Immigration (étrangère) à l'époque moderne : Différence entre versions

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Traditionnellement, le terme d’« immigration » évoque le transfert de domicile suite à une « émigration » (''[[Abzug]]'' et ''[[Einzug]]'') d’une seigneurie à l’autre à l’intérieur de l’Alsace. Puis, essentiellement suite à la formation des États au XVI<sup>e</sup>&nbsp;siècle, puis au rattachement de l’Alsace à la France au XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, il désigne l’arrivée d’[[Étranger|étrangers]] au pays en vue d’une installation temporaire ou définitive. Il exclut donc l’immigration « intérieure », en particulier celle qu’on qualifie plus récemment d’exode rural, en raison de la traditionnelle offre de services en ville, en attendant les processus d’urbanisation ou d’industrialisation qui, à l’époque contemporaine, amplifieront ce genre de migration.
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Si l’on en croit Sébastien Münster, le cosmographe et théologien allemand (1542), l’immigration en Alsace est un phénomène ancien. Elle a suscité l’intérêt de nombreux historiens locaux, attirés sans doute par le caractère insolite des nouveaux arrivants&nbsp;: de nombreuses études fractionnées, parfois à l’échelle d’une seigneurie ou d’un village, ont ainsi vu le jour, sans qu’un travail d’ensemble n’ait proposé de synthèse : le contraste est patent entre la réalité du phénomène –&nbsp;des centaines de kilomètres parcourus de part et d’autre de frontières très perméables, des mois de voyage&nbsp;– et l’absence d’études d’ensemble. Cette immigration est donc encore mal connue, même lorsque les guerres du XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle et leurs conséquences lui confèrent une forte ampleur dans les campagnes comme dans les villes. C’est qu’un peuple en mouvement ne laisse pas forcément de traces, que l’historien se place au départ des migrants ou à leur arrivée. Au départ, les sources statistiques sont quasiment introuvables. Seuls, semble-t-il, les Suisses tiennent des listes de ceux qui partent de chez eux parce qu’ils sont tenus de régler la «&nbsp;taxe foraine&nbsp;», qui correspond au dixième&nbsp;de la valeur de leur patrimoine, mais beaucoup d’entre eux y échappent, davantage par manque de ressources que par fraude délibérée. Le fait que le ''Stadtrecht'' de Berne cherche en&nbsp;1660 à interdire les départs, en brandissant la menace de la perte du patrimoine à l’encontre des candidats à l’émigration, considérée par les autorités comme aussi néfaste économiquement que dangereuse dans le contexte des controverses religieuses de l’époque, montre l’importance du phénomène (''[[Abzug]]''). Force est, le plus souvent, de recourir, à l’arrivée des migrants, à des sources dispersées, soit que certains d’entre eux se font épingler par la maréchaussée ou tombent à charge des communautés d’habitants, soit qu’ils sont conduits à se faire enregistrer, après leur établissement, sur les listes de bourgeoisie ou de manance que tiennent les villes à partir du XV<sup>e</sup>&nbsp;siècle ou sur les registres des&nbsp;paroisses d’accueil tenus par les autorités ecclésiastiques à partir du milieu du XVI<sup>e</sup>&nbsp;siècle. Le registre tenu par l’abbé de Neubourg au XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle semble être une heureuse exception. La documentation est d’autant plus aléatoire et fragmentaire que l’immigration n’est pas massive, ce qui nécessite le recours patient et méthodique, à des sources dispersées, ce qui conduit, au mieux, à l’identification croisée des partants et des arrivants. Pour quels résultats ?
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= L’immigration&nbsp;: pesée globale et composition =
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Une légende tenace, nourrie par la mémoire collective, s’appuyant sur le relevé de patronymes typés et de sobriquets censés dévoiler les origines géographiques, parfois attribués à des villages entiers («&nbsp;les Suédois&nbsp;», «&nbsp;les Suisses&nbsp;», «&nbsp;les Bavarois&nbsp;»), veut que l’Alsace ait été submergée par les migrants de toute origine. Or l’état actuel des recherches, compte tenu des sources disponibles et des ressources qu’offre la généalogie, plaide en faveur d’une immigration plus individuelle et familiale que massive, dispersée dans l’espace et étalée dans le temps, sans commune mesure avec les « remues d’hommes » volontiers invoquées. À partir d’un échantillon représentatif, Jean-Pierre Kintz estime que quelque 3 000 familles se seraient installées à Strasbourg entre&nbsp;1625 et&nbsp;1650, ce qui ne représenterait guère plus de 10% de la population de la ville, sans qu’ils puissent être qualifiés dans leur totalité d’«&nbsp;immigrants&nbsp;» à proprement parler (Kintz, p.&nbsp;116). En admettant qu’en Alsace le nombre des arrivants s’élève à plusieurs dizaines, voire à une centaine de milliers d’individus dans la seconde moitié du XVII<sup>e</sup> et au début du XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle –&nbsp;qui pourrait l’affirmer avec certitude ?