Injure, insulte

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Schelt- und Schandwort, Schimpf und Schmach, Schimpfwort.

Si les termes d’injure et d’insulte sont quasiment interchangeables aujourd’hui, le premier a initialement le sens de « contre le droit » (in-jus, juris) et peut donc être considéré comme une « injustice », le second a le sens d’outrage, d’offense, d’affront en paroles et en actes.

À la fin du Moyen Âge, et en particulier dans la seconde moitié du XVe siècle, les réglementations interdisant les injures ou insultes se font de plus en plus nombreuses. Elles émanent soit du gouvernement des villes, soit des corporations, des associations liées aux poêles, ou encore des confréries de piété des artisans œuvrant dans les villes. Elles traduisent la volonté de lisser les mœurs, d’éviter les troubles publics et de préserver la concorde dans les regroupements de personnes. Ces réglementations concernent les injures entre particuliers agressifs et qui veulent en découdre, et les blasphèmes, injures contre Dieu, la Vierge et les saints, dont les répercussions (la colère divine) peuvent toucher des communautés entières.

Les insultes dans la vie privée ou lors de réunions de la sphère professionnelle, qui sont autant d’offenses (schmach), comportent des termes relevant de la sexualité, comme « fils de pute » (huresun) ; du mépris, comme « blanc-bec » ou « béjaune » (lecker) ; de la moralité, comme « coquin voleur » (schelm und dieb, schalk), « menteur » (lügner), « calomniateur » (verleumbder) ou encore « vaurien » (bösewicht). Les malédictions, qui sont des propos agressifs, peuvent être considérées comme insultantes (elles sont tout autant réprimées que ces dernières) ; elles touchent particulièrement la santé, comme celle qui consiste à souhaiter à quelqu’un d’être frappé d’épilepsie (das übel fallen), de la fièvre, de la peste…

Les injures mettant en cause l’honneur d’une personne (traiter de « fils de pute » revient à dire que la mère est une prostituée), conduisent souvent à la vengeance. Lorsque l’honneur est restitué par cette dernière, le conflit est clos. Les injures sont considérées comme des défis (herausforderungen) qui dégénèrent souvent en rixe, voire en bataille rangée si celui qui a été insulté est soutenu par son « groupe ». Il ne saurait être question de ne pas répondre, car la réponse est perçue comme une réparation de l’offense. La violence qui en résulte conduit parfois au meurtre, ce qui explique la répression des autorités, soucieuse de préserver l’équilibre et la paix sociale.

Les attitudes et actes injurieux et insultants ayant pour but d’attenter à l’honneur d’une personne (ehrenschande), comme arracher le chapeau, refuser de trinquer, hausser les épaules ou mettre ses mains derrière le dos pour refuser de serrer la main tendue demandent aussi réparation.

Les contrevenants aux règlements sont punis par des amendes pécuniaires ou en nature (vin). Par exemple, le règlement de la confrérie des compagnons tanneurs de Colmar de  1470 prévoit une amende de 6 pfennigs comme punition des injures (souhaiter à un autre de devenir épileptique ou le traiter de menteur) (StA. Freiburg im Breisgau, A1, VIe, Gerberzunft). Les exemples sont nombreux à Sélestat, à Strasbourg…

La volonté des autorités d’aboutir à un comportement « civilisé » concerne globalement tout l’espace du Rhin supérieur. Ainsi, à Spire, le règlement du poêle de 1411 des compagnons boulangers prévoit qu’une amende d’un ½ quart de vin sera appliquée à celui qui en traite un autre de menteur (si c’est le maître du poêle qui est traité ainsi, l’amende est doublée et irrémissible) ou qui souhaite à un autre de contracter la fièvre, la peste, l’épilepsie ou autre chose d’« imprononçable » ou « qu’on ne peut pas nommer tant elle est grave » (StA. Speyer, 1U 400). Les règlements sont nombreux aussi à Bâle ou à Fribourg (Debus Kehr). Les insultes sont donc des délits, punissables, même si, dans les exemples cités, ce sont les juridictions internes aux regroupements dont il est question qui jugent et font appliquer la punition.

Les poêles des nobles et des élites urbaines (Herrenstuben) n’échappent pas à ces règles de bon comportement. Les statuts de ces institutions précisent qu’il est interdit de jurer, de menacer, de vexer, de calomnier, d’agresser physiquement ou de se conduire grossièrement, amendes à l’appui. Le but de ces règlements est, pour les membres, de se différencier, par une « étiquette » soutenue, des couches plus « populaires » de la société urbaine (soit les artisans des corporations, leurs concurrents du pouvoir) et procède d’une tendance à la courtoisie et à la civilité qui concerne aussi, par exemple, les mœurs de table (Kälble).

