons nous faire une idée du déroulement d’une séance d’inspection. Le graveur Hans Waechtlin, qui est probablement l’auteur de la gravure, a représenté deux médecins, un chirurgien et un valet, qui procèdent à l’examen d’un suspect dans une pièce, près de la fenêtre. L’un des médecins « mire » l’urine, le valet a recueilli le sang dans un bassin, alors que le chirurgien inspecte la peau et fait un commentaire à l’adresse de ses collègues. Les différents examens auxquels la commission médicale devait procéder sont également évoqués de façon sommaire dans le règlement de la léproserie de Strasbourg (AMS V 116h f°62r). Pour faciliter le travail des médecins et des chirurgiens, il existait des listes précises de signes à observer pour chaque organe. En Lorraine, pour déclarer quelqu’un lépreux, il fallait avoir repéré dix signes au niveau de la tête et autant au niveau du corps. Pour l’Alsace, on a plus recours à ces listes.

L’apparition des universités en Allemagne ne sera pas sans incidence sur les jurys d’inspection de la lèpre. À Cologne, à partir de 1478, la faculté de médecine peut examiner les suspects. En cas de doute, le verdict de la faculté l’emporte sur celui de la commission traditionnelle. L’Alsace ne compte pas d’université avant 1621, mais il n’est pas impossible que la création de celle de Bâle en 1460 explique la bonne renommée dont jouissait la commission d’inspection de cette ville : entre 1464 et 1481, au moins 17 personnes suspectes de lèpre résidant en Haute-Alsace se sont déplacées à Bâle (StAB Ratsbücher C 2). D’autres Alsaciens se rendent à Heidelberg, Fribourg-en-Brisgau ou Spire pour subir l’inspection. Inversement, de nombreux lépreux étrangers viennent passer l’inspection dans l’un des centres alsaciens comme le montre la carte de l’origine des lépreux inspectés à Sélestat. Cette carte fait apparaître la dimension suprarégionale de la commission d’inspection de cette ville au XVIe et au début du XVIIe siècle.

Source : CLEMENTZ (Élisabeth), Les lépreux en Alsace : marginaux, exclus, intercesseurs ? (à paraître). Cartographie J.-M. Holderbach.

Non seulement certains malades potentiels, originaires de Messkirch, Rottenburg ou Sierck, ont parcouru plus d’une centaine de kilomètres pour subir l’inspection, mais en 1519, Aranbu (ou Harambourg) de Monsécuny, de Saint-Dié, n’hésite pas à franchir les Vosges et donc la limite linguistique pour se présenter devant la commission de Sélestat. Il n’est pas impossible non plus que des suspects aient préféré se rendre dans une ville plus éloignée, dont il était de notoriété publique que le verdict était souvent négatif. Sur l’ensemble des certificats conservés à Bâle, un seul est positif. À Strasbourg aussi, il semble qu’il ait été beaucoup plus facile d’obtenir un certificat de bonne santé qu’à Haguenau. Le Magistrat de cette ville déplore la facilité avec laquelle la commission de Strasbourg délivre de telles attestations et cite quinze personnes reconnues lépreuses à Haguenau et saines à Strasbourg. Mais il prend bien soin de préciser qu’avant la fin de l’année, toutes ont dû reconnaître que les chirurgiens de Haguenau avaient raison, et durent entrer à la léproserie (AMH AH 87/7 et 8, 1447). Enfin, les contestations liées au diagnostic ont souvent poussé ceux qui étaient reconnus lépreux en un endroit à solliciter une nouvelle inspection dans une ville plus importante. C’est ainsi que Strasbourg, Fribourg-en-Brisgau (AMH AH 87/40, 1446) et probablement Bâle, mais aussi Spire et Heidelberg (AMH AH 87/19 et AH 87/28-30, 1447) jouent le rôle d’instance d’appel en cas de litige. S’il y a contestation du diagnostic émis par la commission, il peut aussi arriver que la ville fasse appel aux compétences d’un médecin réputé ou d’un chirurgien reconnu pour ses aptitudes à détecter la lèpre. Pour trancher un tel litige entre un bourgeois de Colmar et la commission d’inspection de la ville, le Magistrat fait venir le célèbre médecin bâlois Felix Platter (1536-1614).

