Inventaires après décès

De DHIALSACE
Aller à : navigation, rechercher

Acte privé ou semi-public auquel le notaire ou le tabellion seigneurial (Amtschreiber) confèrent, du fait de leur statut d’officiers publics, authenticité juridique, valeur légale et garantie d’exécution. Revêtant une forme réglementée, il est établi à l’intention des individus ou de la cellule familiale considérée comme une association d’intérêts. Il comprend en général l’énumération des biens, achetés, hérités ou apportés en dot, que le défunt laisse à ses héritiers, accompagnée d’une description sommaire (Inventarium und Beschreibung), et la mention des partages en fonction des règles successorales en usage (d’où le terme de Teilungsregister) avec, fréquemment, la retranscription du contrat de mariage antérieur. Selon l’importance du patrimoine à transmettre, il prend la forme d’une ou de plusieurs feuilles volantes, d’un cahier ou d’un registre pouvant atteindre des dizaines, voire des centaines de pages manuscrites. Remontant au XVIe siècle, la pratique se développe à la fin du XVIIe et au cours du XVIIIe siècle au point de fournir à l’historien une précieuse source d’informations, car l’Alsace se caractérise, au-delà des villes elles-mêmes, par la densité exceptionnelle des inventaires après décès qui concernent jusqu’aux villages les plus reculés, ce qui rend souvent nécessaire le recours aux registres de contrôle des actes, s’ils existent, et à l’ouvrage de J.-F. Lobstein (Manuel du Notariat en Alsace…, Strasbourg, 1844), ancien mais toujours utile. C’est en effet l’encadrement seigneurial par bailliages qui explique un tel quadrillage. La massivité de la documentation, exploitée de façon qualitative ou quantitative, n’a en effet de comparable que celle des testaments et des contrats de mariage. Leur conservation est tributaire des habitudes notariales, encore que la loi de 1979 fasse obligation aux notaires de déposer les actes en leur possession dans les archives publiques.

C’est accessoirement que les inventaires après décès apportent leur caution aux registres paroissiaux et que les renseignements qu’ils renferment constituent un utile complément pour l’histoire démographique, puisqu’ils indiquent nominativement la composition du « feu » et autorisent par conséquent l’établissement des liens de parenté entre contractants ainsi que la reconstitution des familles, particulièrement précieuse dans deux cas de figure : du fait de l’absence des registres paroissiaux (Strasbourg), avec lesquels la confrontation s’avère d’habitude utile (essentiellement en ce qui concerne la mortalité adulte) ; pour le repérage, au bonheur des généalogistes, des membres de la famille ayant quitté le foyer paternel (mariage, exode rural, émigration) et ayant par conséquent échappé à la plupart des registres paroissiaux.

Les principales informations sont d’ordre économique grâce à la perception de la cellule de production, qu’il s’agisse de l’exploitation agricole, de l’atelier artisanal ou de la boutique urbaine : propriété foncière ou modes d’affermage ; systèmes de culture et types d’assolement ; avances apportées à la terre en semences, fumure et forces de travail ; état provisoire, selon la saison, des récoltes sur pied et des réserves à la cave ou au grenier ; stock des denrées ou des marchandises disponibles pour la consommation ou la vente. C’est que le notaire se transporte sur les lieux pour faire le relevé le plus fidèle possible de la situation, le plus souvent pièce par pièce et emplacement par emplacement. Ces éléments sont susceptibles de dégager un véritable bilan économique (actif et passif), d’autant plus que sont indiquées les créances ou dettes actives (Schulden in das Erb) et les dettes passives (Schulden aus dem Erb).

Or l’analyse économique conduit à l’étude de la culture matérielle et des distorsions sociales qui la sous-tendent, perceptible à travers les manières d’habiter, de se meubler, de s’habiller, de se nourrir. On s’attendra donc à trouver en ville à la fois les inventaires les plus fournis et les plus variés, compte tenu de la présence de classes aisées (négociants, officiers de robe) et d’une structure sociale plus diversifiée qu’à la campagne (marchands et petits métiers).

La diversification croissante des biens mobiliers, la gamme de plus en plus étendue des couleurs et des motifs, l’apparition de l’accessoire à côté du nécessaire, témoignent, même en dehors de la présence du livre, d’une mutation des comportements et éventuellement d’une diffusion de valeurs nouvelles. Dans leur dimension psychologique, affective ou culturelle, ces éléments traduisent tantôt l’expression d’un « mieux être », tantôt celui d’un « paraître », levier essentiel de la sociabilité traditionnelle. À la campagne, c’est l’adoption progressive des modes urbaines ; en ville c’est parfois la propension de la bourgeoisie à imiter, par mimétisme, le style de vie aristocratique. La situation de l’Alsace entre deux aires linguistiques et culturelles offre l’appréciable avantage de permettre en outre la détection des apports extérieurs, allemands ou français. Une telle enquête ethnographique, complémentaire de celle qu’offrent les musées, même si elle ne porte en général que sur moins de 10% de la valeur du patrimoine, se prête à une fine analyse qualitative. À l’étude de la composition des fortunes s’ajoute celle de leur niveau : l’analyse sérielle permet en effet de situer les patrimoines, sous le double rapport des états et des évolutions, dans une échelle de valeurs et de mesurer la dynamique – réussite ou échec – d’une lignée, pour peu qu’on veuille bien considérer les inventaires comme des actes ponctuels, à situer dans le temps, et qu’au mieux on dispose, pour la même famille, de plusieurs actes établis à des dates différentes.

