Fehde

De DHIALSACE
Aller à : navigation, rechercher

Diffidatio, Faide, guerre privée

Le droit de se faire justice en recourant à la violence remonte aux coutumes germaniques les plus anciennes et procède des relations d’autorité liées au et à l’appartenance au groupe familial ou tribal (munt, v. mundium). Il légitime la guerre privée, mais peut également servir de prétexte à des activités guerrières moins honorables, et, par extension, au brigandage.

Initialement reconnu à l’ensemble des hommes libres, il devient, de facto, l’attribut de la noblesse médiévale, plus spécialement dans les pays germaniques où il perdure jusqu’au début de l’époque moderne. Il disparaît à partir du moment où le pouvoir central se trouve en mesure d’imposer son arbitrage : en France, sous Saint Louis, avec la formation du Parlement de Paris, en Savoie, sous Amédée VIII, en 1399, et à l’échelle du Saint‑Empire tout entier, en 1495, lorsque la diète de Worms instaure la cour impériale de Justice (v. Reichskammergericht) qui siégera ultérieurement à Spire et à Wetzlar. Avant ces mesures d’interdiction, le maintien de la paix publique reposait sur des accords de sécurité collective, les Landfrieden (v. [[Landfriede[n]]]), souvent de courte durée ou circonscrits dans un espace réduit, ou des alliances plus durables comme celles des Confédérés suisses, qui tentent de limiter la Fehde dans leur zone d’influence (1379) ou la Décapole alsacienne (v. Décapole). Le rôle pacificateur de l’Église avait donné lieu, précédemment, à la définition de règles de conduite, paix de Dieu protégeant les populations « civiles », trêve de Dieu limitant les moments d’hostilité : le pape Léon IX en avait lui-même donné l’exemple au milieu du XIe siècle dans la « paix des Alsaciens », analysée par Christian Wilsdorf.

Les modalités de la Fehde sont fonction de l’importance et des enjeux de ses protagonistes. Elle peut revêtir la forme d’une vendetta, comme l’attestent de nombreux exemples littéraires, parfois situés en Alsace – le combat de Walter d’Aquitaine contre Hagen et Gunther, sur les rochers du Wasigenstein dans le Walthariuslied (XIe siècle), les épisodes des Nibelungen, etc. – ou d’autres récits devenus légendaires (Hans Trapp, issu du seigneur du Berwartstein, Hans von Trotha, en guerre contre l’abbaye de Wissembourg).

Les chroniques et les annales, comme celles des dominicains de Colmar ou de Richer de Senones, accumulent les exemples de conflits à rebondissements qui se prolongent parfois sur des générations et génèrent d’autres conflits entre partisans des deux camps. Ainsi, les hostilités entre les Geroldseck-Lahr et leurs adversaires des villes, commencées au temps de l’évêque Walter (1261), s’égrènent jusqu’au deuxième tiers du XIVe siècle. Souvent, c’est la possession d’un château qui focalise des rivalités sanglantes entre ses codétenteurs, malgré les règlements de paix castrale (v. Burgfrieden) : ainsi, le Laubeck, disputé par cinq, puis sept branches de la famille Laubgassen entre 1294 et 1315, ou le Wasigenstein, où s’affrontent Ramberg et Ochsenstein (1385), puis leurs successeurs (1410, 1435, 1447, 1455).

En principe, l’état de guerre fait suite à une provocation et à un défi en bonne et due forme. L’un des exemples les plus fameux est celui de Hermann d’Eptingen, qui déclare la guerre aux Bâlois au nom de ses chiens, le 25 avril 1449 : capturé cinq jours plus tard dans son château du Blochmont, il est ramené à Bâle enchaîné à ceux-ci. L’insulte faite aux bourgeois était d’autant plus blessante que les animaux en question portaient les noms de Schwob et de Telfin, le premier, par référence aux habitants de la Souabe, qui avaient mauvaise réputation dans les pays du Rhin, le second, par allusion au dauphin Louis de Viennois, dont les Armagnacs avaient laissé un très mauvais souvenir (1444-1445).

Un autre exemple est celui de la Guerre des Six deniers (1466), qui avait mis l’Alsace à feu et à sang et suscité des réactions en chaîne à l’échelle de l’Europe, avec l’intervention des Confédérés suisses (1468), l’arrivée, puis le rejet de la Bourgogne (1469-1474) et les guerres subséquentes. Au départ, le 9 avril 1466, le meunier Hermann Klee avait défié la ville de Mulhouse, faute d’avoir obtenu en justice le paiement d’une modeste somme qui lui était due : il avait trouvé un appui dans la personne de l’écuyer Pierre de Réguisheim, lui-même en litige avec la ville depuis que celle-ci avait chassé les nobles du conseil urbain. Un premier coup de main contre les bourgeois avait donné lieu, le 15 avril, à une lettre de défi (Absagebrief) de Réguisheim annonçant vouloir défendre son honneur et celui de son protégé par « l’incendie, la rapine et le meurtre ». Elle avait été suivie, le 17, par celle de huit gentilshommes de ses amis et, bien entendu, par les opérations de harcèlement subséquentes. Les atermoiements de la Décapole, déjà mobilisée par l’attaque de Turckheim par le comte de Lupfen, avaient alors poussé Mulhouse dans les bras de Berne et de Soleure.