L’énoncé du verdict par la commission médicale peut prendre trois formes différentes : ou le malade est déclaré sain – rein und schön – ou alors les autorités médicales ont décelé chez lui la lèpre, auquel cas le verdict sera unrein und schuldig, impur et coupable. En cas de doute, le malade est convoqué ultérieurement pour subir un nouvel examen.

Staatsarchiv Basel-Stadt, Ratsbücher C2. Diß frow heyset Aly von Lutran, Basel Bistumß, Henman von Lutranß dochter, ist nit zu schuhen von keynem gesunden menschen; den bresten, den sie hat, das ist ein scharpfe essende fuchtikeyt, heysset in latyn morpfea rubea. Datum sabato ante Trinitatis anno etc. [14]73. Cette femme se nomme Aly de Lutran, diocèse de Bâle. Elle est la fille de Henman de Lutran. Les personnes saines ne doivent pas la craindre. La maladie dont elle souffre est une «humidité rongeante», appelée en latin morpfea rubea. Fait le samedi avant la Trinité de l’an 1473.

Le document ci-contre est un exemple de certificat établi par la commission médicale en 1473 pour une femme de Lutran, prénommée Aly. Porté à la chancellerie de Bâle, il permet d’obtenir une charte scellée attestant la bonne santé du porteur, en allemand Schönbrief. Par ailleurs, la chancellerie tient aussi un registre dans lequel ces cas étaient recensés. De tels certificats existent pour d’autres centres d’inspection, comme Strasbourg (AMS KS 98 I f°58, 1557. Un second billet est inséré après le f°58).

Au XVIIe siècle, des centres d’inspection d’une certaine envergure, Fribourg-en-Brisgau par exemple, remettent à leurs patients des formulaires pré-imprimés sur lesquels il suffisait de rajouter le nom, le prénom, le lieu d’origine, le statut (marié ou célibataire), le jour, le mois et le dernier chiffre de l’année. Ce dernier détail permet de supposer que l’inspection des lépreux à Fribourg dans les années 1620 était encore assez fréquente.

Le passage devant la commission n’est pas gratuit. En Alsace, nous disposons de renseignements pour les plus grandes villes. En général, le tarif passe du simple au double, voire au triple, si la lèpre est diagnostiquée. S’il s’avère qu’il est atteint de la lèpre, le malade paie lui-même les membres de la commission : à Saverne, il paie 15ß en 1520-1530, alors qu’une personne reconnue saine ne paiera que 5ß. À Rouffach, la ville prend en charge les frais pour une personne saine, alors qu’un bourgeois lépreux paiera un florin à chaque chirurgien, deux plappert à chaque membre du Magistrat et cinq plappert aux messagers, en plus des frais pour un repas (AM Roufach AA9 p. 15, XVe s.). À Sélestat, le lépreux verse une livre [de Strasbourg] à la commission, mais à Colmar dix sous [de Bâle], soit quatre fois moins ! (AMC BB 51 Eidbuch I, 1474, p. 98). Mais un étranger qui subit l’inspection à Colmar paiera 3 florins et 2 sous, qu’il soit déclaré « coupable » ou non. Dans les plus grandes villes, à Strasbourg, Bâle, mais aussi à Haguenau et à Molsheim, le tarif de l’inspection dépend aussi de la fortune de celui qui a été inspecté.

Pour l’Alsace, l’étude de l’inspection des lépreux a permis de mettre en évidence la faible implication de l’Église et le rôle prépondérant des villes dans ce domaine. Ce sont les autorités urbaines qui instituent les commissions d’inspection, nomment leurs membres, fixent les tarifs et délivrent les certificats. Contrairement à ce qui a pu être observé dans d’autres régions, aucun lépreux ne semble avoir fait partie d’une quelconque commission alsacienne à la fin du Moyen Âge. L’inspection des lépreux dans notre région se place donc sous un double signe : celui de la communalisation et de la médicalisation précoces.

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CLEMENTZ (Élisabeth), Les lépreux en Alsace : marginaux, exclus, intercesseurs ? (à paraître).

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