Les femmes n’échappent pas aux injures, les plus courantes étant hure et hex (putain et sorcière). Si ces vocables peu amènes s’échangent lors de querelles, dans des moments de colère ou de méchanceté, voire par moquerie, ils peuvent être sans conséquence. En revanche, si une femme est dénoncée comme sorcière auprès des autorités, un engrenage inéluctable se met en marche qui conduit à la condamnation, le plus souvent à mort. Les enfants ne sont pas à l’abri de ces dénonciations et condamnations (Schlaefli). Les blasphèmes sont considérés comme des atteintes à l’honneur de Dieu, de la Vierge et des saints (ces derniers tiennent leur honneur de Dieu) et sont donc particulièrement répréhensibles, car c’est leur faire injure, c’est dire des choses fausses.

Les blasphèmes indiquent aussi (et surtout), la mauvaise disposition spirituelle du blasphémateur (gotschelter, gotlesterer), pécheur entre tous. Les blasphèmes sont perçus comme un problème aigu dès le XIIe siècle, mais c’est au XVe siècle que les exhortations du clergé sont relayées dans des réglementations seigneuriales et municipales, comme à Strasbourg, en 1447, qui interdit les jurons : dadurch der almehtige got, sine würdige muotter Marie und die heiligen manigfalticlich enteret worden sind (Brucker). Bien plus, un décret de Maximilien Ier, en 1495, interdit les blasphèmes parce que Dieu s’en trouve profondément mortifié (Gott, Unnser Schöpfer, schwerlich darvon beleydiget wird) (Schwerhoff). La lutte contre les blasphèmes se généralise à l’échelle européenne, car l’on considérait qu’ils étaient susceptibles d’attirer la malédiction divine sur la famille du blasphémateur, son village ou sa ville, sa région, l’humanité entière… Blasphémer, c’est donc mettre en danger la vie d’autrui. L’arsenal judiciaire est vaste : il va d’une peine d’argent à la bastonnade, à l’exposition au pilori, au bannissement, voire à la peine capitale (Reuss). Le blasphémateur peut aussi être condamné au port d’une pierre ou d’un manteau de bois (holzerner Schandmantel) ; il arrive qu’on lui coupe la langue, origine du mal. Ainsi, en 1357 à Strasbourg, le valet Knœpfelin subit cette mutilation (Chroniken). D’autres blasphèmes, moins graves, et qui sont davantage des jurons, consistent à prononcer en vain le nom de Dieu (le Christ, au Moyen Âge) ; aussi, pour contourner les réglementations, les malins jurent en disant Botzblut, Botzlung, Botznieren, Botzhoupt au lieu de Gotsblut, Gotslung, Gotsnieren, Gotshoupt, ou utilisent ces mêmes parties du corps de Dieu (ou d’autres) en les faisant précéder de boks. Les jurons concernant les parties du corps en-dessous de la ceinture sont punis d’une double peine (Schwerhoff).

Il était tentant d’établir un catalogue des injures compte tenu du code verbal qu’elles véhiculent. Toute classification s’avère cependant délicate du fait du caractère complexe et cumulatif des invectives recensées : les mobiles diffèrent et se recoupent ; injures et blasphèmes font bon ménage… Tout au long de ses recherches dans les archives, Jean Vogt avait relevé les termes injurieux dans les campagnes. Jean-Michel Boehler et Dominique Lerch ont synthétisé ces quelque mille occurrences, qui s’étalent de la fin du XVIe à la fin du XIXe siècle dans l’espace rhénan. Tableau en a été dressé pour les termes français et les occurrences, liste pour les termes allemands (Moissons d’histoire, p. 375-377). Le tableau ci-dessous reprend l’ensemble de ces informations.