&nbsp;–, il est rare, compte tenu de la vigueur des réflexes endogamiques, que la population locale accepte plus de 50% d’étrangers à la communauté d’habitants et guère plus de 15% d’étrangers à la province&nbsp;: 50 à 70% d’entre eux sont originaires de Suisse, ce «&nbsp;château d’eau démographique de l’Europe&nbsp;», selon l’expression de Georges Livet (Livet, ''La guerre de Trente Ans'', p. 52) ; 15 à 30% sont des ressortissants de l’Empire, Badois, Bavarois, Souabes, Tyroliens et leur proportion augmente à partir des années 1720 ; une minorité (moins de 10%) est composée de Lorrains, Franc-comtois, Bourguignons, Champenois, Savoyards, dont une importante colonie de Picards au nord de la Forêt de Haguenau et, constituant le contingent minoritaire des « welches », des Français qui suivent l’armée autour de Neuf-Brisach, Fort-Louis et Huningue et lui fournissent un certain nombre de fonctionnaires. Témoignent de cette immigration française les anciens hameaux de «&nbsp;Picardie&nbsp;» et de «&nbsp;Champagne&nbsp;» dans le pays de Hanau ainsi que, plus ou moins déformés au fil des transcriptions, des patronymes à consonance française (Jean Bion-Champion, Chartier-Scherding, Girardin-Schirardin, Joly-Scholly, Perrat-Behra, Véron-Wehrung, Volion-Wohljung, etc.) mis à la mode alsacienne et des noms de famille français subsistant, à Grassendorf, dans les noms de ferme (entre autres, «&nbsp;’s Gallwas&nbsp;» de Gallois, «&nbsp;’s Hüde&nbsp;» de Hondé).
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= Les raisons d’émigrer et d’immigrer =
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Parmi les raisons qui ont facilité cette immigration, on peut certes invoquer la proximité de la frontière et le passage des armées (régiments picards), la familiarité qu’entretiennent la langue et l’environnement naturel (les Suisses), des relations politiques, diplomatiques ou militaires anciennes, des traditions de nature foncière ou commerciale (emprise des institutions ou propriétaires étrangers sur les terres, parfois soumises à échange entre pays limitrophes), enfin –&nbsp;solidarité confessionnelle oblige&nbsp;–, les persécutions religieuses qui, entre le XVI<sup>e</sup> et le XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, touchent, en France, en Suisse ou dans l’Empire, les anabaptistes, puis, selon le cas, les catholiques ou les [[huguenot|huguenots]] et font de Strasbourg, à partir de&nbsp;1524 ([[Anabaptistes]]), un refuge pour les réformés de langue française. Les paroisses réformées de Sainte-Marie-aux Mines et de Bischwiller joueront un rôle analogue, de même que sept&nbsp;villages de l’Alsace Bossue ([[Calviniste|Calvinistes]]). Si l’immigration la plus ancienne est sans doute constituée, lors de la Réforme et des guerres de religion, par les fugitifs chassés pour des raisons confessionnelles, d’autres motivations, essentiellement d’ordre conjoncturel, reposent sur un enchevêtrement de causes politiques ou économiques et se fondent parfois sur le simple jeu des mécanismes répulsifs et attractifs ([[Édits_de_la_monarchie_française_relatifs_au_culte_protestant|Édits de la monarchie relatifs au culte protestant]], [[Émigration]]). Qu’il s’établisse, à l’intérieur de l’Europe, un rééquilibrage démographique entre des régions répulsives comme les pays alpins et une plaine rhénane, paradoxalement considérée comme attractive, bien que partiellement dévastée, ne saurait étonner l’historien. Les premières sont défavorisées par la nature, offrant insuffisamment de terres de culture à une population devenue trop nombreuse par rapport aux ressources dont elle dispose et qui souffre par ailleurs d’une étouffante réglementation corporative en ville et d’un régime de succession inégalitaire à la campagne, enfin bénéficiant d’une longue tradition d’émigration. Suivi d’une impitoyable répression, le soulèvement paysan de l’Entlebuch, qui embrase en&nbsp;1653 la région s’étendant entre Lucerne et l’Emmenthal bernois et fait progressivement tache d’huile jusqu’à Soleure, Zurich et Bâle, constitue un facteur aggravant. L’autre, la plaine rhénane dont fait partie l’Alsace, partiellement dépeuplée du fait des guerres continuelles et pouvant offrir en&nbsp;abondance des terres à cultiver tout en ayant besoin de main-d’œuvre, donne l’image d’un faux eldorado qui fait appel d’air.
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= Les mesures incitatives des autorités =