Après une longue période de tâtonnements, l’analyse des inventaires après décès a connu un regain d’intérêt à la fin des années 1970 : en témoignent le nombre de colloques et de journées d’étude qui leur ont été consacrés. Au prix de nombreux et patients dépouillements et d’une méthode d’analyse rigoureuse, l’historien dispose en effet d’une source d’information irremplaçable qui n’est pas pour autant à l’abri de la critique. Cette dernière porte essentiellement sur la représentativité globale (70% de la population en Alsace ?) ou sociale (surreprésentation des classes aisées ?) : non seulement l’opération a un coût qui est celui du papier timbré (15-30 livres tournois au début et 30-40 à la fin du XVIIIe siècle, soit jusqu’à 10 à 20% du passif), mais elle concerne au premier chef les familles qui ont du bien et un minimum de familiarité avec l’acculturation à l’écrit. Par ailleurs, en fonction des modes de partage en vigueur (apports, conquêts et acquêts), il se pourrait que la transmission des biens ne soit pas intégrale, ce qui nécessite la connaissance des règles de dévolution successorales en usage. On portera donc l’attention, à titre de comparaison, sur l’existence éventuelle d’un inventaire antérieur, celui du prémourant, sur les pratiques préciputaires et donations entre vifs (Übergab, Schenkung, Privatordnung), sur de possibles accords verbaux ou actes sous seing privé, difficilement repérables, autant d’arrangements préalables qui tendraient à minorer l’importance des patrimoines partageables au moment du décès, dont la prisée elle-même est d’ailleurs parfois sujette à caution : irrégularité de l’évaluation chiffrée, tantôt absente, tantôt partielle ; incertitude quant aux valeurs affichées (marchandes ? d’usage ?) au stade ultime d’une existence (maturité ? déclin d’une fortune ?) ; sous-estimation destinée à alléger la charge fiscale ou à faciliter les compensations entre héritiers. Se pose donc la question des modalités du partage autant que le problème de la sincérité et, en dépit de la surveillance mutuelle entre ayants-droit, celui d’une dissimulation frauduleuse d’une partie de l’héritage nonobstant les mises sous scellés. Quoi qu’il en soit, l’utilisation de moyennes, préconisée par l’histoire quantitative et la méthode statistique, comporte un important coefficient d’incertitude et incite le chercheur à accorder la préférence à des « fourchettes » ou des ordres de grandeur. On aura, par ailleurs, compris la nécessité de la pluralité et du croisement des sources et des disciplines dans l’analyse des inventaires après décès qui se prêtent à des analyses multifactorielles englobant l’histoire démographique, économique, sociale et culturelle.

Bibliographie

LEUILLIOT (Paul), « Les minutes notariales et l’histoire agraire », Bulletin de la Société des antiquaires de l’Ouest et des musées de Poitiers, 1951, p. 851-866 et Annales d’histoire économique et sociale, 1953, p. 142-143.

La Bourgeoisie alsacienne. Études d’histoire sociale, Publications de la Société savante d’Alsace et des régions de l’Est. Collection Grandes publications Strasbourg-Paris, 1954, p. 11-283, passim.

MEYER (Octave), « Les actes notariés, source d’histoire locale »,Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et environs, 19-20, 1957/I-II, p. 16-18 et 23-24, 1958/I-II, p. 1-6.

POISSON (Jean-Paul), « De quelques nouvelles utilisations des sources notariales en histoire économique (XVIIe-XXe siècle) », Revue historique, 1973/1, p. 5-20 et « Histoire des populations et actes notariés », Annales de démographie historique, 1974, p. 51-57.

Les actes notariés, source de l’histoire sociale (XVIe-XIXe siècles), Strasbourg, 1979 (colloque de 1978), notamment avec les contributions de Georges Livet (préface p. 7-15), Jean-Paul Poisson (p. 17-30), Guy Cabourdin (p. 47-69), Jean Jacquart (p. 187-196), Peter Borscheid (p. 205-230), Daniel Roche et alii (p. 231-240) et Jean Quéniart (p. 241-255).

CORVISIER (André), Sources et méthodes de l’histoire sociale, Paris, 1980, p. 147-163.

La Documentation Notarial y la Historia, Acta del II Coloquio de Metodologia Historica Applicada, Universidad Santiago de Compostela (1982), Saint-Jacques de Compostelle, 1984, 2 tomes, avec notamment les contributions de Jean Meyer (t. I, p. 33-73), Jean Jacquart (t. I, p. 245-267), Guy Cabourdin (t. I, p. 285-296), Michel Vovelle (t. II, p. 9-26), Bartolomé Bennassar (t. II, p. 139-146) et José-Gentil da Silva (t. II, p. 267-273).

BOEHLER (Jean-Michel), « La campagne alsacienne au carrefour des influences (XVIIe et XVIIIe siècles) : quelques directions de recherche », L’Europe, l’Alsace et la France. Études réunies en l’honneur du doyen Georges Livet, Strasbourg, 1986, p. 52-56.

BOEHLER, Paysannerie, 1994, t. I, p. 38-41 ; t. II, p. 975-1016 et t. III, p. 2017.

ROESER (Pierre Michel), Les inventaires après décès en Alsace rurale sous l’Ancien Régime. Manuel pratique, Strasbourg, éd. CGA, s.d.

Notices connexes

Coutume

Donations nuptiales (contrats de mariage)

Ferrette (coutume de)

Mariage (contrats de)

Notaire

Testaments

Tutelles et curatelles

Jean-Michel Boehler