Insultes Traduction* F H I/C** Total %
Putain, putassier Hure (et ses composants), Dirne, Bastenmacher 229 56 18 303 27
Garce, vaurien, imbécile Puttel, Schlampe, Luder, Bestie, Lumpensäckel, Mistkerl, Kaib, Lumpenhund 164 96 20 280 25,5
Coquin, filou, fripon Lauser, Spitzbub, Schelm, Wackes, elender Tropf   125 3 128 11
Sorcière, sorcier Hex (alte, wüste, dreckige), Teufelsgezeug, Mausmacherin 75 13 3 91 8,5
Voleur, voleuse Dieb, Landdiebin, Blutdieb 5 50 3 58 5,5
« Sale gueule » (tête de porc, chien boîteux, etc.) Dreckgesicht, Saukopf, krummer Hund, Rotznas, elender Kruppel, Totenkopf 9 30   39 3,5
Hérétique, mécréant Antechrist, Judas, Ketzer, Calvinistischer Hund 1 30 2 33 3
Ivrogne Vollsäufer, Versoffener 4 27   31 3
Vagabond, gueux, traînard Vagabunder, Landläufer, Hergeloffener, Zotte 3 22 1 26 1,5
Étranger Lothringer Schelm, Dreckschwob, Preusskerl 7 14   21 1,5
Menteur, tricheur, faussaire Betrüger, Bescheisser, Land- und Leutbetrüger 4 9   13 1
Puant Stinker, Stinkseckel   12   12 1
Chicanier, procédurier Rädelsführer, Prozesskrämer, Gemeindeverderber 2 5   7 0,5
Avare ou dépensier Hungerleider, Schuldenbucke 1 6   7 0,5
Parjure Meineidige 1 1   2 ***
Divers**** Dreckbäcker, Hosenscheisser, Galgenvogel, Schmarotze 21 59 1 81 7
Nombre d’occurrences         1 132 100
  •  Tous les termes ne sont pas indiqués en raison de leur grand nombre. Le lecteur peut se reporter aux pages 376 et 377 de Moissons d’histoire. ** Indéterminé ou collectif. *** Négligeable. **** Cette rubrique renvoie à des métiers, des habitudes alimentaires, des traits de caractère ou à la dépravation des mœurs.

Les insultes, injures, jurons et blasphèmes sont donc monnaie courante, malgré une répression de ces excès langagiers de la vie quotidienne. Les blasphèmes constituent des délits, voire des crimes graves, dont la proximité avec l’hérésie est toujours à l’étude.

La « reconstruction » au lendemain des guerres du XVIIe siècle s’accompagne, de la part des différents seigneurs, d’une énergique reprise en main qui va de pair avec la reconstitution de l’appareil judiciaire. De plus en plus massives, les archives judiciaires tendent à l’emporter sur le traditionnel corpus réglementaire des villes et des corporations. Trois explications peuvent rendre compte d’une telle abondance qui ne fera que s’amplifier au XVIIIe siècle : la croissance numérique de la population ; le perfectionnement des moyens dont dispose une répression de plus en plus efficace ; enfin la conjoncture (trop de monde par rapport aux subsistances disponibles, du reste mal réparties) pouvant se traduire par la montée d’une réelle angoisse qui peut s’exprimer par des paroles intempestives autant que par des violences physiques susceptibles de les accompagner ou de s’y substituer. Ainsi la lente mutation des structures économiques et mentales sous-tend cette évolution qui ne s’explique pas uniquement par l’augmentation de la criminalité elle-même.

En effet, l’étalage de bons sentiments, qui reste l’apanage d’une civilisation raffinée, coutumière de manières de politesse convenues, ne concerne qu’une infime partie de la société. Dans les couches populaires, qui sont censées être en-deçà du seuil de respectabilité, on assiste à la vulgarisation du sentiment de l’honneur. La grossièreté du langage et la trivialité des injures peuvent concourir à déprécier l’adversaire et, par-dessus les frontières sociales, tant en ville qu’à la campagne, à se valoriser soi-même. Force est de constater néanmoins que le capital, venu du fond des âges, même s’il est renouvelé ou étayé sur les marges, accuse une certaine permanence au fil des siècles.

Bibliographie

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BOEHLER, Paysannerie, t. II, 1994, p. 1504-1512.

SCHWERHOFF (Gerd), « Blasphemare, dehonestare et maledicere Deum. Über die Verletzung der göttlichen Ehre im Spätmittelalter », SCHREINER (Klaus) und SCHWERHOFF (Gerd), Verletzte Ehre, Ehrkonflikte in Gesellschaften des Mittelalters und der Frühen Neuzeit, Cologne-Weimar-Vienne, 1995, p. 252-278.

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SCHLAEFLI (Louis), « Particularités relatives aux procès de sorcellerie intentés aux enfants à Molsheim au XVIIe siècle », RA, 2008, p. 213-227.

BOEHLER (Jean-Michel) & LERCH (Dominique), Moissons d’histoire (XVe-XIXe siècle). Jean Vogt : un demi-siècle de recherches sur l’histoire de la campagne alsacienne (1952-2005), Collection « Recherches et documents », t. 86, Strasbourg, 2015, p. 373-377.

Notices connexes

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Monique Debus Kehr, Jean-Michel Boehler