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En ce qui concerne Strasbourg, on ne saurait sous-estimer le rôle du Magistrat, depuis le XVI<sup>e&nbsp;</sup>siècle, dans la régulation de l’immigration, proche ou lointaine, car la croissance démographique de la ville en dépend. Au lendemain des guerres du XVII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, ce sont les mesures prises par les autorités, qu’on aurait tort d’attribuer au seul roi, qui encouragent l’immigration. D’après le mémoire de Rosselange, rédigé en 1656 et destiné à Colbert (ADHR 1 J 6, fonds Bruges), le gouvernement français aurait dépêché des hérauts dans les pays voisins pour inviter les habitants à venir se fixer en Alsace et il en aurait été de même de ceux du duché de Wurtemberg et du [[Hanau-Lichtenberg_(comté_de)|comté de Hanau-Lichtenberg]]. Par ailleurs, bien des seigneurs territoriaux, appauvris et endettés, pris entre concessions intéressées et mansuétude forcée, se résignent à pratiquer une politique réaliste de mise en valeur. Tel est le cas dans les campagnes alsaciennes où l’édit royal de novembre&nbsp;1662, véritable «&nbsp;charte de la reconstruction&nbsp;» (G.&nbsp;Livet, ''Intendance'', p.&nbsp;308-312), accorde des privilèges aux nouveaux arrivés (de Boug, ''Ordonnances d’Alsace'', t.&nbsp;I, p.&nbsp;19-21). Mais cette déclaration, limitée d’ailleurs aux seuls catholiques, se situe à mi-chemin entre deux générations d’édits, ceux des années 1650-1655 et ceux des années 1682-1687, qui émanent autant des seigneurs possessionnés en Alsace (G.&nbsp;Livet, ''Intendance'', p.&nbsp;309) que du souverain lui-même (les Mazarin en Haute-Alsace, l’évêque de Strasbourg, le comte de Hanau-Lichtenberg, le duc de Wurtemberg, l’électeur de Mayence, le margrave de Bade). Trahissant un constat d’échec quant aux décisions antérieures, ces derniers innovent en garantissant aux immigrants l’octroi de la propriété et une substantielle réduction d’[[Impôts|impôts]]. La propriété de la terre appartiendra à quiconque défriche si, dans un délai de trois à six&nbsp;mois, l’ancien propriétaire n’est pas revenu&nbsp;; puis on accorde à l’éventuel défricheur la jouissance à perpétuité de la terre défrichée, c’est-à-dire dire la pleine propriété, assurance contre tout risque d’éviction. C’est également l’époque où se développe l’[[Emphytéose|emphytéose]] rurale ou [[Erbleh(e)n|''Erblehn'']], le principal problème pour le propriétaire étant de trouver des exploitants ([[Bail_rural]]). Quant à la réduction d’impôts, elle peut atteindre, selon les cas, entre 20 et 50% de leur montant, nonobstant les tentatives de restauration des droits, ou faire l’objet d’une exonération sur une période de six à douze&nbsp;ans. Ce qui complique encore le travail de l’historien, c’est le phénomène de «&nbsp;rémigration&nbsp;» en vertu d’un semi-vagabondage au gré des occasions de travail ou de la recherche de nouvelles terres à défricher, parfois dans la Lorraine voisine, car certains «&nbsp;chasseurs de primes&nbsp;» n’hésitent pas à se mettre en quête de nouvelles terres à défricher pour bénéficier de nouveaux avantages.
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Mais il s’en faut de beaucoup que les immigrants soient tous absorbés par le travail de la terre, du simple fait de la dominante agraire de leur profession. Certains se distinguent par leur spécialisation pastorale : tel est le cas des laitiers de l’Oberland bernois, mennonites pour la plupart, pionniers de l’économie herbagère et experts dans la gestion de fermes modèles, ''Berghöfe'' du haut Sundgau, métairies de la [[Hardt_(forêt_de_la,_région_de_la)|Hardt]], «&nbsp;vacheries&nbsp;» et bergeries des bordures des Vosges. D’autres, en bénéficiant de diverses occasions d’embauche, ont su se rendre utiles par une spécialisation professionnelle recherchée&nbsp;: les tisserands suisses&nbsp;; les fumistes et maçons italiens&nbsp;; les bûcherons et flotteurs hollandais qui s’établissent en bordure de la forêt de Haguenau&nbsp;; les charbonniers et verriers suisses qui s’installent au pied du Jura ou ceux qui accourent depuis la Lorraine septentrionale, les Ardennes, la Wallonie belge ou le Luxembourg&nbsp;; les charpentiers tyroliens, comme les Schini, dans le pays de Hanau et le Kochersberg&nbsp;; les potiers de Betschdorf venus du Taunus et du Westerwald ; les chaudronniers welches, fondeurs et forgerons suisses, tyroliens ou allemands en provenance du Hundsrück, de l’Eifel ou de la Sarre qui, armés d’une solide expérience, trouvent à s’embaucher dans les forges de Zinswiller et de Jaegerthal&nbsp;; ceux de Solingen qui, experts dans le travail des métaux, sont appelés à la manufacture d’armes de Klingenthal. En ville, qui constitue un marché de travail non négligeable, c’est cette composante artisanale qui joue un rôle capital&nbsp;: à [[Haguenau_(ville_de)|Haguenau]], ils sont meuniers, tuiliers, bouchers&nbsp;; à Strasbourg, les artisans recrutent dès le XVI<sup>e</sup>&nbsp;siècle dans l’ensemble de l’aire germanique et le port attire des marchands et des négociants, mais également des débardeurs, coltineurs, chargeurs et grutiers, en dehors des professions, comme celles de maître d’école ou de chirurgien, qui répondent à un niveau de besoins plus élevé, tandis que l’Université s’ouvre à des professeurs et des étudiants en provenance de l’Empire… Il convient d’évoquer enfin le passage des colporteurs savoyards, dont l’activité, très ciblée, et l’extrême mobilité relèvent d’une problématique différente.