Le mécanisme de la Fehde procède de l’association d’intérêts matériels et de frustrations liées à l’honneur. Son déclenchement se traduit par un acte de violence, violence verbale exigeant une réparation immédiate autant que violence physique. Ainsi, en 1465, quand Georges de Landsberg, bailli de Kaysersberg, s’empare du bétail des sujets des sires de Hattstatt à Herrlisheim, il provoqueipso facto une vague de représailles au cours de laquelle il est tué par Guillaume de Hattstatt. Ses partisans se vengent en incendiant le village de la Bresse, appartenant à ce dernier, soit une cinquantaine de maisons, et en rançonnant les villageois, puis sont eux-mêmes attaqués à Sundhoffen. Seule la médiation de Strasbourg permet de rétablir l’ordre, en obligeant les deux lignages à faire la paix et en imposant à Guillaume de Hattstatt un pèlerinage expiatoire à Aix-la-Chapelle et Einsiedeln, ainsi que la fondation d’un anniversaire pour sa victime.

La chronologie des guerres privées est difficile à établir, du fait du fractionnement des accords de paix selon le degré d’implication de leurs protagonistes et de leurs alliés. La dimension spatiale doit être davantage prise en compte, en raison de la mobilité des hommes et des réseaux de solidarité, notamment au sein de la noblesse. Ainsi, la Gruber-Fehde, qui naît d’une querelle d’héritage en Valais en 1390 et se prolonge pendant une quarantaine d’années, connaît des retombées en Alsace puisqu’un de ses protagonistes, Reinhold von Urselingen, se sert du château de Guémar pour des opérations de guerre. Les Bâlois hésitent à intervenir du fait de la distance, et ce sont finalement les villes impériales d’Alsace qui mettent fin à ses méfaits en 1424.

Selon V. Feller-Vest, les Hattstatt, déjà cités, auraient pris part à 70 fehden entre 1220 et 1476, et à une ultime réplique en 1516. Dans ce dernier cas, il s’agit de la juxtaposition de plusieurs litiges dont les racines remontent à des promesses que le duc de Lorraine avait négligé de tenir ou se considérait quitte à l’égard de Jean de Hattstatt, du comte Gangolphe de Geroldseck et de Jean-Balthasar d’Endingen. Comme ce dernier s’était emparé d’un convoi de marchands lorrains en route vers Francfort et rejetait les injonctions du Reichskammergericht saisi par le duc, celui-ci s’était fait justice lui-même en incendiant le Windstein (fin 1515), mais il avait du même coup suscité la coalition de ses adversaires, manipulés par l’empereur Maximilien qui cherchait à reprendre l’offensive contre le roi de France et son allié lorrain. Il en était sorti l’invraisemblable campagne de mai‑juin 1516, menée par Geroldseck en Alsace centrale (Saint-Hippolyte prise par Jean de Hattstatt, l’occupation du Val de Lièpvre), par Franz von Sickingen dans le nord de la Lorraine et par des gentilshommes de Haute-Alsace en Bassigny – une victoire à la Pyrrhus perdue faute du financement promis par le roi d’Angleterre Henri VIII.

À la suite d’Otto Brunner, les historiens ont mis l’accent sur le rôle régulateur de la guerre privée comme substitut à l’ordre public en minorant la thèse, romantique ou rationaliste de l’« anarchie féodale », imputable à une dissolution de l’autorité centrale. De fait, le caractère spectaculaire de la Fehde, sa forte présence dans les sources et l’imaginaire qui s’y rapporte ont pu singulariser le phénomène, qui apparaît comme un état de guerre endémique indissociable du brigandage noble (v. Raubrittertum). Le chantier reste ouvert.

 

Bibliographie

FELLER-VEST (Veronika), Die Herren von Hattstatt. Rechtliche, wirtschaftliche und kultur-geschichtliche Aspekte einer Adelsherrschaft (13. bis 16. Jahrhundert), Berne, 1982.

WIDMER (Andreas), « Daz ein bùb die eidgnossen angreif. », Eine Untersuchung zu Fehdewesen und Raubrittertum am Beispiel der Gruber-Fehde (1390-1430), Berne, 1995.

ANDERMANN (Kurt), Raubrittere oder « Rechtschaffene vom Adel », Aspekte von Politik, Friede und Recht im späten Mittelalter, Sigmaringen, 1997.

HOLZHAUER (Antje), Rache und Fehde in der mittelhochdeutschen Literatur des 12. und 13. Jahrhunderts, Göppingen, 1997, p. 361.

BISCHOFF (Georges), « Marignan, l’Alsace et la Lorraine. Les Vosges et l’invention d’une Europe nouvelle », Annales de l’Est, 2006/2007, p. 105-120.

WILSDORF (Christian), « Léon IX et la « Paix de Dieu des Alsaciens » : commentaire, datation, texte latin et traduction d’une Constitution oubliée », L’Alsace des Mérovingiens à Léon IX, Strasbourg, 2011, p. 371-389.

REINLE (Christine), « Legitimation und Delegitimierung von Fehden in juristischen und theologischen Diskursen des Spätmittelalters », NAEGLE (Gisela) (dir.), Frieden schaffen und sich verteidigen im Spätmittelalter / Faire la paix et se défendre à la fin du Moyen Âge, Munich, 2012, p. 83-120.

 

 

Notices connexes

Absage

Absagebrief

Burgfrieden

Droit de l’Alsace

Guerre privée (déclaration d'une -)

Landfriede(n)

Mundium

Munt

Raubrittertum

Reichskammergericht

Sühne

Vengeance

Georges Bischoff, Marcel Thomann