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= Effets positifs et problèmes d’intégration =
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La relative jeunesse de la population, majoritairement masculine, des immigrants, qui sont en état de procréer (entre 20 et 40&nbsp;ans), laisse augurer d’un coup de fouet démographique en même temps que cette population active constitue, au XVIII<sup>e</sup>&nbsp;siècle, un aiguillon pour le développement économique,&nbsp;tant dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage que dans celui de l’artisanat auquel ils apportent leurs compétences et leur savoir-faire. Ils se singularisent par leurs patronymes, tour à tour écorchés ou germanisés, leurs prénoms, leur patois, leur accent. Dans les vallées vosgiennes, la « romanité » de la langue des autochtones résiste cependant à la pénétration des patois germaniques. Après plusieurs décennies, parfois au terme de plusieurs générations, les immigrants bénéficient d’une progressive intégration que facilite, au départ, le mariage avec une fille du pays ou, de préférence, avec une veuve disposant de quelque fortune. Les occasions de conflit existent, mais les archives judiciaires montrent qu’elles ne sont pas plus nombreuses qu’entre autochtones et qu’elles se cristallisent autour des la concurrence pour la terre, le pâturage ou l’exploitation de la forêt&nbsp;: expression bien connue à la fois d’un trop plein démographique et du renforcement d’un individualisme menaçant la traditionnelle cohésion communautaire.
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À partir des années 1720/1730, les temps changent. Les besoins économiques ne justifient plus la présence des immigrés qui ont su se rendre utiles à l’époque de la «&nbsp;reconstruction&nbsp;». De ce fait, les terres étant à présent occupées, l’agriculture risque de ne plus pouvoir absorber que des journaliers et des valets de ferme et, au moment où l’offre est saturée, un artisanat, non directement lié à l’économie agraire, prend le relais&nbsp;: métiers de l’habillement et du bâtiment susceptibles de répondre à des besoins nouveaux. Quant à l’origine des immigrants, après l’Empire et les vallées alpestres, l’Europe centrale et orientale fournit à présent des migrants&nbsp;: le traditionnel triangle Berne-Innsbruck-Stuttgart se trouve donc dépassé. Enfin, la région étant à présent surpeuplée et sa capacité d’absorption réduite, l’émigration prend peu à peu le pas sur l’immigration&nbsp;: l’Alsace, saturée de monde qu’elle ne peut plus nourrir par une agriculture arrivée à la limite de ses possibilités, commence, en attendant son développement industriel d’envergure, à libérer ses enfants pour une émigration vers les pays du Danube (Banat, Galicie, Hongrie), puis vers le nouveau monde.
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= Bibliographie =
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BODMER (Willy), ''L’immigration suisse dans le comté de Hanau-Lichtenberg'', Strasbourg, 1930.
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HEMMERT (Didier), « L’immigration picarde dans la région de Haguenau après la guerre de Trente Ans&nbsp;», ''Bull. CGA'', 77, 1987/1, p.&nbsp;189-192 (courrier des lecteurs) et «&nbsp;L’arrivée des&nbsp;Picards en Alsace et en Lorraine au XVII<sup>e</sup> siècle&nbsp;», ''Annales de l’Est'', numéro spécial, 192, 2006, p.&nbsp;143-149.
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BOEHLER (Jean-Michel), ''Paysannerie'', 1995, t.&nbsp;I, p.&nbsp;242- 340 et « Du carrefour rhénan au cloisonnement de l’espace vécu&nbsp;: immigration et micromobilité rurale en Alsace (1648- 1789)&nbsp;», ''Les migrations de l’Antiquité à nos jours'', Strasbourg, 1996, p.&nbsp;41-58.
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WATHLE (Antoine), ''Uberach. Le village et ses habitants'', Strasbourg, 1996, p.&nbsp;46-52 et ''Notre-Dame de Neubourg. Histoire d’une abbaye cistercienne de Basse-Alsace'', Dauendorf, 2016.
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[[Détraction_(droit_de)|Détraction]]
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[[Édits_de_la_monarchie_française_relatifs_au_culte_protestant|Édits de la monarchie française relatifs au&nbsp;culte protestant]]
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[[Émigration]]
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[[Étranger]]
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[[Injure,_insulte|Injure]]
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[[Luthériens]]
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[[Migrations]]
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[[Savoyards]]
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<p class="mw-parser-output" style="text-align: right;">'''Jean-Michel Boehler'''</p>
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[[Category:I]]

Version du 18 octobre 2020 à 16:25

Traditionnellement, le terme d’« immigration » évoque le transfert de domicile suite à une « émigration » (Abzug et Einzug) d’une seigneurie à l’autre à l’intérieur de l’Alsace. Puis, essentiellement suite à la formation des États au XVIe siècle, puis au rattachement de l’Alsace à la France au XVIIe siècle, il désigne l’arrivée d’étrangers au pays en vue d’une installation temporaire ou définitive. Il exclut donc l’immigration « intérieure », en particulier celle qu’on qualifie plus récemment d’exode rural, en raison de la traditionnelle offre de services en ville, en attendant les processus d’urbanisation ou d’industrialisation qui, à l’époque contemporaine, amplifieront ce genre de migration.

Si l’on en croit Sébastien Münster, le cosmographe et théologien allemand (1542), l’immigration en Alsace est un phénomène ancien. Elle a suscité l’intérêt de nombreux historiens locaux, attirés sans doute par le caractère insolite des nouveaux arrivants : de nombreuses études fractionnées, parfois à l’échelle d’une seigneurie ou d’un village, ont ainsi vu le jour, sans qu’un travail d’ensemble n’ait proposé de synthèse : le contraste est patent entre la réalité du phénomène – des centaines de kilomètres parcourus de part et d’autre de frontières très perméables, des mois de voyage – et l’absence d’études d’ensemble. Cette immigration est donc encore mal connue, même lorsque les guerres du XVIIe siècle et leurs conséquences lui confèrent une forte ampleur dans les campagnes comme dans les villes. C’est qu’un peuple en mouvement ne laisse pas forcément de traces, que l’historien se place au départ des migrants ou à leur arrivée. Au départ, les sources statistiques sont quasiment introuvables. Seuls, semble-t-il, les Suisses tiennent des listes de ceux qui partent de chez eux parce qu’ils sont tenus de régler la « taxe foraine », qui correspond au dixième de la valeur de leur patrimoine, mais beaucoup d’entre eux y échappent, davantage par manque de ressources que par fraude délibérée. Le fait que le Stadtrecht de Berne cherche en 1660 à interdire les départs, en brandissant la menace de la perte du patrimoine à l’encontre des candidats à l’émigration, considérée par les autorités comme aussi néfaste économiquement que dangereuse dans le contexte des controverses religieuses de l’époque, montre l’importance du phénomène (Abzug). Force est, le plus souvent, de recourir, à l’arrivée des migrants, à des sources dispersées, soit que certains d’entre eux se font épingler par la maréchaussée ou tombent à charge des communautés d’habitants, soit qu’ils sont conduits à se faire enregistrer, après leur établissement, sur les listes de bourgeoisie ou de manance que tiennent les villes à partir du XVe siècle ou sur les registres des paroisses d’accueil tenus par les autorités ecclésiastiques à partir du milieu du XVIe siècle. Le registre tenu par l’abbé de Neubourg au XVIIe siècle semble être une heureuse exception. La documentation est d’autant plus aléatoire et fragmentaire que l’immigration n’est pas massive, ce qui nécessite le recours patient et méthodique, à des sources dispersées, ce qui conduit, au mieux, à l’identification croisée des partants et des arrivants. Pour quels résultats ?

L’immigration : pesée globale et composition

Une légende tenace, nourrie par la mémoire collective, s’appuyant sur le relevé de patronymes typés et de sobriquets censés dévoiler les origines géographiques, parfois attribués à des villages entiers (« les Suédois », « les Suisses », « les Bavarois »), veut que l’Alsace ait été submergée par les migrants de toute origine. Or l’état actuel des recherches, compte tenu des sources disponibles et des ressources qu’offre la généalogie, plaide en faveur d’une immigration plus individuelle et familiale que massive, dispersée dans l’espace et étalée dans le temps, sans commune mesure avec les « remues d’hommes » volontiers invoquées. À partir d’un échantillon représentatif, Jean-Pierre Kintz estime que quelque 3 000 familles se seraient installées à Strasbourg entre 1625 et 1650, ce qui ne représenterait guère plus de 10% de la population de la ville, sans qu’ils puissent être qualifiés dans leur totalité d’« immigrants » à proprement parler (Kintz, p. 116). En admettant qu’en Alsace le nombre des arrivants s’élève à plusieurs dizaines, voire à une centaine de milliers d’individus dans la seconde moitié du XVIIe et au début du XVIIIe siècle – qui pourrait l’affirmer avec certitude ? –, il est rare, compte tenu de la vigueur des réflexes endogamiques, que la population locale accepte plus de 50% d’étrangers à la communauté d’habitants et guère plus de 15% d’étrangers à la province : 50 à 70% d’entre eux sont originaires de Suisse, ce « château d’eau démographique de l’Europe », selon l’expression de Georges Livet (Livet, La guerre de Trente Ans, p. 52) ; 15 à 30% sont des ressortissants de l’Empire, Badois, Bavarois, Souabes, Tyroliens et leur proportion augmente à partir des années 1720 ; une minorité (moins de 10%) est composée de Lorrains, Franc-comtois, Bourguignons, Champenois, Savoyards, dont une importante colonie de Picards au nord de la Forêt de Haguenau et, constituant le contingent minoritaire des « welches », des Français qui suivent l’armée autour de Neuf-Brisach, Fort-Louis et Huningue et lui fournissent un certain nombre de fonctionnaires. Témoignent de cette immigration française les anciens hameaux de « Picardie » et de « Champagne » dans le pays de Hanau ainsi que, plus ou moins déformés au fil des transcriptions, des patronymes à consonance française (Jean Bion-Champion, Chartier-Scherding, Girardin-Schirardin, Joly-Scholly, Perrat-Behra, Véron-Wehrung, Volion-Wohljung, etc.) mis à la mode alsacienne et des noms de famille français subsistant, à Grassendorf, dans les noms de ferme (entre autres, « ’s Gallwas » de Gallois, « ’s Hüde » de Hondé).

Les raisons d’émigrer et d’immigrer

Parmi les raisons qui ont facilité cette immigration, on peut certes invoquer la proximité de la frontière et le passage des armées (régiments picards), la familiarité qu’entretiennent la langue et l’environnement naturel (les Suisses), des relations politiques, diplomatiques ou militaires anciennes, des traditions de nature foncière ou commerciale (emprise des institutions ou propriétaires étrangers sur les terres, parfois soumises à échange entre pays limitrophes), enfin – solidarité confessionnelle oblige –, les persécutions religieuses qui, entre le XVIe et le XVIIe siècle, touchent, en France, en Suisse ou dans l’Empire, les anabaptistes, puis, selon le cas, les catholiques ou les huguenots et font de Strasbourg, à partir de 1524 (Anabaptistes), un refuge pour les réformés de langue française. Les paroisses réformées de Sainte-Marie-aux Mines et de Bischwiller joueront un rôle analogue, de même que sept villages de l’Alsace Bossue (Calvinistes). Si l’immigration la plus ancienne est sans doute constituée, lors de la Réforme et des guerres de religion, par les fugitifs chassés pour des raisons confessionnelles, d’autres motivations, essentiellement d’ordre conjoncturel, reposent sur un enchevêtrement de causes politiques ou économiques et se fondent parfois sur le simple jeu des mécanismes répulsifs et attractifs (Édits de la monarchie relatifs au culte protestant, Émigration). Qu’il s’établisse, à l’intérieur de l’Europe, un rééquilibrage démographique entre des régions répulsives comme les pays alpins et une plaine rhénane, paradoxalement considérée comme attractive, bien que partiellement dévastée, ne saurait étonner l’historien. Les premières sont défavorisées par la nature, offrant insuffisamment de terres de culture à une population devenue trop nombreuse par rapport aux ressources dont elle dispose et qui souffre par ailleurs d’une étouffante réglementation corporative en ville et d’un régime de succession inégalitaire à la campagne, enfin bénéficiant d’une longue tradition d’émigration. Suivi d’une impitoyable répression, le soulèvement paysan de l’Entlebuch, qui embrase en 1653 la région s’étendant entre Lucerne et l’Emmenthal bernois et fait progressivement tache d’huile jusqu’à Soleure, Zurich et Bâle, constitue un facteur aggravant. L’autre, la plaine rhénane dont fait partie l’Alsace, partiellement dépeuplée du fait des guerres continuelles et pouvant offrir en abondance des terres à cultiver tout en ayant besoin de main-d’œuvre, donne l’image d’un faux eldorado qui fait appel d’air.

Les mesures incitatives des autorités

En ce qui concerne Strasbourg, on ne saurait sous-estimer le rôle du Magistrat, depuis le XVIsiècle, dans la régulation de l’immigration, proche ou lointaine, car la croissance démographique de la ville en dépend. Au lendemain des guerres du XVIIe siècle, ce sont les mesures prises par les autorités, qu’on aurait tort d’attribuer au seul roi, qui encouragent l’immigration. D’après le mémoire de Rosselange, rédigé en 1656 et destiné à Colbert (ADHR 1 J 6, fonds Bruges), le gouvernement français aurait dépêché des hérauts dans les pays voisins pour inviter les habitants à venir se fixer en Alsace et il en aurait été de même de ceux du duché de Wurtemberg et du comté de Hanau-Lichtenberg. Par ailleurs, bien des seigneurs territoriaux, appauvris et endettés, pris entre concessions intéressées et mansuétude forcée, se résignent à pratiquer une politique réaliste de mise en valeur. Tel est le cas dans les campagnes alsaciennes où l’édit royal de novembre 1662, véritable « charte de la reconstruction » (G. Livet, Intendance, p. 308-312), accorde des privilèges aux nouveaux arrivés (de Boug, Ordonnances d’Alsace, t. I, p. 19-21). Mais cette déclaration, limitée d’ailleurs aux seuls catholiques, se situe à mi-chemin entre deux générations d’édits, ceux des années 1650-1655 et ceux des années 1682-1687, qui émanent autant des seigneurs possessionnés en Alsace (G. Livet, Intendance, p. 309) que du souverain lui-même (les Mazarin en Haute-Alsace, l’évêque de Strasbourg, le comte de Hanau-Lichtenberg, le duc de Wurtemberg, l’électeur de Mayence, le margrave de Bade). Trahissant un constat d’échec quant aux décisions antérieures, ces derniers innovent en garantissant aux immigrants l’octroi de la propriété et une substantielle réduction d’impôts. La propriété de la terre appartiendra à quiconque défriche si, dans un délai de trois à six mois, l’ancien propriétaire n’est pas revenu ; puis on accorde à l’éventuel défricheur la jouissance à perpétuité de la terre défrichée, c’est-à-dire dire la pleine propriété, assurance contre tout risque d’éviction. C’est également l’époque où se développe l’emphytéose rurale ou Erblehn, le principal problème pour le propriétaire étant de trouver des exploitants (Bail_rural). Quant à la réduction d’impôts, elle peut atteindre, selon les cas, entre 20 et 50% de leur montant, nonobstant les tentatives de restauration des droits, ou faire l’objet d’une exonération sur une période de six à douze ans. Ce qui complique encore le travail de l’historien, c’est le phénomène de « rémigration » en vertu d’un semi-vagabondage au gré des occasions de travail ou de la recherche de nouvelles terres à défricher, parfois dans la Lorraine voisine, car certains « chasseurs de primes » n’hésitent pas à se mettre en quête de nouvelles terres à défricher pour bénéficier de nouveaux avantages.

Mais il s’en faut de beaucoup que les immigrants soient tous absorbés par le travail de la terre, du simple fait de la dominante agraire de leur profession. Certains se distinguent par leur spécialisation pastorale : tel est le cas des laitiers de l’Oberland bernois, mennonites pour la plupart, pionniers de l’économie herbagère et experts dans la gestion de fermes modèles, Berghöfe du haut Sundgau, métairies de la Hardt, « vacheries » et bergeries des bordures des Vosges. D’autres, en bénéficiant de diverses occasions d’embauche, ont su se rendre utiles par une spécialisation professionnelle recherchée : les tisserands suisses ; les fumistes et maçons italiens ; les bûcherons et flotteurs hollandais qui s’établissent en bordure de la forêt de Haguenau ; les charbonniers et verriers suisses qui s’installent au pied du Jura ou ceux qui accourent depuis la Lorraine septentrionale, les Ardennes, la Wallonie belge ou le Luxembourg ; les charpentiers tyroliens, comme les Schini, dans le pays de Hanau et le Kochersberg ; les potiers de Betschdorf venus du Taunus et du Westerwald ; les chaudronniers welches, fondeurs et forgerons suisses, tyroliens ou allemands en provenance du Hundsrück, de l’Eifel ou de la Sarre qui, armés d’une solide expérience, trouvent à s’embaucher dans les forges de Zinswiller et de Jaegerthal ; ceux de Solingen qui, experts dans le travail des métaux, sont appelés à la manufacture d’armes de Klingenthal. En ville, qui constitue un marché de travail non négligeable, c’est cette composante artisanale qui joue un rôle capital : à Haguenau, ils sont meuniers, tuiliers, bouchers ; à Strasbourg, les artisans recrutent dès le XVIe siècle dans l’ensemble de l’aire germanique et le port attire des marchands et des négociants, mais également des débardeurs, coltineurs, chargeurs et grutiers, en dehors des professions, comme celles de maître d’école ou de chirurgien, qui répondent à un niveau de besoins plus élevé, tandis que l’Université s’ouvre à des professeurs et des étudiants en provenance de l’Empire… Il convient d’évoquer enfin le passage des colporteurs savoyards, dont l’activité, très ciblée, et l’extrême mobilité relèvent d’une problématique différente.

Effets positifs et problèmes d’intégration

La relative jeunesse de la population, majoritairement masculine, des immigrants, qui sont en état de procréer (entre 20 et 40 ans), laisse augurer d’un coup de fouet démographique en même temps que cette population active constitue, au XVIIIe siècle, un aiguillon pour le développement économique, tant dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage que dans celui de l’artisanat auquel ils apportent leurs compétences et leur savoir-faire. Ils se singularisent par leurs patronymes, tour à tour écorchés ou germanisés, leurs prénoms, leur patois, leur accent. Dans les vallées vosgiennes, la « romanité » de la langue des autochtones résiste cependant à la pénétration des patois germaniques. Après plusieurs décennies, parfois au terme de plusieurs générations, les immigrants bénéficient d’une progressive intégration que facilite, au départ, le mariage avec une fille du pays ou, de préférence, avec une veuve disposant de quelque fortune. Les occasions de conflit existent, mais les archives judiciaires montrent qu’elles ne sont pas plus nombreuses qu’entre autochtones et qu’elles se cristallisent autour des la concurrence pour la terre, le pâturage ou l’exploitation de la forêt : expression bien connue à la fois d’un trop plein démographique et du renforcement d’un individualisme menaçant la traditionnelle cohésion communautaire.

À partir des années 1720/1730, les temps changent. Les besoins économiques ne justifient plus la présence des immigrés qui ont su se rendre utiles à l’époque de la « reconstruction ». De ce fait, les terres étant à présent occupées, l’agriculture risque de ne plus pouvoir absorber que des journaliers et des valets de ferme et, au moment où l’offre est saturée, un artisanat, non directement lié à l’économie agraire, prend le relais : métiers de l’habillement et du bâtiment susceptibles de répondre à des besoins nouveaux. Quant à l’origine des immigrants, après l’Empire et les vallées alpestres, l’Europe centrale et orientale fournit à présent des migrants : le traditionnel triangle Berne-Innsbruck-Stuttgart se trouve donc dépassé. Enfin, la région étant à présent surpeuplée et sa capacité d’absorption réduite, l’émigration prend peu à peu le pas sur l’immigration : l’Alsace, saturée de monde qu’elle ne peut plus nourrir par une agriculture arrivée à la limite de ses possibilités, commence, en attendant son développement industriel d’envergure, à libérer ses enfants pour une émigration vers les pays du Danube (Banat, Galicie, Hongrie), puis vers le nouveau monde.

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Notices connexes

Abzug

Anabaptistes

Aubaine (droit d’)

Calvinistes

Compagnons

Détraction

Édits de la monarchie française relatifs au culte protestant

Émigration

Étranger

Injure

Luthériens

Migrations

Savoyards

Jean-Michel Boehler